J’ai survécu à l’entreprise !
Si parfois, à propos du travail, le suicide, la souffrance, le mal-être, voire de grandes problématiques de santé publique (l’amiante ou le nucléaire) font la une de la presse, les « banals » témoignages d’insiders existent, mais ils sont plus rares. Ils sont d’autant plus précieux.
Pourtant elle n’a pas l’air malade, elle est même plutôt spirituelle et joyeuse. On le sent bien en lisant son livre : c’est une bonne nature.
Avant d’entrer dans « l’Entreprise », elle a été pigiste ici et là, directrice de collection dans une maison d’édition, toujours payée en droits d’auteur. Des boulots qui ne lui permettent pas de gagner correctement sa vie, à peine de joindre les deux bouts.
L’Entreprise, on l’aura compris, est un faux nom, tout comme le sont ceux des protagonistes - Véronique Paladin, Marie Merlot, Pascale Pafrais, Marianne Lavallette, etc. . Un aspect fictionnel qui paradoxalement renforce la crédibilité de l’ouvrage. Si Emmanuelle Friedmann avait cité de vrais noms, l’aurait-on cru ? Surtout elle se serait pris un bon procès !
"Tu m’envoies un mail" est quasiment la première phrase qu’elle entend en arrivant dans le saint des saint, le service du personnel. Elle revient comme un leitmotiv, un sésame. C’est tout juste s’il ne faut pas en envoyer un pour aller pisser. Plus bureaucratique, tu meurs ! Dans le monde de l’entreprise on appelle ça l’organisation du travail...
Comme dit l’auteur : "Bienvenue dans le pays où la vie est absurde". Elle ne sait pas encore à quel point. Chapitre après chapitre elle décrit les intrigues de couloirs entre chefs de service qui se concurrencent non pas pour travailler mieux, mais afin de se faire bien voir du « beau directeur-général » qui observe avec un cordial mépris ces conflits agiter son « harem ». Car mine de rien l’auteur s’en prend à un tabou. Celui de la mixité entre hommes et femmes dans le travail. Trop de femmes tue-t-il le travail (la réciproque est aussi vrai) ?
Elle raconte par le menu le quotidien de l’entreprise où « tout le monde se tutoie » et où chacun fait semblant d’être copain, où l’on parle un sabir incompréhensible : « Lorsqu’on anime une réunion, il faut commencer par dire : « Y’a pas de paper ? Qui peut aller chercher un paper ? »... Deux, trois mots d’anglais dans une réunion feront toujours la différence, madame l’ambassadeur ! Et on ne rigole pas, tout est dans l’apparence. Dans l’apparence d’un monde où les Américains et les Anglais sont plus in, plus efficient, plus attractive, plus incentive que nous. »
Souvent Emmanuelle Friedmann s’adresse à son lecteur. Soit elle l’interroge - « Vous est-il arrivé, comme à moi, de ne pas comprendre ce que vous disent vos nouveaux collègues ? » - soit elle constate : « Moi, naïvement, avant de faire partie du personnel de l’Entreprise, je croyais que travailler était simple ».
Dans ce monde factice rien ne l’est, simple. Il n’y est presque jamais question de travail, mais de pathologies, de rapports humains tendus, dégradés et superficiels : « T’as vu comment elle est habillée aujourd’hui ? », « Je brasse du vent donc je suis », « je suis débordée et j’ai plein d’amis »...
Emmanuelle Friedmann est redevenue pigiste dans la presse écrite. Elle galère à nouveau. Chaque mois elle doit se demander comment elle va payer son loyer. Mais elle est libre. Et puis maintenant elle est l’auteur d’un livre. D’un bon livre, aussi plaisant qu’instructif.
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