L’aliénation du III millénaire
"l'aliénation consiste à être l'allié de ses propres fossoyeurs" Milan Cundera.
Marx développe le concept d'aliénation en se basant sur le travail de l'ouvrier dans le monde capitaliste. Celui-ci, ne vend pas sa production, mais sa force de travail. La finalité des tâches qu'il accomplit lui échappe totalement. L'artisan fabriquait un produit fini, l'ouvrier n'est qu'une machine, un outil que d'autres utilisent. L'aliénation vient du fait que l'ouvrier n'est pas décideur de sa production, qu'il obéit à des lois, celles de ses utilisateurs, ainsi qu'à des lois économiques. Il n'a aucun contrôle sur son activité.
Plus que le libéralisme, ce qui a bouleversé le rapport de l'Homme au travail, c'est le Taylorisme. Il faut bien distinguer les deux : le taylorisme a favorisé le développement du capitalisme mais n'a pas de rapport avec le libéralisme. Cette méthode de travail est apparue pour la première fois en 1880 dans le livre "l'organisation scientifique du travail". Le principe ? Si l'artisan produit un objet X en faisant 450 tâches successives, il est plus rentable de décomposer ces tâches et de payer 450 ouvriers pour faire un seul mouvement. On y gagne du temps, de la précision (parce que avec ce genre de production on peut commencer à imaginer des machines pour remplacer l'Homme), de la capacité de production (du volume) et donc de l'argent. Le problème c'est que l'artisan, même s'il mettait des mois à fabriquer son objet X, il pouvait y trouver une certaine satisfaction, il acquérait aussi un certain savoir-faire, et surtout il pouvait, s'il était bon, bien gagner sa vie. L'artisan du XIX Siècle, c'était un peu le dirigeant d'entreprise d'aujourd'hui : on retrouvait sa signature dans son travail.
Au contraire, les ouvriers (je parle ici d'ouvriers à la chaîne et non pas des ouvriers qualifiés), depuis le Taylorisme, connaissent une situation qu'aucun homme libre n'a connue dans l'histoire de l'humanité. Ils ne sont pas maîtres de leur production, et cela pendant toute leur vie. Pire, leur travail ne suppose aucun apprentissage, aucune évolution des tâches, aucun stimulus intellectuel : une monotonie dans un métier exécrable. C'est là qu'arrive l'aliénation que décrit Cundera : l'ouvrier au fil du temps, perd tout stimulus, il ne se rend même plus compte de l'absurdité de son métier, il en viendrait presque à remercier son patron, son seigneur féodal. Ce même seigneur qui de son coté, s'est employé de toutes ses forces à donner une âme et un semblant de respectabilité pour un métier qui n'en mérite pas, contrairement aux personnes qui l'exercent.
Heureusement, la figure de l'ouvrier à la chaîne n'est plus dominante en Europe de l'ouest aujourd'hui. Nous avons pensé qu'il était bon de délocaliser ce genre d'activité, pour la bonne raison (façon de parler) qu'un aliéné chinois, roumain ou turc coûte moins cher qu'un aliéné Européen*. En tant qu'Européen, je me réjouis de cette délocalisation. En tant qu'Humaniste, je suis consterné.
Alors, dirons-nous, l'aliénation est un concept du début du siècle dernier, aujourd'hui révolu. Pas du tout. Aujourd'hui le Taylorisme a laissé la place à des choses bien plus perfides : les sciences de l'organisation du travail, les méthodologies, les process, comme on les appelle dans le jargon. C'est un phénomène qui a, toujours existé certes, mais qui a explosé depuis quelques années. Dans les grosses sociétés, on ne demande plus aux cadres de penser. Entendu pas plus tard que le mois dernier dans une conférence destinée à des cadres supérieurs : "on ne vous paye pas pour réfléchir à des solutions à la crise, on vous paye pour exécuter". Tout est vrai. Tout est dit. Et le pire, c'est que même dans l'exécution il n'y a pas de place pour l'individualité, pour la réflexion, pour l'imagination, pour la création, pour l'autonomie. Tout est codifié, tout est processualisé. Le cadre d'aujourd'hui est une personne qui remplit des tableaux excel ou des fichiers informatiques, il a été formé pour ça, il ne peut s'en écarter. C'est une personne qui n'a aucune marge de manoeuvre dans l'exécution de son travail.
L'avantage avec ces méthodologies, c'est que même un employé médiocre peut s'en sortir et donner un résultat satisfaisant à l'employeur, alors que cet employé dans le vieux système serait mis au fond d'un placard.
L'inconvénient c'est que les processus tuent l'initiative et le stimulus, l'auto-satisfaction, le plaisir de faire quelque chose soi-même. Avec ces méthodologies, le cadre et l'employé sont des outils, des machines, tout comme l'ouvrier à la chaîne. C'est dans cette conception du travail qu'il faut rechercher les causes des suicides en entreprises, et non pas dans les rapports humains conflictuels avec les supérieurs hiérarchiques ou entre employés. Un chef tyrannique ou incapable n'a jamais tué personne, ce n'est qu'un être humain après tout. Mais personne ne peut lutter contre les méthodologies du travail, ces systèmes qui s'auto-alimentent, qui paralysent le cerveau et la créativité, qui cristallisent les rancoeurs contre un ennemi invisible, qui frustrent les travailleurs, qui enchevêtrent tellement les rôles et responsabilités que personne ne sait qui est responsable de quoi. A' force de décomposer les tâches du travail, personne ne sait plus ce qu'il fait ni pourquoi il le fait. De là à ne plus savoir comment le faire il n'y a qu'un pas.
Le cadre et l'employé d'aujourd'hui sont les aliénés de notre société. Pour éviter de se retrouver dans 50 ans avec des armées de travailleurs ne sachant qu'exécuter, ayant perdu tout sens de la finalité globale de leur travail, il faut dès aujourd'hui remettre en cause les théories d'organisation du travail (j'aimerais d'ailleurs entendre les syndicats sur ce sujet).
Il faut aussi arrêter de former des exécutants dans les universités. Qu'est-ce que le choix de l'ultra-spécialisation au détriment des études plus généralistes sinon le choix du "savoir exécuter" à la place du "savoir penser" ? Il faut absolument revaloriser les études généralistes : Nous avons 40 ans de travail qui nous attendent pour chaque vie, cela en laisse du temps pour se spécialiser ! Alors que l'on n'a que 2 à 5 ans pour apprendre à réfléchir, pour s'ouvrir au monde, pour apprendre à apprendre, pour se construire ; ne les gâchons pas.
Article connexe : L'aliénation du III millénaire (partie II)
* Il serait bon et original d'analyser les causes de la faible industrialisation du continent Africain sous cette optique. Outre les principales raisons qui sont politiques et les lacunes d'infrastructures, est-ce que les Africains, de par leur culture, seraient moins aliénables que les Européens ou Asiatiques ?
Illustration : Enrico Prampolini - Ritratto di Marinetti
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