L’hobereau et les indigents
Fin de partie…
La nostalgie conduit parfois à se faire un film, à imaginer de possibles retours en enfance par le truchement d'une rencontre qui abolit le temps. Fort heureusement, ceci se déroule de temps à autre comme on l'espère et c'est alors un vrai bonheur de retrouver de vieux camarades comme si la quarantaine que l'existence nous a imposée n'avait finalement aucun effet sur un lien qui reprenait comme si de rien n'était.
C'est alors une forme de retour en enfance ou en adolescence que de vieilles personnes s'autorisent à grands coups de souvenirs et de réminiscences qui n'en finissent pas de remonter à la surface. Les anecdotes éclatent tout comme les bulles de champagne qui sont un excellent remède pour réactiver une mémoire dont la coupe n'est jamais pleine. On trinque au temps jadis et c'est là de belles soirées teintées de sépia.
Parfois au contraire, le réel s'impose avec une violence rare. On ne reconnaît pas celui qui fut le camarade d'enfance ; celui qu'on espérait revoir en repassant de temps à autre devant la maison qui fut celle de son enfance et demeure encore celle de ses vieux parents. On le sait ailleurs, engagé dans une carrière professionnelle lucrative sans s'imaginer que cela peut influencer d'éventuelles retrouvailles.
Le temps passe, la maison se ferme. Un des parents est parti pour toujours, l'autre d'après les rumeurs ne serait plus là. L'espoir de revoir un jour celui qui fut si important s'estompe. On se fait une raison, dans un petit village, nombreux sont ceux pour qui les aléas de l'existence ont imposé un départ sans retour. Il faut tirer un trait et vivre alors avec ses souvenirs.
C'est parfois bien mieux qu'un réveil brutal à l'improviste d'une confrontation qu'on n'imaginait plus possible. Le hasard joue un tour pendable, une rencontre inopinée a lieu, forcément surprenante qui met en tension les uns et les autres. Une impression fugace qui demande réflexion et partage : « N'est-ce pas un tel qui est entré dans la boulangerie ? ». Seule la questionneuse l'a aperçu. Tous les regards alors se braquent pour guetter sa sortie.
Quarante ans plus tard, il réapparaît. La même silhouette en dépit du poids des ans qui ne l'affecte guère. L'un de nous lance son prénom, c'est bien lui. Il s'approche. C'est incroyable, il n'a absolument pas changé, c'est l’allure qui est un marqueur social et qu'il entretient jusque dans le détail vestimentaire et les marques qui l'attestent.
Il ne nous reconnaît pas tous. Nous portons bien plus les stigmates de l'âge que lui. La conversation s'engage par les présentations de ceux qui échappent à sa mémoire. C'est alors que tout bascule pour nous sans qu'il s'en rende compte. Il cherche à se souvenir de l'un de nous quand un déclic se fait dans son esprit. « Tu étais dans une famille d'indigents ! ». Un ange passe, la formule est assassine, nous faisons ceux qui n'ont rien remarqué et pourtant…
La suite sera marquée par cette maladresse à moins que ce ne soit l'expression d'un mépris de classe. Il se raconte sans honte, évoque ses nombreux voyages à travers le monde tandis que d'autres travaillaient pour lui. Il a passé ses après-midi au golf tout en gagnant beaucoup d'argent avec un commerce qui fut sa manne financière.
Qu'attendait-il ? Qu'on s'extasie devant son parcours ? Qu'on l'envie ? Qu'on s'étonne d'une réussite qui était programmée dès le départ ? Soudain, nous n'avions plus envie d'en savoir davantage, de devoir faire le compte de ses avoirs et de ses privilèges. Son allure en disait bien assez, ses propos enfoncent le clou de la fracture sociale qui nous sépare à jamais. Il nous salue car il lui faut partir. Il ne nous manquera plus jamais. Nous ne sommes pas du même monde même si nous fûmes du même village. Il fallait que l'on fût bien naïfs pour penser qu'il eut pu en être autrement.
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