L’homme est-il un meurtrier, ou bien le devient-il ?

L’homme est bon par nature disait Rousseau mais l’homme est devenu un meurtrier, en acte ou à défaut en puissance. On voit poindre alors un questionnement sur le mal. Une réflexion sans fin. Pourquoi l’homme est-il l’auteur de tant de vilenies, de meurtres, de guerres, d’assassinats, de tueries, de coups bas, de coups violents ? D’où vient le mal ? Du péché originel ont dit les théologiens chrétiens pendant des siècles. Certains y croient encore, laissons-les à leur fable, si cela peut donner quelque paix à leur âme. L’homme par nature est bon a dit Rousseau mais Hobbes pensait le contraire, constatant le virage dangereux d’une société minée par la guerre de tous contre tous. L’essence du mal paraît bien insondable. Pourtant, si une question paraît accessible, c’est bien celle du temps qui accompagne le développement du bien et du mal. La conscience est de la partie, soyons-en certain. Hegel n’est pas très loin, je sens son fantôme. Le long calvaire de l’esprit signe la trace du temps efficient. Nietzsche pointe son nez, me rappelant ses audacieuses pensées flirtant vers un avenir au-delà du bien et du mal. Ces deux philosophes ont pensé comme des prophètes en quête du Dernier Testament. Le scientifique établi des hypothèses, il fait des expériences pour vérifier si elles se réalisent. Le poète, l’homme d’Histoire, le philosophe lance des prophéties. Sans savoir comment et quand elles se réalisent… ou pas. Alea jacta est, Inch allah. Lorsque approche le moment du Dernier Testament, le philosophe songe à peindre la nature de l’homme. Face au cours des choses, il ne se réfugie pas dans le temps, inventant des mythes, des gloses sur la création du monde, sur la nature originelle du monde, sur la naissance de l’homme ou de l’univers. A quoi bon se pencher sur les origines quand on n’est même pas capable de prévoir l’avenir proche ? Le philosophe du Dernier Testament porte son regard sur les fins. Il sait que l’évolution des espèces est un jeu, avec des coups infinis, au résultat imprévisible et indéterminé. Il pense aussi que les civilisations sont en perpétuelle transformation et résultent d’une invention ininterrompue de techniques et d’hommes. L’homme est la seule espèce qui a conscience de son évolution et qui peut forcer le sens du destin. Mais la force ne fait pas la loi ni la destination la plus radieuse. Pourquoi ce mot radieux ? Allusion sans doute aux Lumières. Un déjà vieux dessein entaché par la Shoah et toutes les atrocités commises depuis 1789. Les Lumières, une illusion ou un dessein pas encore accompli car les forces n’ont pas été appliquées correctement ou encore une impossibilité ontologique, l’aventure humaine étant condamnée à œuvrer avec le mal ?
Si nous ne savons pas quelle sera l’issue de l’aventure des civilisations, nous pouvons toutefois chercher quelle est la nature humaine, saisir le mal, le situer, voire comment le contraindre ou le contourner. Les sociétés ont trouvé des solutions. A l’époque moderne, les deux piliers du vivre ensemble, c’est la morale et l’intérêt. Par époque moderne, on entendra ce que Foucault aurait pris pour une parenthèse anthropologique, de 1600 à 1960, en Occident. Une période transitoire marquée par le crépuscule de la morale chrétienne, suivie par une déjà crépusculaire morale républicaine, le tout juxtaposé avec l’intérêt pour les choses matérielles. Deux champs déterminent les actes humains, la sphère des échanges matériels et la volonté sous la gouverne du système des valeurs. On agit ou on s’abstient parce que c’est bien ou c’est mal. Tel est le principe de la morale. On interagit et on échange parce que les parties y trouvent un avantage. Tel est le principe de l’intérêt, principe central du libéralisme moderne développé par Adam Smith puis revisité par Hirschman. Quand les hommes sont motivés par les intérêts et qu’ils y trouvent leur compte, les tensions sont contenues. Les conflits sont apaisés.
D’où vient le mal ? Vaste interrogation irrésolue mais qui suppose qu’on distingue bien le mal tel qu’il est ressenti, le mal tel qu’il règne dans l’âme, ces deux aspects étant subjectifs alors que dans le monde des hommes, le mal désigne des actes commis susceptibles d’occasionner des souffrances chez autrui. Pourquoi l’homme inflige-t-il des souffrances à ses congénères qu’il choisit comme cible ? Eh bien parce qu’il y trouve un intérêt. La souffrance est produite par une séparation, une perturbation d’un équilibre. Souffrance physique quand le corps se désuni ou bien subit un dommage. Souffrance morale quand l’âme est heurtée, bousculée hors de sa quiétude. L’intérêt peut pousser à commettre le mal, le crime. Parfois, l’acte même est une source de jouissance, lorsque le tyran fait souffrir son peuple. Ces considérations ne disent pas si le mal est dans l’essence de l’homme, s’actualisant au fil du temps, lorsque l’expérience humaine produit de l’intersubjectivité qui est constructive ou destructive. On se demandera si le mal est un résidu de la vie collective ou bien un élément essentiel de cette vie. Si l’existence précède l’essence, alors le mal arrive à la fin des temps. L’envie, la jalousie, la méchanceté, l’intérêt, ces déterminants ne sont pas préexistants. Ils peuvent se manifester assez tôt, ou du moins se dévoiler dans la petite enfance. Puis exploser dans des formes paroxystiques dans les tragédies historiques.
Comment maîtriser le mal ? Toujours les deux piliers, l’intérêt et la morale. Sans oublier la culture et la loi et pour finir la répression. Mais n’aurait-on pas intérêt à comprendre l’origine du mal. Les options sont connues. Le mal repose sur la matière disait Plotin, invoquant de plus un « effet miroir » qu’on transposera aisément dans la sphère du désir mimétique. Les hommes désirent et se disputent des choses. De cet antagonisme peut jaillir un mal conduisant les humains à infliger des souffrances à l’autre pour un désir porté sur une chose, une femme, un corps servant de force de travail. Ainsi se présente le premier pôle, le second étant du côté de la « victime » qui souffre en éprouvant une perte. Le premier sera dépossédé de son bien, le second souffrira en perdant son être cher ou en redoutant que sa femme le quitte, le dernier souffrira d’être séparé de son essence, aliéné par un travail dont il est privé de sens, produisant des objets sans savoir leur destination. Le lecteur devinera les trois formes juridiques édictées pour neutraliser ces maux. Auxquels s’ajoute la seconde catégorie, celle du mal lié à une autre forme de désir, celle de dominer. Allusion à la seconde libido décrite par Augustin. Lorsque ce type de mal passe à l’acte, il en résulte des privations fondamentales, celle de la liberté quand les peuples tyrannisés sont réduits à un instrument, celle de la vie lorsque ces mêmes tyrans et autres dictateurs orchestrent des meurtres perpétrés contre des personnes ou des communautés. La loi sert encore de frontière. Les guerres se sont produites lorsque la loi n’a pas permis de résoudre les tensions entre nations. Séparation que le mal ? Oui, une fois de plus. Les guerres sont connues pour séparer les peuples, découper les territoires, mettre des barrières. Enfin, un troisième type de mal se présent ; sans le qualifier d’absolu on le désigne comme ontologique, comme s’il s’était essentialisé, affectant non pas les désirs matériels ou l’appétit du pouvoir mais l’esprit (l’Intellect pour parler avec Plotin d’une des quatre hypostases)
S’agissant de la question du mal, la seule certitude dont on dispose, c’est que le mal est une fabrication de l’homme socialisé, qu’il est généré et s’accroît avec le temps et les expériences frictionnelles déterminées par des antagonismes, des oppositions, des disputes pour s’approprier les choses et les hommes. Le petit d’homme est un être inachevé. Contrairement à l’animal qui se réalise instinctivement dans la nature, l’homme doit se façonner socialement, avec les relations, le langage, les techniques, la spiritualité. De ce processus naît le (un) mal. Le bien aussi. Mais la question persiste et se formule ainsi. L’homme naît-il avec une disposition pour le mal (sous entendu et le bien aussi) ou bien naît-il telle un corps et une âme vierge de toute propension au mal ? La théologie chrétienne a cru donner une réponse définitive tenant en un mot, péché originel. Si cela a pu apaiser certains, c’est tant mieux. Les mythes sont fait pour cela. Répondre à une quête sans fin pour éviter que la question ne devienne une obsession envahissante. La théorie de Darwin et les données paléographiques nous renseignent un peu plus sur les origines de l’homme. Si la sélection naturelle est déterminante pour la suite, alors il est presque certain que l’évolution assure aux humains une postérité accentuée si ceux-ci ont développé des aptitudes et des caractères leur permettant d’avoir une descendance maximalisée. C’est par ce raisonnement que les anthropologues darwiniens expliquent l’apparition de comportements coopératifs dans les sociétés préhistoriques et après. Les hommes sachant mettre en communs leurs compétences assurent une meilleure dépendance. Hélas, cette vision semble aussi candide que celle de Rousseau. On peut tout aussi bien invoquer la sélection d’aptitudes guerrières et convenir que les tribus pratiquant le pillage et éliminant les tribus concurrentes peuvent sélectionner un avantage adaptatif, du moins à certaines époques de la préhistoire. Au bout du compte, on ne connaît pas la réponse. On ne sait pas si les modules génétiques de la disposition au mal sont inscrits dans le patrimoine de l’humanité. On sait juste que l’Histoire est parsemées de drames, atrocité, malheurs, tragédies, occasionnés par les hommes.
Le mal s’accroît et se révèle avec le temps. Il nous reste à comprendre le mal, s’il a une quelconque utilité, si on peut le prévenir, le contenir dans ses excès.
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