L’Occident malade de la puissance ?

De Goldman Sachs et la Libye à Merah et Breivik, la maladie de la puissance ronge nos sociétés. Je propose ces quelques lignes pour réfléchir sur la puissance et suggérer qu’il y a là un problème du 21ème siècle à comprendre. Il faudrait un livre pour écrire toutes ces choses mais les gens ne lisent plus.
Philosophie de la puissance
Il ne faut cesser de le rappeler, la puissance est par essence un moyen, ou si on veut une énergie, une efficience, une force pouvant produire, agir dans l’univers des choses matérielles. La puissance est possible ou en acte. La notion de puissance dans l’anthropologie moderne s’apparente à l’énergie des physiciens. Energies potentielle et cinétique. Un système dynamique transforme son potentiel en actualisation. Pareil pour l’humain qui use de sa force mais aussi de différents moyens. En première analyse, la puissance au sens anthropologique est une notion prenant du sens à l’intérieur d’un paradigme matérialiste. Il s’agit de déployer une énergie (force appliquée pendant une période) pour des effets, sur la matière, la production, les choses, la nature, la vitesse. La puissance est ce qui permet d’avoir une emprise sur les choses, une maîtrise sur les différents éléments du monde, que ce soit la nature, les végétaux, les animaux, les objets et pour finir les hommes. La puissance a ses limites, elle est encadrée, trouve des résistances, concurrences, antagonismes. Le plus important, c’est que la puissance va dans une direction. Bien qu’elle donne parfois l’impression d’être aveugle. Quelques pistes philosophiques. En Europe, le Dieu tout puissant a fait place, après le tournant axial du 17ème siècle, à l’homme tout puissant, lequel s’est révélé tout autant impuissant. De Pascal à Nietzsche, cette impuissance a été pensée, diversement, comme sentiment ou comme valeur. Par contre, Nietzsche fut l’un des rares à célébrer cette puissance tout en caricaturant la morale chrétienne accusée de faire l’apologie de la faiblesse. Il inventa en son temps ce concept clé de « volonté de puissance », concept présenté dans plusieurs de ses écrits. On sera par contre réservé sur l’ouvrage intitulé La volonté de puissance dont la publication fut entachée de doutes. D’autant plus que Nietzsche aurait renoncé à son projet sans qu’on en comprenne les raisons car beaucoup de ces fragments publiés expriment la pensée nietzschéenne et sont d’une haute valeur philosophique. Notamment les premiers fragments sur le nihilisme européen.
La puissance paraît au premier abord comme un concept philosophique problématique, voire douteux mais en creusant un peu, on s’aperçoit rapidement qu’on est face à un universel. La puissance est le fondement même des expressions, des transformations, des mouvements, des actions produites par les différents agents et opérateurs dans l’univers. La puissance des éléments physique s’avère colossale, que ce soit lors d’un ouragan ou d’un séisme. Ces puissances sont concentrées dans le temps mais pas dans l’espace. Elles peuvent se dire instantanées, par opposition aux puissances lentes, patientes, persévérantes, comme par exemple la croissance d’un arbre dont les branches s’élèvent à cinquante mètres et défient la gravitation. Le règne animal a su aussi développer la puissance. On en est convaincu en observant le vol d’un aigle, la course d’un jaguar ou la force d’un éléphant. La puissance est parfois aveugle. C’est notamment le cas dans le monde matériel. Un séisme frappe sans prévenir, sans choisir le type de dégâts qu’il occasionne. C’est simplement une question de tensions mécaniques dans la croûte terrestre. Le climat fait de même, obéissant aux caprices de la thermodynamique, aux aléas des échanges de chaleur et des agitations moléculaires. Les tempêtes de mer frappent au hasard. Dans le règne vivant, la puissance est toujours déployée en vue de réaliser une tâche. La puissance, c’est la cause efficiente produisant une transformation ou engendrant un effet. La puissance permet de passer d’une disposition (A) à une disposition (B). Par exemple, A représente un guépard en embuscade et un troupeau d’antilopes. B représente la disposition des choses après la course du guépard. Le troupeau s’est enfui et si la tentative a été efficace, alors dans la disposition B, une antilope est dans la gueule du jaguar. Quelque que soit l’espèce animale considérée, on trouvera toujours la faculté d’agir et la mobilisation d’une puissance efficace car elle se transmet par la médiation des interfaces avec le milieu, ainsi que l’énonce l’un des principes de la technique.
L’homme est l’animal qui a su sortir de sa condition animale pour déployer sa puissance d’agir en faisant de la nature un instrument de puissance. Ainsi se dessina la révolution néolithique marquant le début de la domination humaine sur la planète. L’aventure humaine dite « moderne » a d’abord commencé par le développement des puissances techniques, vitales et matérielles. Par la suite, les puissances se sont affrontées et la guerre est apparue il y a quelques millénaires. Puis la pensée est aussi devenue une puissance organisatrice et intellectuelle. En ce début de 21ème siècle, les hommes déploient la puissance en s’organisant en industries, administrations, institutions, Etats. Trois puissances ont propulsé l’humanité dans ses œuvres, pas toujours au nom du bien. Les puissances matérielles, martiales et spirituelles. La puissance matérielle transforme les choses, la puissance martiale combat les hommes, la puissance spirituelle organise les choses et les hommes. La puissance spirituelle trace le chemin, montre ou invente la voie, façonne les desseins, libère les destins. La puissance a façonné l’Occident moderne et pourtant elle est restée un impensé philosophique bien qu’elle soit claire à concevoir. La puissance est ce qui permet de réaliser (avec rapidité et efficacité) un objectif matériel ou alors, lorsqu’il s’agit de la puissance spirituelle, l’objectif est d’ordre cognitif ou gnoséologique. Les trois puissances sont corrélées aux trois libidos décrites par saint Augustin. Chaque individu possède les trois puissances mais développées à des degrés divers et inégalement. Ensuite, les puissances peuvent s’associer. Le principe du carrosse ou de la diligence tirée par quatre chevaux ou plus est valable pour n’importe quelle tâche effectuée par un collectif d’hommes coordonnés. Le langage serait le joug qui relie les hommes dans leurs actions.
(I) La puissance matérielle est physique en premier lieu. L’ouvrier manipule des outils. Le système technicien a complètement changé la puissance de production. La puissance repose sur la précision des opérations. Machines-outils et robots alimentés par l’énergie électrique. Mais aussi la puissance s’amplifie avec les énergies fossiles. Et se décline aussi dans le calcul, démultipliant colossalement les facultés mentales du cerveau humain. La puissance est aussi économique. Marx a cru à une régression affective en dénonçant le caractère fétiche de la marchandise. Alors que ce n’est qu’une manifestation rationnelle de la puissance monétaire qui s’échange, au même titre que l’énergie mécanique se transforme en énergie électrique dans une centrale. La monnaie s’accumule et devient une énergie potentielle qui permet d’actualiser sa puissance économique lorsqu’elle est convertie en un bien ou un service. Notez qu’on associe toujours les riches aux puissants. Quand on veut obtenir un service, un billet facilite inévitablement les choses. Le capitalisme repose sur l’accumulation de la puissance et c’est son principal ressort. Toutes ces puissances matérielles apportent une satisfaction et même un grand plaisir à ceux qui en usent. Les maux sont allégés, l’existence est rendue plus agréables, parfois passionnantes et excitante. Mais tous ne sont pas placés de la même manière, notamment ceux qui sont des moyens plus que des manipulateurs de puissance (le monde du travail) et ceux qui sont privés de puissance. Ces choses ont été déjà évoquées. Retenons que l’idée de transformer la nature est assez récente. Elle remonte au 17ème siècle. Avec des desseins ayant évolué dans le temps. Maintenant, la puissance industrielle est devenue ambiguë et même ambivalente. On ne sait plus s’il s’agit d’habiter le monde ou de le fuir en se divertissant, en habitant un monde artificiel, en créant son propre monde coupé du reste de la société… à discuter. Juste une piste. Le projet de maîtrise de la nature tracé par les Bacon et Descartes participait d’une intention louable, entrelacé à un dessein humaniste, compatible avec l’avènement d’une société de bien-être. La nature martiale de l’homme allié aux puissances techniques a transformé le rêve en cauchemar. Une fois sorti de la guerre en 1945, l’Occident n’a pas résorbé la crise car il ne l’a pas comprise. Le consumérisme n’a fait que divertir les gens mais la crise occidentale est restée.
(II) La puissance martiale permet aux hommes de commander à d’autres. Elle est utilisée dans l’organisation des sociétés, la guerre lorsque le droit est insuffisant à traiter les conflits et pour finir, dans les structures hiérarchiques des grands ensembles de l’industrie et de la fonction publique. Et bien évidemment, la puissance exercée sur les hommes est une source de plaisir ou de jouissance, tout comme la puissance exercée sur les choses, plus précisément, la possession des choses. Les deux allant souvent de pair à notre époque hyperindustrielle et même à toutes les époques. Comme on le sait, l’Etat est un moyen d’organiser la puissance en maintenant ensemble des hommes, travailleurs, fonctionnaires, militaires, pour effectuer des actions coordonnées dont le résultat se dessine comme transformation du monde et parfois, guerres de grande envergure mobilisant des armes de plus en plus puissantes et efficaces.
(III) La pensée est aussi une puissance, une énergie spirituelle, qui permet de connaître, de savoir, d’ordonner, de concevoir, de guider, d’orienter. La puissance des idées n’est pas à négliger et fut déterminante pour faire en sorte que puissances industrielles et militaires ne s’exercent à l’aveugle, sans suivre une voie, une finalité, un objectif. Parfois, la puissance est maîtrisée et à certaines occasions, les puissances antagonistes accumulent des tensions telles que le conflit est inévitable. La puissance de la pensée a façonné les techniques, les sciences, les arts, les organisations politiques. La pensée est à la fois ce qui organise la puissance mais aussi la canalise pour qu’elle épouse une voie et serve une finalité. Puissance et voie se font face, se répondent et se complètent, comme moyens et fins. Quant à la puissance intellective, elle s’incarne chez les grands penseurs qui ordonnent le monde en articulant idées, notions et concepts. La puissance esthétique se retrouve chez les artistes qui créent des œuvres capables de susciter des émotions. C’est notamment le cas quand les musiciens jouent ensemble une symphonie. On parle alors de puissance orchestrale.
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