L’urgence de l’essentiel
La planète n’est pas un objet à surexploiter pour ses « ressources ». Tenus de produire toujours plus et mieux mais moins cher, les agriculteurs sont acculés par un système hyperindustrialiste à se surendetter pour s’équiper. Pris en étau entre l’injonction d’être un « entrepreneur libre » et « l’agribashing », ils subissent la dépendance aux industries et aux fonds publics qui les transforme en « exécutant administré » de ce système d’exploitation. Le collectif l’Atelier paysan rappelle que « l’escalade technologique permanente assure la poursuite du mouvement de déposession et d’élimination des agriculteurs ».
C’est le siècle de tous les dangers. Plus rien ni personne n’échappe aux terribles dévastations entraînées par la fuite en avant technologique, la course au profit et la « néolibéralisation de la nature ». Dans un livre paru au printemps dernier, la coopérative (SCIC) de l’Atelier Paysan (Isère) revient sur l’histoire du complexe agro-industriel et analyse le rôle du machinisme dans la « déstabilisation économique, sociale et culturelle de la paysannerie puis dans sa suppression » en cours. Aussi, il invite à « reprendre la terre aux machines » telles qu’elles ont été conçues par leurs fabriquants : des « engins de guerre agricole » mais aussi des machines économiques, industrielles et bureaucratiques, qui exigent d’être gavées de données en permanence.
Dépossession
La « pseudo émancipation des paysans », passée en pertes et profits par leur transformation en « entrepreneurs agricoles » ou en salariés urbains aboutit à ce que « plus personne ne travaille la terre aujourd’hui ». Imagine-t-on les conséquences de cette perte de compétences, de savoir-faire et d’autonomie en cas d’effondrement ?
L’Atelier Paysan rappelle que l’arrivée du tracteur dans les fermes est aussi celle de l’endettement et de « l’intégration de l’agriculture à l’industrie ». Elle marque la « transformation de l’agriculture elle-même en une industrie extractiviste ».
Ainsi, les agriculteurs sont sommés d’entrer dans un « engrenage capitaliste dont ils sortent « liquidés » en tant qu’agriculteurs ». Dès l’immédiat après-guerre, les agriculteurs découvrent le « manque permanent de trésorerie et le besoin de crédit », c’est-à-dire l’endettement structurel scellant un processus de prolétarisation puis de dépossession des moyens de production. Certains résistent à « l’injonction étatique et professionnelle de s’industrialiser », tenaillés par ce « sentiment légitime d’une dépossession » (celui de n’ « être rien » ou d’être réduit à moins que rien ?) : à quoi bon continuer de nourrir à vil prix une société « hors sol », hyperproductiviste et hyperconsumériste ?
Surtout, pourquoi les paysans consentiraient-ils dans la souffrance à leur dépossession et leur effacement ? Car le train d’enfer des dernières « innovations » du « tout connecté » des start-up pousse loin cette logique de la dépossession par intégration accrue au système agro-industriel et d’aliénation : la population paysanne est d’ores et déjà réduite à 400 000 personnes. Les promoteurs des technologies numériques « se proposent d’en éliminer 200 000 de plus »... Or, pour assurer l’autonomie alimentaire du pays, il faudrait qu’un million de jeunes paysans puissent s’installer pour offrir une alimentation relocalisée, diversifiée et affranchie des industries aussi polluantes que parasitaires...
L’industrialisation de l’agriculture et la logique prédatrice à l’oeuvre dans tout le corps social a accéléré l’effondrement des écosystèmes et du vivant par la déforestation, la destruction des haies pour l’agrandissement des parcelles ou la standartisation extrême des espèces végétales cultivées et des races d’élevage. Sans oublier le bilan meurtrier des engrais minéraux et des pesticides, les dégâts des nitrates et du phosphore sur les cours d’eaux, etc. Manger, boire, travailler voire simplement s’entêter à survivre dans un tel monde deviendraient-elles des « activités » dangereuses voire nuisibles « pour la planète » ?
La technicisation de la société ne se résume pas à la prolifération de machines toujours plus complexes et ruineuses, mais aussi en une « sur-organisation » de toute la vie sociale par des « normes techniques » qui nourrissent une bureaucratie parasitaire, d’après le collectif Hors-norme : ainsi, « les normes sanitaires et environnementales qui se multiplient depuis trente ans ne visent pas à protéger la nature et la santé des humains, mais à écrémer la population agricole pour concentrer la production et les profits ».
Cette prolifération normative (y compris des normes dites « environnementales »...) s’ajoute au libre-échange et à « diverses politiques publiques, délibérées ou pas, dans la purge agricole en cours »... Car la « néolibéralisation n’est pas qu’une somme d’accords commerciaux de libre-échange, elle passe aussi par une bureaucratisation accrue des organisations et des modalités de financement des activités dites d’intérêt général ».
Et quand « le processus de néolibéralisation des sociétés et des esprits a atteint un certain seuil, c’est la réalité sociale elle-même qui est devenue néolibérale »...
Le collectif de l’Atelier Paysan souligne qu’il n’y a pas de bonnes ou mauvaises normes : « il n’y a que des normes imposées par des pouvoirs dominants, publics ou privés, et des normes issues de l’usage populaire ou de la délibération autonome »...
De même, il y a les technologies « issues d’un faire social au long cours, sélectionnées, éprouvées, questionnées, améliorées par les mille gestes agriculteurs ou paysans ou artisans » - et puis il y a les autres qui asservissent l’humain et parasitent le vivant : « La machine agricole est un impensé politique, presque partout règne un refus de penser son statut. »
« Réfléchir et faire ensemble »
Depuis la maîtrise du feu, l’homme n’a cessé de modeler la nature selon ses besoins – jusqu’à atteindre les limites planétaires de cette interaction. Le consensus protechnologie qui s’est construit graduellement par la technicisation de l’activité agricole dans les décennies d’après-guerre l’a soumise à la quantification, au fractionnement et au calcul, « pour gagner en productivité » : « Tout est fait pour faire de l’ancien paysan un technicien gestionnaire de ses intrants »...
On le sait, la technologie n’est pas neutre, elle est une « force de transformation » du monde sensible et social. Elle est « porteuse de logiques de séparation et de domination, de pertes de savoir-faire et d’autonomie ». Une logique prédatrice qui passe par l’élimination des récalcitrants et la perte irrémédiable du savoir pratique paysan. L’urgence ne serait-elle pas d’exhumer ces savoirs enfouis, de s’en saisir pour tenter de relier encore une histoire humaine commune ?
La pratique de l’Atelier Paysan se fonde sur « l’élaboration de technologies paysannes qui se distinguent des technologies industrielles déployées depuis deux siècles par l’investissement de l’usager dans l’élaboration et l’amélioration continue de l’outil ». La démarche part des besoins réels des agriculteurs : « L’autonomie paysanne implique de rompre avec la pensées techniciste simplificatrice pour renouer avec des savoirs vivants, complexes et collectifs ; c’est le critère du réflechir et faire ensemble »...
Cette démarche se veut résolument politique, alors que le secteur agricole demeure instrumentalisé en débouché pour les industries (celles du machinisme, de la chimie, de la robotique et de l’IA, etc.) : il s’agit d’amorcer « la désescalade de la puissance pour que les humains puissent à nouveau travailler la terre eux-mêmes » et de « construire un mouvement politique autour de la question alimentaire par un renouveau de l’éducation populaire ».
La question d’un « droit à l’existence et aux moyens de la conserver » est bel et bien posée sur le tapis vert du casino mondialiste, à l’heure d’une « transition écologique » claironnée avec insistance sur une pente transhumaniste. Une Sécurité sociale de l’alimentation bien comprise ne passe-t-elle pas de « l’aide » au « droit » ? Le groupe d’écriture de l’Atelier Paysan appelle à « faire mouvement » et « construire des rapports de force à grande échelle pour éviter la dislocation de la société et affronter la Machine telle qu’elle se présente : une technostructure transnationale »...
Si le tracteur a soif de pétrole comme de GPS, « les pesticides ont soif d’outils de précision comme le smartphone a soif d’applications, les logiciels ont soif de capteurs et de puces RFID » pour mouliner sans cesse des données dans une vertigineuse gabegie énergétique...
Alors que la fuite en avant technologique assèche les caisses de sécurité sociale « au profit de constructeurs qui renchérissent leurs prix et font flamber leurs marges », serait-ce « au nom de l’écologie », la fabrication du matériel informatique dévaste la planète par son hyperconsommation d’énergie, d’eau et de métaux : « La croissance du numérique est un facteur majeur de l’actuel boom minier. Nous nous apprêtons à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que dans toute l’histoire de l’humanité : circuits imprimés, écrans tactiles, puces RFID et batteries exigent des quantités fabuleuses d’or, d’argent, de cuivre, de tungstène, de lithium et de « terres rares. » Il n’est plus temps de « laisser sédimenter l’inacceptable ».
De nouvelles « habitudes d’action collective » obtiendraient-elles l’arrêt de secteurs productifs dévastateurs ? Permettraient-elles de « réencastrer l’économie dans du social, du culturel et du politique » ? Ce mouvement de « machine arrière » dépend aussi de notre rapport à l’outil c’est-à-dire de notre « capacité à le réparer ou l’adapter » laquelle détermine le modèle agricole où nous vivons.
Comment « ouvrir des espaces où les choix d’équipement, individuels et collectifs, puissent être discutés » ? Les sociétaires de l’Atelier Paysan se sont attelé à un projet alternatif à « l’agriculture de compétition et de destruction massive » qui passe par une forêt d’initiatives en faveur d’une relocalisation de l’économie et d’une « communalisation » : « On ne peut prendre en charge ses conditions d’existence qu’avec celles et ceux qui partagent le même bassin de vie, le même pays au sens de « paysan ».
Alors que la « gestion de crise » favorise des intérêts « hors sol », une nouvelle génération de paysans affranchis de toutes injonctions contradictoires reprendra-t-elle racine dans le terreau fertile d’une réalité qui ne se laisserait pas saisir en abstractions chiffrées ni en termes de « ressources », de « données » ou de « profits » ?
L’ « intérêt général », ça se vit et ça mobilise dans « l’urgence de l’essentiel » (Edgar Morin) : quand la « maison brûle », on ne contemple pas le sinistre en cours comme un « spectacle » depuis un écran ou un satelite dans une économie de bulle en implosion : on éteint l’incendie électromagnétique et on met un terme à « l’escalade technologique forcenée » qui dévaste la planète. Ainsi, des historiens pourraient se souvenir de ce choix vital.
L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines – Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil – Collection « Anthropocène », 288 p., 20 €
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