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La caverne de papier

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La société du spectacle

Je suis profondément fascinée par l’incommensurable vacuité de La Casa de papel, la série présentée par beaucoup comme une performance palpitante et une petite révolution du genre. Mais j’ai cru comprendre aussi que l’objet fictionnel est clivant et qu’une masse non moins aussi importante de spectateurs trouve l’exercice carrément indigent.

Au début, l’affaire est bien ficelée, avec l’histoire d’un type qui a passé toute sa vie adulte à préparer le casse parfait, jusqu’à devenir lui-même invisible et socialement inexistant. Le propos a quasiment les effluves méphitiques d’un pamphlet anar… mais au bout de deux ou trois péripéties totalement improbables — mais quand même vendues comme ayant été entièrement anticipées et planifiées par le cerveau, chef des baltringues — tu comprends avec une légère amertume que le casting des scénaristes n’est probablement pas à la hauteur des prétentions intellectuelles du bousin. Et c’est précisément à ce moment-là que l’aventure redevient intéressante, en ce qu’elle te permet de reprendre la lecture avec l’esprit critique qui, depuis le début, était parti siroter des cocktails à parasol sur quelque plage paradisiaque à sable fin et mer turquoise.

Métaconcept

La clé de la série tient dans le concept même du plan tout capillotracté du cerveau de l’histoire : il s’agit, coute que coute et à n’importe quel prix, de gagner du temps.

Rien d’autre.

Il s’agit de concrétiser jusqu’à la nausée l’inaltérable idée qui nous est rabâchée chaque heure de notre industrieuse existence que le temps, c’est de l’argent et que tout le propos du braquo est de distraire sans cesse les flics pour que la planche à billets tourne le plus longtemps possible. Il faut donc détourner sans cesse leur attention pour qu’ils ne prennent jamais conscience que les otages ce ne sont pas les gus en grenouillère écarlate coincés dans le bâtiment, mais bien eux, prisonniers du spectacle et d’un agenda contrôlé par ceux qui les manipulent, avec, souvent, une maladresse confondante…

Tu la vois arriver, là, la grosse révélation  ? Tu le sens, ce léger malaise à la lisière de ta conscience, scotché dans ton canapé, hypnotisé par la énième bouffonnerie de la plus grosse équipe de bras cassés de tous les temps, au point que tu continues quand même à mater cette purge, rien que pour le plaisir de te sentir tellement plus malin que toute la brochette de protagonistes réunie  ? Est-ce que tu goutes ce vertige stratosphérique quand tu comprends enfin que le véritable otage de l’histoire, c’est toi, le spectateur  ?

Car tel est le plan dans le plan : enfiler les cliffhangers à la mord-moi le nœud, juste pour te garder captif, pour étirer le contrat et que les producteurs continuent le plus longtemps possible à dégainer le carnet de chèques.

On ne t’a jamais menti. Dans cette affaire, le temps c’est de l’argent. Rien d’autre. Alors la solidité de l’intrigue, la cohérence des personnages, la qualité du scénario… on s’en bat un peu les steaks, coco, tant que le bousin fait bien le job, que tu restes bien hypnotisé et que — surtout et avant toute autre considération stérile, car non rentable  ! — la planche à billets n’arrête pas de tourner à plein régime.

Qu’importe les dégâts collatéraux : show must go on !

Inception

Alors, complice inconscient ou victime manipulée, tu te réjouis quand même pas mal de ce que le phénomène médiatique et social ibérique t’a permis de comprendre sur toi-même et tu te dis que dans le fond, les protagonistes de la série ne sont pas si cons, eux qui ont si brutalement compris la substantifique moelle de notre époque. Et de te rappeler dans l’élan que rendre le benêt de service satisfait de se sentir plus malin que tout le monde c’est aussi une autre bonne grosse ficelle des prestidigitateurs de notre temps, lesquels ont fait du détournement de l’attention leur unique fonds de commerce.

Parce qu’elle est là, la mise en perspective concrète de la série qui vient du pays de Don Quichotte, la vérité ultime de notre société du spectacle : amuser la galerie pendant qu’on fait les poches du chaland  !

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Pickpocket, Robert Bresson, 1959

Et nous voilà embarqués jusqu’au vertige à remonter les niveaux du spectacle dans le spectacle. Depuis combien de temps, déjà, la sphère politique n’a-t-elle plus d’autre vocation que de mettre en scène jusqu’à la nausée son impuissance organisée et délibérée sur notre réalité sociale commune  ? Quel autre sens donner aux homards de Rugy ou aux péripéties picaresques1 de Benalla au pays des petites magouilles entre amis, si ce n’est comme éléments actifs2 d’une vaste entreprise de distraction de la populace  ?

Les petites phrases de Macron, les déclarations et gesticulations à rebrousse-poil de chacun des membres de ce gouvernement inamovible, les indignations si sélectives des médias de masse, tout cela participe d’une immense entreprise de distraction qui n’a d’autres finalités que de nous maintenir le plus longtemps possible dans la sidération pendant le plus gros braquo de notre temps : nos droits fondamentaux, dont le plus important de tous, celui à un avenir.

L’horloge tourne ! par CamilieroArt

Adìos le système de santé universel, adìos l’Éducation nationaleadìos l’égalité des chances, les aides au logementl’indemnisation du chômageadìos les retraites  ! Mais aussi adìos les forêtsles ruisseauxl’eau potable et l’air respirable… Adìos, les enfants  ! Adìos le droit de vivre une vie humaine digne, adìos la justice, la vérité, le droit de grève et de manifestation … Adìos Steve… Oh, regardez  ! Il y a des voyous qui ont cassé nos permanences… toutes nos condoléances vont aux familles des vitrines…

Et ça ne s’arrête même pas à nos frontières — comme un nuage de Tchernobyl à l’envers —, non. C’est aussi l’Amérique de Trump, le bouffon planétaire qui tripote son jouet nucléaire, mais dont les opposants passent plus de temps à s’indigner des outrances de ses tweets que des abominations de sa politique. C’est le feuilleton du Brexit qui ne va rigoureusement nulle part, mais occupe tout le monde en Grande-Bretagne depuis plus de deux ans. C’est un facho déclaré au Brésil qui rase la forêt. C’est partout, tout le temps, le concours au plus répugnant, au plus médiocre, au plus méprisant.

Et pendant ce temps, la planche à billets tourne, tourne, tourne…

 

Notes

  1. n’est pas relatif à la Picardie, mais se dit des romans, des pièces de théâtre dont le héros est un aventurier issu du peuple et volontiers vagabond, voleur ou mendiant. (réf. dictionnaire Antidote)
  2. Délibérés, voire scénarisés à moins qu’il ne s’agisse que du recyclage opportuniste d’impondérables non maitrisés  ? Difficile de trancher, mais c’est probablement souvent improvisé au fil de l’eau.

Moyenne des avis sur cet article :  3.88/5   (16 votes)




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13 réactions à cet article    


  • jymb 1er août 2019 16:34

    J’ai arrêtè à la série « Le Prisonnier »

    Tout y était

    Dépersonnalisation, surveillance vidéo odieuse, faux médias, dirigeants imposés, nov langue abêtissante 

    Tout 


    • biquet biquet 1er août 2019 16:53

      Vous avez eu le mérite de regarder tous les épisodes, bravo ; moi au bout du 2è j’ai arrêté, trop d’invraisemblances.


      • Salade75 1er août 2019 17:22

        Bonjour,

        Juste une petite précision : « la casa de papel », comme l’immense majorité des productions télé actuelles, n’est pas une série, mais un feuilleton.

        Chaque épisode d’une série est une histoire à part entière, avec un début et une fin, et peut être regardé indépendamment des autres (sauf souvent pour le premier et le dernier qu’il vaut mieux regarder dans l’ordre). Starsky et Hutch, Life on Mars, black Mirror, ... sont des séries.

        Le feuilleton au contraire est une histoire unique, diluée ad libidum en un nombre plus ou moins important d’anecdotes qui font chacune l’objet d’un épisode pour tenir le télespectateur en attente du suivant. On peut citer les feux de l’amour, Dallas, the walking dead, ... la casa de papel. On s’en servait dans le temps dans certains journaux pour pousser à acheter le suivant. L’usage est le même à la télé.

        Évidemment, la vacuité est la rançon de la gloire du feuilleton télévisé (à la différence du feuilleton écrit). Le cahier des charges stipule qu’on doit pouvoir le suivre en faisant autre chose ... il faut donc que ce soit très léger en intrigue... mais il faut aussi une très bonne idée au démarrage pour que malgré le vide, le télespectateur espère toujours qu’enfin au prochain épisode il se passera quelque chose ... ce qui n’arrive jamais ... comme les bonnes nouvelles en politique


        • UnLorrain 2 août 2019 07:08

          @Salade75

          Merci pour l’explication. Donc je suivais,je dois avouer sans grand intérêt, le feuilleton « beuverlly hylls 90022 » d’il y a quelques lustres ( de beaux jeunes gens y étaient. ... a mater,surtout les c.l euuh les jeunes femmes )

          Quelques lustres plus loin, je ne suis plus qu’à zapper devant l’entonnoir a propagande, tout a fait au hasard je tombe sur un film où le fringant blondinet de mon feuilleton est a son rôle. Quel rôle en fait dans ce film innommable....je ne m’en était guère interrogé, le bout du film que j’ai tenté de suivre,est impossible a expliqué, une merde ne s’explique pas.


        • Elric Menescire Elric Menescire 1er août 2019 17:41

          Hello Monolecte,

          le plus terrible, c’est cette récupération obscène de Bella ciao, par cette engeance abrutissante qu’est la TV consumériste. Quand je vois des gamins fredonner ce magnifique symbole, et jurer que « La Casa, c’est quand même le top ! », je me dis qu’on est tombés tellement, tellement bas...

          Finalement, le rêve absolu de tout ce tas d’acculturés, c’est le pognon, encore et toujours le pognon. Comme disait manu, « ce que je veux, c’est qu’il y ait plus de gamins qui rêvent de devenir milliardaires ». Son voeu est en train de se réaliser, pour notre plus grand malheur à tous, du plus indigent au plus riche... la colère de la terre n’épargnera pas l’Humanité, et quelque part c’est tant pis...


          • Pierre JC Allard Pierre JC Allard 1er août 2019 17:53

            Oui. Le journal de 20 heures est d’abord un feuilleton. Mais si on le suit années après années pendant assez longtemps, on voit que c’est une série...

            PJCA


            • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 1er août 2019 18:22

              Joliment écrit...


              • Dédé15 1er août 2019 19:30

                Excellent billet quand le thème central apparaît :amuser la galerie pendant qu’on fait les poches du chaland  !

                 Eh oui, et pour dire autrement :enfumage permanent.

                Mais les gens n’en bavent pas encore assez pour descendre en plus grand nombre dans les rues.



                • Jipé Jipé 1er août 2019 20:13

                  En résumé, générer un « pognon de dingue » avec de la « poudre de perlimpinpin ».


                  • Jipé Jipé 1er août 2019 20:17

                    ... et un billet qui nous a bien diverti.


                  • xael xael 1er août 2019 22:49

                    Intéressante analogie. Peut-être même que le feuilleton nous empêche de voir que le casse a déjà eu lieu depuis longtemps.


                    • lebougui 2 août 2019 11:52

                      Excellent article !!!

                      Je ne suis pas la seule à trouver cette ’’série’’ nullissime.

                      J’ai aussi grandement apprécié votre analyse de la situation actuelle de ce monde.

                      Je fredonne régulièrement ’Est-ce que ce monde est sérieux ?’’ juste parce qu’il y a tous les jours des infos ou situations qui me font me demander si tout tourne rond dans la tête de nos dirigeants et la nôtre, plèbe silencieuse.

                      Tant qu’il y a des gens qui s’indignent ou même remarquent qu’on nous prend pour des cons, je garde espoir.


                      • ZEN ZEN 3 août 2019 12:28

                        Je préfère la série Home, qui a au moins une certaine cohérence, du moins à ses débuts.

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