La France malade de l’esprit obtus et de ses cadres ?
Qui sait si, un jour, on ne découvrira pas que l’agitation politique actuelle et la frénésie réformiste, ainsi que la sclérose sociale, n’ont pas leur source dans cette pléthore d’administrateurs et de hauts fonctionnaires à l’esprit obtus ?

La scène se passe après une conférence sur les origines de la vie. Elle aurait pu se reproduire ailleurs. Lors du verre de l’amitié clôturant ce genre de manifestation, les discussions scientifiques peuvent se poursuivre, parfois avec le conférencier si on arrive à l’approcher. C’est souvent le cas, sauf s’il s’agit d’une célébrité. J’ai ainsi pu entamer une courte conversation sur cette question des origines, évoquant quelques pistes d’ordre métaphysique, sur la boîte noire ; puis questionnant le conférencier sur le livre de Behe, qu’il n’avait pas lu ; sur la fin, je lui demandai s’il connaissait les travaux de Pichot et de Chauvet. Réponse négative. Je trouvais cela étonnant, venant d’un scientifique présentant un sujet supportant l’approche multidisciplinaire ; mais bon, on ne peut tout connaître et puis la spécialisation n’incline pas les scientifiques à parcourir les réflexions généralistes qui ne leur seront d’aucune utilité dans leur pratique ordinaire. Au cours de cette conversation, je notais surtout cette énergie et cette force que mettait mon interlocuteur à placer son point de vue, ses conceptions, défendre son approche. Signe d’un caractère bien déterminé, qui ne doute pas et qui, semble-t-il, ne cherche pas à faire entrer dans son champ cognitif des éléments susceptibles de le bousculer dans ses certitudes. C’est la marque d’un caractère affirmé qui convient à notre époque pragmatique, cadrée, carrée, mais qu’on peut tout aussi bien considérer comme obtus et voir, en cas de généralisation de ce trait, comme un problème de société. Notamment la question de l’attention et de l’écoute.
Autre situation. Le lieu, un café des Chartons à Bordeaux. Une réunion politique comme on en faisait il y a dix ans, avec les émanations des cafés philo transformés en cafés politiques. J’ai le souvenir d’un débat passionné, une trentaine de personnes dans la salle, deux intervenants venus spécialement dont un député Vert au Parlement européen. Pendant la « troisième mi-temps », autour d’un pot, même cas de figure. Je tente d’introduire ce député à quelques problèmes de société et je sens une distance, comme si l’intéressé avait mis un bouclier mental pour ne pas entendre mes propos, les dévier, les shunter. Par contre, il avait le verbe bien fourni et déclinait avec force ses convictions et ses idées. Là aussi, le signe d’un caractère affirmé, mais obtus. Troisième anecdote, une rencontre en tête-à-tête avec ce qu’on appelle un notable local, directeur de… Au cours de cette conversation, cette personne m’a fait part de quelques difficultés à faire coopérer des responsables locaux bordelais sur des questions publiques. Chacun défendant son point de vue et ne voulant pas faire un pas vers une solution commune. Bref, le genre de situation de blocage qu’on ne connaît que trop en France et qui résulte à la fois de cette culture autocratique doublée de la propension à fragmenter les instances publiques en une multitude de services. Pour ensuite mettre ensemble ces mêmes services pour résoudre des questions dont on ne sait plus qui en a la compétence. Bref, ce monsieur me disait qu’à Orléans les choses étaient plus faciles, les intéressés prompts à s’investir dans un projet partagé, mais qu’à Bordeaux l’esprit obtus régnait. Il va de soi que ces questions ne relèvent pas du droit administratif, mais de l’éthique professionnelle. Aucun fonctionnaire ne sera sanctionné s’il fait une grève du zèle et rechigne à œuvrer dans le collectif. C’est même le contraire. Les carriéristes sont souvent promus. C’était il y a une dizaine d’années. On peut penser que « schème autocratique et obtus » s’est répandu. D’ailleurs, nombre d’entre vous qui ont eu affaire à un élu local, un président de… ou bien à un directeur de… se sont rendu compte que bien souvent, ce genre de personnage met une sorte de barrière face à tout ce qui sort de son champ de compétence et de décision. Evoquez un projet qui sort de l’ordinaire, qui est innovant, qui nécessite quelques aménagements dans la logistique, quelques entorses aux pratiques habituelles, quelques grains de sable dans la routine, vous verrez votre idée immédiatement rejetée.
Le monde qui vient d’être succinctement croqué est celui des cadres et des administratifs. L’un plutôt dans le privé, l’autre le public. Deux processus sociaux sont connus, le transfert des méthodes administratives vers les grands trusts industriels fin XIXe. Chemin inverse fin XXe, l’administration emprunte au management ses nouvelles méthodes. Etre cadre, c’est en fait opérer en cadrant un dispositif d’hommes, en s’assurant que l’ensemble est opérationnel et fonctionne comme un rouage mécanique avec des systèmes d’information et de commande. L’encadrement rend le dispositif efficace. Il est nécessaire. Grâce à lui, nous pouvons réserver une place d’avion et l’Airbus peut être assemblé dans des délais convenables. Dans un Etat, les cadres servent aussi à planifier et organiser le bon fonctionnement des rouages de l’Etat, avec sa fonction publique développée, ses millions d’agents, ses administrateurs. La nation peut se faire entendre dans le monde grâce à un Etat puissant et cette puissance elle est due aux agents et aux cadres. D’où la création de l’ENA par de Gaulle.
Il n’y a pas à condamner ou vénérer les cadres. L’encadrement est nécessaire et, dans l’avion, mieux vaut un pilote concentré sur l’horizon que rêvassant ou réfléchissant à ses projets dans l’association qu’il dirige lorsqu’il hors service. Etre cadre, c’est disposer d’un champ de compétences, savoir gérer, disposer et prendre des décisions en utilisant une aptitude cognitive spécialisée, celle qui cadre un champ, un dispositif, offrant une représentation conforme, en quelque sorte, un tableau de bord complet de la situation, qui fait quoi, qui est où, quels sont les moyens… Les cadres sont indispensables dans une entreprise et une société.
Etre cadre, c’est aussi avoir un esprit particulier. Justement, cet état d’esprit qui, en certaines circonstances, limite le champ des possibles quand il n’est pas approprié. C’est ce qu’on appelle l’envers du décor ou plutôt le revers de la médaille… de Janus. Cette figure mythique fut employée par Heidegger pour définir le double aspect de la technique. S’agissant de l’encadrement, technique d’homme si elle en est, l’esprit obtus peut être préjudiciable à l’innovation. Car, dès qu’un projet sort des règles de cadrage (autrement dit, du tableau de bord du gestionnaire), le cadre est désorienté. Ensuite, l’attitude dépend du personnage en question. Certains se refusent à examiner une idée nouvelle parce qu’ils ne peuvent pas, d’autres parce qu’ils ne veulent pas, ne désirant pas s’investir dans un projet où, par la raison carriériste, ils ne sont pas assurés d’en tirer prébendes. Ou encore par paresse intellectuelle.
Mai-68 a été une révolte complexe, visant notamment cet esprit d’encadrement. Une minorité radicale et extrémiste refusait d’encadrer les travailleurs pour des raisons idéologiques. Mais la majorité des soixante-huitards contestaient cet esprit obtus qui n’avait plus sa place dans certains lieux, l’université par exemple, les lycées, la politique… On voit ce qu’il est resté de ces aspirations. D’une part, l’individualisme démocratique, sorte d’égoïsme citoyen qui est dû surtout aux médias et au progrès matériel, puis le retour des techniques gestionnaires et des cadres à l’esprit obtus. Ce phénomène, Robert Hossein l’avait bien saisi, lui qui sait ce qu’est une création de spectacle, et qui fustigeait l’esprit régnant, regrettant que, dans la société, il n’y ait pas assez de visionnaires et trop de gestionnaires.
Voilà des paroles d’Evangile laïques qu’il nous faut prendre tous ensemble. Visionnaire, le mot est juste, voir et comprendre, jauger une situation, bref, sortir du cadre comme nous y invitait également Watzlawick, le plus connu des théoriciens de Palo Alto. Qui sait si un jour, on ne découvrira pas que l’agitation politique actuelle et la frénésie réformiste n’a pas sa source dans cette pléthore d’administrateurs et de hauts fonctionnaires à l’esprit obtus. Tentant des solutions en agitant les éléments du cadre, alors que, parfois, une sortie du cadre offre d’autres horizons. C’est bien cela le visionnaire, celui au regard qui ose sortir du cadre !
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