La jungle de Calais, loin des bourgeois
Du 27 au 29 juillet, pas moins de 4500 migrants auraient tenté de s’introduire dans le tunnel sous la manche pour gagner l’Angleterre. On imagine une horde sauvage prenant d’assaut les clôtures, s’insinuant dans le terminal Eurotunnel sous les yeux médusés de 500 policiers français complètement débordés… Cela justifiait de se rendre sur place afin de constater les faits. Pour se rendre compte rapidement que ces chiffres ne tiennent pas la route.
Le centre de ralliement des migrants à Calais se situe au bout de la rue des Garennes : il s’appelle la Jungle. Un bidonville fait de toiles, de bâches en plastique, de quelques tentes et de baraquements. La vie s’y est organisée comme dans un township africain. On a construit des églises, des mosquées. Il y a des commerces, qui proposent tomates, bananes, pastèques, conserves et boissons. Le business est florissant : les commerçants prennent une marge de 30 à 40% sur le prix qu’ils ont payé au hard discount. « Et ils ne paient pas de taxes », précise un bénévole.
Ce « village », situé à 5 kilomètres du centre de Calais, abrite en tout et pour tout 2500 migrants. Difficile d’imaginer qu’il se vide entièrement à la nuit tombante pour envoyer dans les rues plusieurs centaines de personnes dont aucune ne se ferait intercepter avant d’arriver aux grillages du terminal ferroviaire de Coquelles. Et ce, d’autant que 1/3 des habitants de la Jungle ont déposé une demande d’asile en France et n’ont donc aucune raison de se risquer à traverser la Manche.
S’il y a bien eu une offensive d’envergure des migrants pour tenter de pénétrer dans le tunnel fin juillet, cela concernerait plutôt 300 personnes que 4500. Plusieurs observateurs, dont l’ancien journaliste vedette de la BBC Robin Lustig, s’accordent à dire que les chiffres sont gonflés à dessein : pour des motifs matériels d’abord, afin d’amener les Britanniques à augmenter leur participation aux frais qu’engendre le phénomène migratoire dans la région calaisienne ; pour des raisons politiques ensuite, afin d’inciter la Grande-Bretagne à dévoiler ses intentions quant à l’avenir de son appartenance à l’UE. Selon François, bénévole pour l’association L’Auberge des Migrants, le coût de la présence à Calais des candidats à l’exil en Angleterre s’élèverait à quelque 60 millions d’euros par an, si pas davantage selon ce qu’on y inclut ; les Britanniques n’y participant que pour 15 millions.
« Ticket, ticket ! »
On pénètre librement dans la Jungle et le contact est facile. Ceux qui s’attendent à un tableau dramatique de la misère du monde en sont pour leurs frais. Certes, les cabanes sont précaires et la propreté laisse à désirer. Toutefois, il y a plusieurs points d’eau courante, des sanitaires dignes d’un festival pop, un hôpital de campagne tenu par Médecins du Monde. Sans oublier les échoppes et un « restaurant ». François pilote la visite. Dans le camp règne une certaine convivialité. Le sourire est aisé. On ne sent pas d’agressivité. « Ça va mieux quand il faut beau, qu’on "passe" (vers l’Angleterre) et qu’il n’y a pas d’alcool », précise François. « Les conflits surviennent plutôt la nuit, quand on ne passe pas, quand le temps est maussade et que l’alcool a fait son œuvre ». Il distribue discrètement, pour éviter l’assaut, des tickets d’accès à une distribution de vêtements. En ¾ d’heure, il en aura distribué 400. « Ticket, ticket ! », implore un Africain. Le téléphone arabe fonctionne à grande vitesse. « What tickets ? » rétorque ingénument François. « Shoes », répond l’homme en montrant ses baskets élimées. « No shoes this week, only clothes ». « OK, clothes », répond l’homme en empochant prestement le sésame. « Tomorrow, at Secours catholique, in town ». À cinq kilomètres…
Le campement est organisé par quartiers et par pays d’origine. Les Soudanais sont les plus nombreux, puis viennent les Érythréens et les Éthiopiens. Les Syriens représentent environ 10% de cette population, le reste se composant d’Afghans et d’Irakiens. Dans certains quartiers, on se prépare à rester. Surtout ceux qui ont fait une demande d’asile en France, ce qui prend au minimum 6 mois. On construit en dur, grâce à du bois apporté par des associations. Certains coins sont mieux tenus que d’autres. Les Soudanais sont très attentifs à ce que leur logis soit propre, à bien présenter. Le coiffeur a du travail. Ceux qui ne pensent être que de passages s’en fichent un peu. « Dans leur pays, souvent il n’existe pas de ramassage des poubelles, regrette François. D’autres pensent que vu la façon dont on les traite, ils peuvent bien laisser traîner leurs déchets. »
Salam aleikoum
Ali passe à vélo. Ce Soudanais de 18 ans habite la Jungle depuis 8 mois et totalise déjà plusieurs tentatives pour « passer ». « A chaque fois, je me suis fait refouler par la police. J’essaierai encore. » Pourquoi veut-il gagner l’Angleterre ? « Family there », dit-il avec un large sourire ; l’idée de famille peut désigner des gens du même village, de la même région… Ali provient de l’ethnie Four, victime au Soudan du génocide qui vaut à Omar el Bachir d’être l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité.
Plus loin, un homme seul, qui se dit Burundais, semble un peu paumé. Ici, il vaut mieux faire partie d’un groupe ethnique. Il ne parle pas français mais baragouine l’anglais, ce qui est curieux pour un Burundais. Peut-être n’est-il pas Burundais ? Les migrants veulent communiquer. Expliquer leur cas. Pas pour se plaindre, non. Juste pour se présenter. D’égal à égal. Salam aleikoum.
Les Syriens proviennent pour la plupart de camps de réfugiés situés en Turquie. De Turquie, ils ont gagné la Grèce ou la Bulgarie comme porte d’entrée dans l’UE. Un long périple fait à pied, en passager clandestin de camions ou en resquilleur des chemins de fer. « Qu’ont-ils à perdre ? Si on les contrôle, on les fait descendre à la première gare, et de là ils attendent le train suivant », explique Philippe, un bénévole. Budapest, Vienne, la Bavière puis, pour ceux qui veulent gagner l’Angleterre, la France, terminus à Calais. Un terminus qui porte bien son nom, puisque la plupart vont y rester de longs mois, jalonnés de tentatives de passage vers l’eldorado supposé qu’est le Royaume Uni ; un paradis sans carte d’identité nationale, donc sans « contrôle au faciès ». La difficulté est d’entrer au Royaume Uni sans passeport. Une fois sur le sol britannique, tout est plus simple. Beaucoup de migrants y ont des amis ou des proches. Le regroupement se fait aisément et c’est parti pour l’entraide, les petits boulots au noir, la débrouille…
En réalité, Calais est aussi l’arbre qui cache la forêt. « Personne ne s’intéresse à ce qui se passe dans le Dunkerquois, ou même en Belgique. Beaucoup tentent de passer par Zéebruges, où les contrôles sont moins drastiques qu’à Calais, hypersurveillée », détaille Philippe. Enfin, les migrants qui arrivent à Calais ne représentent qu’une infime proportion des 250.000 candidats à l’asile entrés dans l’UE depuis janvier…
Un eldorado bien gardé
Comment s’y prendre pour passer en Angleterre ? S’infiltrer dans le terminal. Essayer de monter dans une rame au moment du départ. Se faufiler dans un camion. Ou négocier avec un chauffeur. A 6000 euros le passage, il faut avoir les moyens. Mais beaucoup d’habitants de la Jungle proviennent des classes moyennes. C’est grâce à cela qu’ils ont pu arriver jusqu’ici, payer les passeurs, se nourrir…
Les dangers sont multiples. Ces derniers jours, trois migrants sont morts ; l’un écrasé par un camion, un autre renversé en traversant l’autoroute, le troisième électrocuté par les caténaires. Mais cela ne décourage personne. A la nuit tombante, de petits groupes se mettent en marche. 10 kilomètres les séparent du terminal Eurotunnel. Arrivés là, le plus dur reste à faire : tromper la vigilance des gardiens, se faufiler à bord d’une rame et se cacher suffisamment bien que pour ne pas être repéré à l’arrivée. Un vrai parcours du combattant, pour une guerre sans doute moins terrible que celle que les migrants ont fui.
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