La manipulation du langage
« Si j'étais chargé de gouverner, je commencerais par rétablir le sens des mots ».
Confucius (551-479)
Les interrogations sur le langage sont récurrentes dans l’histoire de la philosophie. On se souvient que c’est l’art de la tromperie sophistique qui a forcé Platon, à la suite de Socrate, à approfondir les processus du discours humain. Nous vivons le règne de la sophistique qui opère par la manipulation du langage.
Afin de résister contre ces manigances mortifères, il convient de se poser quelques questions.
Quel rapport entre le mot et la réalité ? Les mots sont-ils représentatifs des choses ou ne correspondent-ils à rien en dehors des sons de voix ? Puis-je décider du sens des mots ? Y a-t-il une signification naturelle du sens des mots ?
Les vieux rouages de la sophistique
La confusion induite sur le sens des mots a des effets dans nos jugements et donc nos raisonnements. Comme ce sens n’est plus évident d’emblée, par le brouillage engendré par des commentaires complexes, on empêche les personnes d’exercer leur capacité de jugement et donc d’engagement libre.
Brian Clowes est diplômé de West point et un ancien « béret vert ». Son livre majeur, « The facts of life » (2001), analyse les techniques de manipulation du langage. La répétition de certaines informations induit de fausses convictions : les personnes croient juger par elles-mêmes mais il ne s’agit de connaissances mais de re-connaissances des slogans répétés par les autorités intellectuelles. Et comme on considère sien ce qui émane de nous, l’influence extérieure passe inaperçue.
Il va de soi qu’on ne respecte pas ici la dignité de la personne humaine puisqu’il s’agit de la contrôler pour produire certains comportements sans dialogue rationnel.
La subtilité de ce procédé consiste à modifier la perception de la réalité à travers une interprétation non-objective. Dans Le Sophiste, Platon évoque ainsi « une technique, s’occupant des raisonnements, capable d’ensorceler les jeunes gens encore loin de la vérité des choses, par l’intermédiaire de mots destinés aux oreilles qui montrent des images parlées de toutes choses pour leur faire croire que ce qu’ils écoutent est vrai et que celui qui parle est le plus sage de tous » (234c).
Ici, c’est un discours interprétatif qui brouille la vision objective du réel. Chacun sait qu’une contre-vérité répétée souvent à travers des arguments qui paraissent vraisemblables et des techniques de persuasion, peut devenir, particulièrement par l’argument d’autorité, une « vérité admise ». Le système médiatique mainstream habitue ainsi les esprits à entendre certains mots (associés souvent à des images stéréotypées) connotés moralement. Et dans cette perspective, tout ce qui est trop nouveau paraît faux ou mauvais, voire dangereux.
Les rhéteurs[1] de la démocratie athénienne étaient déjà capables de faire prendre des vessies pour des lanternes. Et donc influencer le jugement des citoyens avec des mots.
Les anciennes techniques des rhéteurs de l’antiquité ne sont-elles pas devenues des sciences exactes ? Les totalitarismes, annoncés par Georges Orwell dans 1984 avec la novlang qui inverse le sens des mots et retire du vocabulaire établi les mots qui serviraient à un discours de résistance.
Ce mode opératoire ne sert-il pas encore aujourd’hui ? Les supports médiatiques ne viennent-ils pas amplifier l’efficacité de ces méthodes de manipulation ? Certains prennent le problème au sérieux et propose une désintoxication du langage (Franck Lepage).
Il faut savoir que le nominalisme anglo-saxon, issu de Guillaume d’Occam, reprend les mêmes points de départ et affirme que la signification des mots peut varier selon les déterminations volontaristes de ceux qui ont décidé de changer le contenu de la définition. Le nominalisme contredit donc la capacité de la raison à définir les invariants anthropologiques qui constituent la loi naturelle.
Georges Orwell : prophète du XXème sicle
A ce sujet, la lecture du roman de Georges Orwell, 1984, introduit à la notion de Newspeak (Nouveau Langage). Ma vision du réel est ainsi parasitée par des intermédiaires, et donc aussi mes définitions de ce réel. Mes connaissances restent tournées vers les objets extérieurs mais sont perturbées si bien qu’il devient très difficile de percevoir la vérité objective.
Et bien que l’homme soit capable naturellement d’énoncer des jugements vrais, adéquats au réel extérieur à lui, cette aptitude naturelle peut être découragée par le relativisme.
Ce subjectivisme, véhiculé par la plupart des « philosophes » de la Modernité, engendre des discours déréels qui prennent leurs désirs pour la réalité. Ce mode de procéder est illustré dans la déclaration tragi-comique du personnage de Lewis Carroll Humpty Dumpty dans Alice au Pays des Merveilles : -Humpty Dumpty : "C'est de la gloire pour toi !" -"Je ne comprends pas ce que tu veux dire par gloire", répondit Alice. Humpty Dumpty sourit d'un air dédaigneux, -"Naturellement que tu ne le sais pas tant que je ne te le dis pas. Je voulais dire : c'est un argument décisif pour toi !" -"Mais gloire ne signifie pas argument décisif", objecta Alice. -"Lorsque j'utilise un mot", déclara Humpty Dumpty avec gravité, " il signifie exactement ce que j'ai décidé qu'il signifierait - ni plus ni moins ". -"Mais le problème" dit Alice, "c'est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes". -"Le problème", dit Humpty Dumpty, "est de savoir qui commande, c'est tout " !
Le consensus :
A partir du moment où les hommes sont persuadés que les mots ne peuvent avoir une signification objective, l’instrument relativiste pour maintenir le lien social malgré l’infinité des opinions toutes aussi valables les unes que les autres est le concept de « consensus ». Cette fabrique du consentement à l’ordre établi camoufle les divergences dans les définitions des mots en diabolisant les affirmations globales et nécessaires.
Bien entendu, le réel reste le réel, malgré toutes les fausses interprétations véhiculées par le monde médiatique, mais ce brouillage de nos inductions naturelles parvient à influencer les comportements car l’homme est un être social dont la culture pèse sur le jugement. Quand une prescription devient légale, la plupart des hommes la considèrent légitime, surtout quand la définition de ce légitime, la loi naturelle, s’estompe.
La seule façon de sortir de la dictature du positivisme est de retrouver les définitions de la loi naturelle qui serviront de repères stables pour mesurer les lois positives. L’étude et la définition précise de cette loi naturelle donnera les repères essentiels et permettra ainsi d’évaluer les propositions de la vie démocratique et de rejeter celles qui sont motivés par le calcul d’intérêt financier au détriment de la dignité humaine et du bien commun.
Quelques exemples :
Nous n’aborderons pas ici les questions de bioéthique qui pourtant sont le théâtre d’une bataille sémantique actuellement. L’art de fabriquer des euphémismes se retrouve dans de nombreux domaines. Le relativisme est ainsi appelé tolérance. Le protectionnisme économique est nommé repli sur soi. Le sens de la vérité objective est nommé extrêmisme. Être judéocritique, c’est être antisémite.
Le terme oligarque concerne des russes, exclusivement : comme s’il n’existait pas d’oligarques américains et de manière générale anglo-saxons… Le système oligarchique serait-il étranger à l’Europe occidentale ? Doit-on poser la question ?
La notion d’égalité est celle qui marche le plus. L’égalité substantielle des personnes ne peut pas cacher leurs différences réelles. On fabrique ainsi des « lits de Procuste » qui envisage l’homogénéisation des jugements et des comportements dans un conformisme contraire au débat démocratique. L’école est le canal efficace et incontournable de cette uniformisation des citoyens.
L’interdiction des jugements de valeurs est un fruit du relativisme. Afin d’évaluer nos actes en fonction des orientations bonnes de la loi naturelle, nous devons discriminer, autrement dit discerner. Mais le terrorisme intellectuel actuel a érigé le terme discrimination au rang de crime contre les mœurs de l’homme nouveau. L’injonction « tu ne porteras de jugements » est un des préceptes de la nouvelle charte du positivisme qui remplace progressivement notre Décalogue communément admis. De même que « Sois ouvert » ou encore « Sois consensuel »
Le terme hiérarchie a disparu des manuels de management et remplacé par projet qui devient le champ des critères d’évaluation de notre capacité de gestion. Il s’agit ultimement de créer la nouvelle « aristocratie » sur des normes oligarchiques : ceux qui sont capables de « faire de l’argent ».
Le terme suffrage universel est un autre de ces mots dénaturé dénoncé par Etienne Chouard. Puisqu’il s’agit de voter pour des gens que nous n’avons pas choisis mais qui sont pré-choisis par le système en place. La démocratie authentique ne se réduit pas aux élections ponctuelles. Cf : Pierre Rosanvallon : Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1992 ; Folio-Histoire, 2001.
On voit ainsi la plupart des concepts-clés de la loi naturelle être disqualifiés[2]. La confusion sociale qui en résulte est dramatique pour beaucoup de personnes vulnérables. Doit-on ici rappeler les chiffres des suicides et tentatives de suicide chez les jeunes ? Doit-on rappeler les multiples addictions qui altèrent leur jugement et leur liberté ? Peut-on vivre en régime démocratique avec des personnes qui peinent à lire des argumentations de plus de 10 lignes ?
Le rôle de la philosophie réaliste est de retrouver le sens des mots, autrement dit de repréciser les orientations de la loi naturelle jusqu’en ses fondements spéculatifs (logique). Cette philosophie suit les orientations de la logique réaliste aristotélicienne et encourage un discours subordonné aux faits : l’homme ne crée pas ces faits mais les reçoit. C’est le réel qui s’impose à nous. C’est le réel qui commande mais le réel défini selon ses finalités.
Depuis quelques décennies, toute une batterie de dispositions légales et législatives, encouragées par des instances mondialistes, ont accéléré le refus d’une nature pré-orientée à mes choix et consacre l’homme nouveau positiviste dont les jugements sont exclusivement construits par son ego et ses désirs individuels et utilitaires.
[1] Socrate et après lui Platon et Aristote distinguaient une juste rhétorique de la sophistique. La rhétorique utilise des procédés persuasifs en vue d’un bien objectif préalablement défini de façon nécessaire. La sophistique n’envisage pas de bien défini préalablement comme une finalité souhaitable pour le bien commun : les mots sont employés en vue du bien particulier d’un individu, d’un groupe.
[2] Cette volonté de faire table rase sur les indications de cette loi naturelle sert le positivisme juridique et finalement l’ordre établi.
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