La paix est fragile et la mémoire volatile

C’est une tragédie qui n’a plus rien d’un secret. Elle fait la Une depuis des mois, bouleverse les agendas politiques chaque semaine et déstabilise une population embarrassée. Des journalistes, des bénévoles ou de simples habitants, pécheurs ou militaires qui se trouvent sur la route des migrants nourrissent avec poigne, tristesse et désolation, une page de l’Histoire européenne sombre à l’épilogue incertain. Certains protestent sans être entendu quand d’autres écrivent avec une émotion immense. Ces messages et ces images provenant de la Mer Egée, de la Libye, du Sahel, de Turquie, du Levant, du Maroc, d’Italie, de Hongrie, de Calais et d’ailleurs s’imposent péniblement dans notre quotidien imperturbable sans que nous les regardions, sans qu’ils nous indignent. Pourquoi sommes-nous aussi insensibles à cette misère destructrice qui se lie à nos actes passés ? Pourquoi ce déni collectif pour une souffrance que nous connaissions il y a soixante-dix ans ? Pourquoi sommes-nous indifférents à ces chiffres effrayants qui décrivent un désastre sanglant ? Pourquoi passer sous silence ces actes de tortures, de viols, de destruction pure et simple de populations sacrifiées ? Pourquoi restons-nous spectateurs face à ces exterminations barbares de défenseurs de la liberté ? Pourquoi refusons-nous d’aider ces êtres de sang commun, ces hommes, femmes et enfants, qui pourraient être nos compatriotes, nos amis, nos frères ? Qu’y a-t-il de si fort qui nous inhibe et nous empêche de nous battre pour leur défense, leur survie et leur avenir ? Combien de temps, d’images, de témoignages, de morts et de souffrants devrions-nous voir défiler devant nos yeux aveugles pour qu’enfin nous réalisions la gravité de ce récit odieux ? Je ne comprends pas. Pourquoi sommes-nous complice d’un crime contre l’humanité, nous, la France, terre de liberté, nous, l’Europe, terre de paix et de prospérité ?
« Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres » disait Romain Gary. S’il existe des auteurs qui connaissent l’Histoire des violences inhumaines commises par les européens au cours du siècle dernier, celui-ci est un de ceux-là. Nous nous étions promis de ne plus les revivre, ni même de leur donner la moindre lueur d’espoir de renaitre de leurs cendres. La paix est fragile, la mémoire volatile. Il est impératif de rappeler à la jeunesse déboussolée et à la population vieillissante jusqu’à quelle profondeur ces horreurs peuvent ronger l’âme d’une société. Le nationalisme est une trahison du présent envers l’Histoire, ou plutôt des ignorants envers les survivants. Le patriotisme est une force qui s’est édifiée sur une dynamique fraternelle, où l’engagement collectif a primé sur les peurs personnelles. Aujourd’hui, les conflits et tyrannies ont quitté nos terres mais continuent de menacer des millions de misérables, notre passé devrait nous élever au rang des indignés, il semble que nous l’avons oublié.
Une génération meurtrie a bouleversé la société au lendemain des conflits qui ont ravagé l’Europe. Nos pays se sont relevés par la démocratie et par le développement économique à un rythme inégalé depuis lors. Les enfants de survivants ont grandi dans un modèle de prospérité paisible et durable, l’éducation s’est démocratisé, l’accès aux innovations et à la propriété s’est étendu. Puis vint la stagnation, d’abord brutale puis banalisée, elle s’est traduit par un sentiment de déclin pour certain, de fatalité pour d’autres. L’espoir d’un avenir meilleur s’est épuisé au fur et à mesure qu’une nouvelle génération prenait place dans les écoles françaises. Celle qui s’intègre comme elle peut, et qui peine à faire valoir son droit au travail, au logement digne et à l’accès au capital. Malgré tout elle grandi, inéluctablement, faisant d’elle une génération résolument optimiste face à des parents nostalgiques et craintifs. Mais la sagesse humaniste et la puissance des convictions pacifistes, qui se sont entretenues par le témoignage des survivants de la guerre, s’évaporent avec le temps, faisant baisser la garde face à la fragilité de la paix. La responsabilité de notre nations a été minimisée lors de notre éducation concernant la colonisation, la Shoa, la guerre du Vietnam ou encore la guerre d’indépendance de l’Algérie. De ce fait, les nouvelles générations oublient, négligent et bannissent de leur mémoire ce qu’ont été ces violences, ce qu’elles ont impliqués, et ce que les victimes ont enduré.
Aujourd’hui, les conflits sont ailleurs. Notre sensibilité à la guerre se cantonne à quelques témoignages choquants rapportés par les rares journalistes qui s’y aventure ou quelques militaires de retour de mission, bridés par le remord et pressés d’oublier. La pauvreté hors de nos frontières est invisible à nos yeux, nous la négligeons tout autant que celle qui habite nos villes et qui déstabilise l’équilibre sociale sans que nous la combattions. Ces misères-là n’existent plus dans notre imaginaire crédule. C’est une tout autre souffrance que nous nous représentons, celle-ci se nourrit d’angoisse au milieu du superflu. De cette indifférence, nos âmes patriotes se chargent de haine contre une population dont nous ignorons tout. Nous nous revendiquons victime d’un fléau que nous ne savons définir, ni même ne savons mesurer l’ampleur. Mais les certitudes se forgent dans l’esprit des naïfs, les préjugés dominent sur les vérités invisibles. Nous accusons l’islam sans écouter nos nombreux compatriotes musulmans, omettant de penser qu’il ne s’agit pas d’un choc des civilisations mais tout simplement que cela se résume à un combat ordinaire entre tyrans sanguinaires malades d’un fanatisme violent, assoiffés de pouvoir comme l’Histoire de l’humanité en a tant connu, notamment sur nos terre, même là où on ne l’attendait pas. La religion n’est qu’une arme idéologique, une propagande puissante, un outil d’unification, une force de rassemblement, indispensable à la guerre et insiste au martyr. La cause de ces maux n’est pas l’islam mais bien ces hommes et femmes qui la manipulent, tous nés d’un passé complexe où l’Occident a sa part de responsabilité. Ils sont motivés par un sentiment de vengeance ou par un besoin d’existence, propre à chaque individu désespéré, à toute jeunesse dépourvu d’avenir. De notre inquiétude ingénue naît un sentiment de vulnérabilité, d’abandon même de ceux qui sont mandatés pour nous protéger, nous rassurer, nous épargner de cette angoisse qui noircit notre paisible France.
Les lacunes regrettables de notre éducation ne doivent pas justifier cette affligeante résignation. Celle qui consiste à laisser périr des peuples agonisants aux abords de nos rives, au titre d’un doute sur la soutenabilité de notre économie ou pire, sur leurs supposées intentions sous-jacentes de venir nous envahir et nous terroriser. Ou même du fait d’une impression vague que notre équilibre socio-culturel est en danger, sans pour autant prendre la peine d’imaginer le transformer pour s’adapter à une mondialisation incontournable. N’est-ce pas exagéré de regarder crever ces enfants innocents sur ces berges rocailleuses, parce que nos calculs incomplets et nos jugements hâtifs nous laissent le droit de vaciller ? Aurions-nous cette hésitation indécente si ces enfants étaient les nôtres ou ceux de nos semblables ? Resterions-nous passifs si cette campagne hongroise était le jardin où nous jouions gamin ou si cette Mer Egée était le court d’eau où nous flânons le soir avant d’aller dîner ? Notre solidarité se limite à notre champ de vision, elle est égocentrée et intéressée, alors que nous la brandissons comme une valeur maitresse de notre République. En ayant ce comportement porté par la méfiance, nous sommes complices de leur désillusion, nous fortifions l’impasse, nous les abandonnons, lâchement, à quelques lieux des bombes, au milieu du chao où l’injustice commande.
Nous nous vantons d’être un grand pays, où les valeurs surpassent les clivages individuels. Mais cette France que l’on aime tant glorifier ne méritera plus sa stature si nous fermons nos portes et si nous laissons la misère du monde perdurer sans y faire attention. Ce qui fait la beauté de notre Histoire a été de sortir plus fort des horreurs du passé, subies ou engendrées, en consolidant notre système politique et juridique sous l’exigence de valeurs humanistes. Il est aujourd’hui de notre devoir de répondre dignement à cet appel insoutenable crié par des populations mourantes, de sociétés agonisantes, au nom de nos valeurs, telles que l’on se les approprie si fièrement. Les solutions sont complexes mais pas inexistantes, nos moyens sont limités mais loin d’être inutiles. Ce qui est certain avec cette géopolitique aux évolutions indécises, c’est que sans volonté, sans recherche, sans curiosité, sans acharnement et sans obstination, rien n’aboutira, rien ne progressera. C’est la base de tout effort, la condition absolue de toute réussite. Il convient de réaliser l’ampleur de l’urgence, de saisir toutes les opportunités qui s’offrent à nous pour venir en aide à ces régions et à ses habitants, de chercher inlassablement des solutions et d’encourager encore et toujours ceux et celles qui œuvres chaque jour pour sortir de l’impasse. Nous devons soutenir de façon constructive les efforts de progression, plutôt que de perdre de l’énergie à manifester nos angoisses et à souiller le débat d’insolences inutiles.
Ne soyons pas stupides, ces personnes marchant depuis des semaines ne viennent pas balayer la France avec des idées maléfiques. Ces gens fuient la guerre, la misère ou la peur. Ils n’ont besoins que d’une chose : la sécurité. La liberté est derrière eux, dans leur pays d’origine, l’Europe n’est une terre refuge où la survie semble possible. Ils la jointe pour attendre, dans l’espoir de repartir et de tout reconstruire. Ce ne sont pas des assoiffés de liberté ou de prospérité qui viendraient saper nos cultures et voler nos emplois. Non, ces familles fuient, sans savoir où elles vont, en espérant seulement que sa terre d’origine ne s’écroulera pas dans l’oubli, dans l’espoir d’y retourner un jour, reconstruire ce que le fanatisme et la corruption a détruit, au Moyen-Orient et en Afrique.
Croire que l’isolement et le déni nous épargnera des conflits de l’extérieur est d’abord profondément égoïste et assurément illusoire. Accueillir, intégrer, aider au développement, contenir la violence, instaurer la stabilité politique, solidifier les bases juridiques, tels sont les besoins auxquels l’Europe peut subvenir, à l’intérieur comme à l’extérieure de ses frontières. Participer à ce sauvetage nécessaire nous rendra fier, cette fierté d’être ce qu’on est, celle que tout homme aime tant sentir, c'est-à-dire porter des valeurs partagées au sein d’une communauté solidaire. Au contraire, laisser une génération à l’abandon dans ces régions, où la misère et la peur dominent, tachera à jamais notre Histoire, notre patrie et nos idéaux insincères. Les victimes de ces tueries, que la faim, les armes et l’humiliation massacrent aujourd’hui et maintenant, nous percevront longuement comme des bêtes immorales et définitivement turpides. Quel droit aurons-nous alors de scander des slogans républicains si notre si belle République est incapable d’être solidaire ? La honte nous hantera tant que la mémoire vivra. Ces hommes et femmes grandiront et se souviendront, nous accuseront à juste titre dès qu’ils retrouveront la force de s’indigner devant tant de mépris et de lâcheté. La France, mère de l’Europe et fille de nos comportements, doit sacrifier ses peurs au profit de son honneur qui fait qu’on la respecte au-delà de ses frontières. Accueillir ces réfugiés, c’est prouver aux régimes de Bachar Al-Assad, d’Erdogan, de Boko Haram, d’AQMI, d’Al-Qaïda, de Daech, de Poutine ou de Ryad que les européens vivent dans un territoire de paix et de démocratie qui a été conquis et qui le restera.
On peut se sentir impuissant face aux complexités du monde, aux tragédies insensées et aux conflits interminables. La force diplomatique et militaire de la France et de ses alliés a les moyens d’influencer l’avenir de ces populations déracinées. Leurs choix doivent être collectifs, raisonnés, encouragés et surveillés, leurs ampleurs réalistes et leurs conséquences anticipées. Mais ces actions sensibles sont du ressort d’une minorité compétente que la majorité a le droit de contrôler ou de critiquer sans être en mesure de dicter. En l’occurrence, la société civile, cette masse puissante et sous-exploitée a un pouvoir inéluctable de solidarité concrète. Il ne s’agit pas d’attendre la décision toujours tardive de politiciens cernés par des contraintes propres à leurs fonctions, et sur lequel il serait trop tentant de faire porter toute responsabilité d’échec. Non, il s’agit de s’organiser efficacement et spontanément pour venir compléter les actions extérieures de nos forces multinationales. Nos sociétés doivent d’abord s’obstiner à accuser, condamner, démolir et anéantir ces tyrans et leurs idées macabres, une condition sine qua non pour qu’un chemin vers la paix et la stabilité politique puisse se redessiner dans ces régions dévastées. Nous pouvons aussi aménager l’accueil temporaire de réfugiés menacés, en leur offrant un toit, une activité, une scolarité, le temps d’un instant, d’un moment de répit qui a l’allure d’un triste fantasme dans les pensées ternes de ces migrants ruinés. Nous pouvons soutenir financièrement, physiquement ou même moralement l’action d’organismes humanitaires qui œuvrent sur le terrain pour limiter les pertes, contenir l’exil et aider au développement à la suite d’un désastre. Nous pouvons investir intelligemment dans des régions isolées où le micro-crédit suffit à redynamiser une économie locale. Nous pouvons partager nos technologies les plus simples comme les plus avancées. Nous pouvons apporter notre expérience et nos compétences à la construction de systèmes politiques et juridiques solides et protecteurs, tout en respectant les traditions et les valeurs qui font la richesse de ces cultures.
La connaissance est la pièce critique d’un combat nécessaire face aux bouleversements d’ici et d’ailleurs. Efforçons-nous de comprendre et obstinons-nous de chercher inlassablement des solutions afin de rester ceux que nous prétendons être, des individus fiers au sein d’une République revitalisée, au service de peuples épuisés par la domination des armes sur les besoins de liberté. La France est belle lorsqu’elle est ambitieuse, c’est aujourd’hui à elle, avec ses partenaires européens, de porter haut l’espoir d’un retour de la paix dans ces régions dévastées. Notre Histoire nous enseigne à quel point c’est à elle que nous devons l’envie de vivre et de donner la vie. Faisons appel à notre mémoire pour enrichir nos actions, et ainsi laisser place à la reconstruction.
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