La perte de la dignité
Qu’est-ce qui peut rapprocher un étudiant en école de commerce d’un individu ne disposant plus des ressources matérielles permettant de subvenir à ses besoins les plus élémentaires ? Le fait que ces deux individus n’inspirent plus de respect à leurs contemporains et qu’ils semblent incapables de se comporter avec sérieux, décence ou réserve. Bref, la perte de leur dignité (librement consentie par les premiers et inévitable pour les seconds en dépit de leurs résistances).

Il me semble particulièrement intéressant que les études en écoles de commerce, des établissements qui forment en grande partie les classes supérieures de la société, se caractérisent par une perte de la dignité. A vrai dire là quand d’aucuns considèrent la perte de la dignité comme l’un des effets les plus frappants et les plus effrayants de la pauvreté, il est légitime de supposer que ceux qui appartiennent à la catégorie la plus aisée de la population seront caractérisés par une dignité proportionnelle à leur aisance financière. Or, il n’en est rien.
Pourquoi traiter spécifiquement les étudiants en école de commerce plutôt que d’une autre catégorie de la frange la plus aisée de la population ? Et n’est-il pas légèrement exagéré de parler d’une « perte de la dignité » au sujet de ces étudiants ? A bien des égards, j’ai été frappé par la manifestation de cette « indignité » chez ces étudiants, probablement parce que j’ai été amené à les observer de plus près que d’autres mais je n’exclus évidemment pas que d’autres groupes d’individus disposant d’une aisance matérielle au-dessus du commun puissent manifester ces symptômes dans des proportions semblables, si ce n’est davantage. Les études en école de commerce se caractérisent par un certain nombre d’habitudes parmi lesquelles on pourrait citer les soirées étudiantes, l’importance de la vie associative, l’importance accordée à la consommation d’alcool, celle accordée à la vie affective (voire sexuelle). On pourrait également parler du bizutage ou des stages en entreprise, ces sujets auraient tout autant de pertinence dans l’optique de l’étude que je mène mais il est nécessaire de se restreindre et pour cela j’ai choisi les points à la fois les plus usuels et les plus marquants.
Les soirées en école de commerce se caractérisent déjà par leur coût, par opposition aux universités, les étudiants en école de commerce sont souvent liés aux milieux entrepreneuriaux et peuvent ainsi bénéficier d’un sponsoring très important : le coût de certaines soirées peut alors avoisiner plusieurs années de travail d’un smicard. Une telle débauche de moyens se traduit bien évidemment par une ampleur festive qui se veut orgiaque, en effet la recherche du plaisir liée à l’orgie caractérise aussi bien à la soirée en école de commerce que sa démesure, son indécence.
La vie associative en école de commerce est un des moyens notables de pousser les étudiants à l’émulation dans l’abandon de leur dignité. Ce phénomène est particulièrement visible dans les phases de recrutement où la sélection ne se fera pas tant sur des compétences liées au domaine de l’association que sur la capacité à surprendre le jury par son originalité et sa capacité à faire les choses les plus absurdes. Il est évident que toutes les associations n’ont pas le même rapport à ces usages mais il est tout flagrant que les plus populaires d’entre elles sont celles qui y accordent le plus d’importance.
La consommation d’alcool est directement liée aux soirées étudiantes mais pas uniquement, elle est très présente dans le quotidien des étudiants et a sa place dans toute soirée - même à l’échelle d’un appartement - qui se respecte. Son importance n’est pas anodine : l’un des effets majeurs de l’alcool à forte dose est la désinhibition, autrement dit la perte de toute réserve, de toute décence : si l’individu n’est pas consciemment capable d’aller au bout de l’abandon de sa dignité, il peut s’aider de l’alcool.
A ce phénomène, on peut directement lier les relations affectives qui sont en grande partie permises par cette consommation d’alcool. Les relations affectives sont liées à la conception de sa dignité que peut se faire l’étudiant en école de commerce dans la mesure où la norme est de considérer que l’âge des études est celui du plaisir et de l’amusement (avant l’ennuyeux monde du travail) et que ceux-ci passent par la multiplication des expériences amoureuses (avant l’ennuyeux monde de la relation stable lié au travail stable). Or l’abandon de sa dignité est essentiel dans cette optique : celui qui fait encore preuve de réserve ou de décence sera incapable de se montrer compétitif dans cette frénésie relationnelle. L’application de cette frénésie à la sexualité mène à une considération moins sérieuse de son intimité qui doit pouvoir être ouverte à la multiplicité des conquêtes amoureuses.
Mais il y a-t-il lieu de considérer que cette perte de la dignité est liée à la nature même des études de commerce ? Il est manifeste que la vie en entreprise demande une certaine solidité psychologique ou du moins une aptitude à se considérer comme un bien interchangeable qui écarte le risque de questionnements moraux contre-productifs. Or comment en venir à se considérer comme un bien ? Cela n’a rien d’évident mais il est clair que ce travail à de grandes chances d’être facilité par l’abandon de la dignité qui, à bien des égards, est caractéristique d’un être humain. Le philosophe Paul Ricœur disait que la notion de dignité renvoyait à l’idée que « quelque chose est dû à l'être humain du fait qu'il est humain ».
Il me semble donc nécessaire de faire l’effort de penser sa dignité et de se demander pour quels motifs on nous demande de la sacrifier. Quelle légitimité a telle personne de me demander de renoncer à ma dignité ? Et si cette tentative semble ridicule à certains qui considèrent que ça serait « se prendre trop au sérieux » ou se voiler la face devant le caractère absurde de la vie (idée très répandue dans cette époque post-métaphysique), je répondrais par cette citation tirée d’Obermann : « L'homme est périssable. Il se peut ; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice. »
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