La prépa littéraire meurt dans l’indifférence de ses défenseurs légitimes
Le récent projet de loi de Vincent Peillon a mis en ébullition le milieu des classes préparatoires. Cet article ne traite pas de ce débat mais rebondit dessus, pour attirer le regard sur le danger qui menace spécifiquement les prépas littéraires.
La khâgne a pour essence d’ouvrir à la réflexion des élèves, égaux par leur passion de la culture, et de les aider à devenir des passeurs de savoir, capables de combattre les préjugés quotidiens. Cet idéal issu des philosophes des Lumières est en train de mourir, sous des pressions internes et externes de la formation.
Voici 6 propositions, pour rénover une structure capable de faire beaucoup plus qu'elle ne le fait aujourd'hui. Avant qu'elle ne soit plus capable de rien.
Propositions illégitimes et urgentes pour l’enseignement des lettres et de la culture.
Le déclic a commencé avec le livre récent d’une camarade.
J’ai parcouru avec une grande avidité le livre d’une camarade de master, Loriane Lafont, auteure de Misère et décadence des grandes écoles. J’ai été ébranlé par les parties qui traitent de la « soumission » des Ecoles normales supérieures aux grandes écoles de commerce.
La création de la Banque d’Epreuves Littéraires, la BEL, a conduit les deux principales Ecoles normales supérieures, la parisienne et la lyonnaise, à perdre leur identité propre.
Les professeurs préparant à l’ENS de Paris ont été bouleversés dans leurs habitudes : rôdés dans leur discipline et dans les limites infinies et immobiles du programme de leur matière, ils étaient habitués à savoir quoi dire, quoi faire faire et quoi expliquer à leurs élèves. Avec la BEL, ces professeurs ont été dépassés, désarçonnés face à un programme spécifique à préparer chaque année : nécessité d’adaptation, stress, manque de périodes de repos (car ils prennent toutes leurs vacances entre avril et septembre pour entamer le programme), préparation du programme en même temps que les élèves… J’ai longtemps vu certains de mes professeurs désarçonnés par ce compromis bâtard. S’ils perdent leur plaisir à enseigner, cela a un impact sur les élèves.
Il en résulte ce que Loriane Lafont décrit : marchandisation des cours, désir de l’élève de totaliser quantitativement les informations, rupture du pacte de confiance entre l’enseignant et l’élève, puisqu’ils sont tous les deux en train de préparer le concours. Et certains élèves ont parfois de l’avance sur un professeur. La BEL est un sac plastique mis sur la tête des ENS, des prépas littéraires et de tous ceux qui y sont, par amour des lettres : le plaisir à étudier est gâché, et celui à enseigner aussi. La BEL a rendu tout le monde perdant.
Il est nécessaire de sortir de la BEL et que les CPGE littéraires affirment leur identité littéraire. Rénovons les concours, rénovons les prépas, pour redonner un souffle à cette partie de la formation universitaire importante du paysage français.
Réaffirmer l’identité des deux formations par deux programmes distincts.
La Classe préparatoire littéraire aux Humanités (ENS de Paris).
Les épreuves du concours : littérature, latin, grec ancien, histoire, philosophie, langue moderne et un enseignement « flottant » au choix parmi : géographie, musique, cinéma, théâtre, histoire de l’art, autre langue moderne. Dès l’hypokhâgne, le choix de l’enseignement « flottant » est fait en fonction de matières proposées dans l’établissement que l’élève a intégré après la terminale.
Le programme écrit et oral est très vaste et toujours fixe. Ainsi, les Humanistes préparent en deux ans leur concours. Cela leur laisse du temps pour se faire une culture complète dans les matières enseignées. La pression engendrée par les échéances avant le concours est également moins grande, ce qui enlève une part de stress non négligeable à ces étudiants.
Latin et grec obligatoires. Ceux qui n’ont jamais fait de l’un ni de l’autre ont la possibilité de débuter les deux langues en hypokhâgne. Actuellement, les établissements ne le permettent pas, mais c’est possible et faisable : j’ai eu la chance de le faire à titre exceptionnel, et ai suivi avec profit les deux langues anciennes en tant que débutant. Exit l’épreuve d’histoire ancienne comme épreuve en plus : elle est intégrée dans chaque épreuve de langue ancienne.
Cette Classe préparatoire littéraire aux Humanités répond à la fois aux aspirations des élèves, à l’identité d’une grande école et à une crise culturelle. Les hypokhâgneux intègrent une prépa pour étancher une grande soif de culture, dans tout un tas de domaines connus et moins connus. Leur motivation et leur goût pour la culture française et occidentale leur permet d’approfondir les matières qu’ils connaissent depuis le secondaire. Cette prépa aux Humanités apporte toute la culture humaniste, en long, en large et en travers.
Dans cette proposition, la grande place faite au latin et au grec n’est pas un combat d’avant-garde, ni une volonté conservatrice de revenir au bon vieux temps des compositions anciennes. Nous sommes tous des Latins et tous des Grecs. La littérature et la culture antiques sont essentielles pour que l’on puisse comprendre qui nous sommes, d’où nous venons et quelles erreurs ont été commises, pour ne pas les reproduire. Le latin et le grec sont délaissés car ils ne répondent pas aux exigences du monde actuel. Ces deux langues doivent se battre et évoluer, pour intéresser les écoliers de demain.
Cette bataille peut prendre forme et force dans une prépa aux Humanités, apte à étancher la soif de savoir des étudiants. Remettre ces deux langues au cœur d’une telle prépa, c’est ouvrir la porte à ceux qui auront les idées justes et le pouvoir de faire évoluer le latin et le grec pour en faire, à nouveau, des enseignements intéressants et essentiels à l’éducation de tous.
La Classe préparatoire littéraire à Spécialité (ENS de Lyon).
Les épreuves du concours : littérature, histoire, philosophie, géographie, langue moderne, un enseignement « flottant », parmi : autre langue moderne, cinéma, théâtre, histoire de l’art, musique, langues anciennes (latin + grec, inséparables).
Les élèves choisissent un enseignement de spécialisation, qui rajoute un programme et des heures à une des épreuves citées ci-dessus. Il est tout à fait possible de se spécialiser en langues anciennes dans une Classe préparatoire à Spécialité.
Les programmes changent chaque année. Ils sont spécifiques, voire pointus, dans chaque domaine. C’est en quelque sorte une agrégation avant l’heure : les échéances arrivent plus vite que dans une prépa aux Humanités.
Deux prépas, deux ENS, pour deux profils post-bac.
Aucun jugement sur une khâgne par rapport à l’autre : il ne s’agit plus d’agiter un antagonisme entre « khâgnes classiques » et « khâgnes modernes ». D’où leurs noms, proposés pour valoriser chacune d’elles, et montrer ce qui fait la spécificité de chaque concours.
Chacune de ces deux prépas correspond à un projet et à un profil spécifiques : d’un côté, ceux qui veulent approfondir et maîtriser un domaine en particulier, tout en gardant un pied dans d’autres matières ; de l’autre côté, ceux qui veulent engranger un maximum d’informations dans tous les domaines. Les prépas à Spécialité sont pour les premiers, les prépas aux Humanités pour les seconds.
Revenons au livre de Loriane Lafont, p. 137 : « la spécificité de la khâgne est d’être une classe qui vaut d’abord pour l’intérêt intellectuel et culturel de ses contenus. » Et non pour faire chic, pour savoir rédiger une lettre ou s’exprimer en public.
Il y a donc une nécessité de réformer rapidement les khâgnes. Mais il faut aller plus loin encore. Beaucoup d’élèves de prépa lettres sortent de ces classes déroutés, démotivés, désarçonnés par l’atmosphère particulière qui règne dans les khâgnes. C’est alarmant, quand on sait que tous ceux qui intègrent les prépas lettres sont à la base des gens passionnés et motivés par les études littéraires.
L’ascenseur social républicain nous oblige à penser plus loin qu’un simple changement dans la préparation : il faut faire des prépas lettres de véritables endroits d’épanouissement pour des élèves passionnés.
Il n’y a pas que les grandes écoles, il faut valoriser l’après : l’Université, les cursus co-habilités, et les concours de l’enseignement.
Les littéraires ont peu de chances d’intégrer une école dans la mesure où elles sont peu nombreuses. Il faut donc valoriser les cursus de master des Université et les masters co-habilités entre les grandes écoles et les facultés.
Les ex-élèves de CPGE littéraires sont ensuite d’excellents étudiants de master en université ; ils produisent d’excellents mémoires, grâce à la solide formation qu’ils ont appris et à l’endurance au travail qu’ils développent en prépa.
Les masters co-habilités, dirigés par de grandes écoles et des universités, favorisent une mise en commun des enseignants, des enseignements et des étudiants, issus de diverses facultés, et regroupés après sélection. Ces masters, peu nombreux encore mais s’étoffant réellement, forment des viviers dynamiques et permettent à d’aspirants chercheurs de tisser entre eux des relations d’échanges intellectuels et humains, pour former le corps d’enseignants-chercheurs de demain.
La valorisation des cursus universitaires a pour but de dépassionner les concours, c'est-à-dire d’évacuer les tensions et les stress que l’on trouve spécialement dans les CPGE littéraires. La passion engendrée par la nécessité d’avoir un concours entraîne la marchandisation des cours, devenus produits de consommation utiles pour intégrer une ENS, et la perte d’intérêt intellectuel pour les matières.
Cette valorisation doit passer par une véritable information de la part des professeurs de khâgne. Si leur but premier est de préparer les élèves aux concours des grandes écoles, les professeurs favorisent également la réussite post-prépa de tous ceux qui n’intègrent pas les ENS.
Mettre en avant les cursus de fac montre aux élèves que ne pas avoir le concours n’est pas un drame, qu’on réussit très bien et que l’avenir est radieux, même sans ENS. Les cursus universitaires normaux ne sont pas des voies de garage : un étudiant motivé et brillant fera un excellent parcours où qu’il soit. D’ailleurs, tous les élèves des ENS sont obligatoirement inscrits en faculté dans des formations de master puis de doctorat, au cours de leur scolarité à l’école. Ils ne suivent que quelques cours à l’école.
Grande école ou non, les prépas littéraires donnent un aperçu des concours de l’enseignement du second degré. Les prépas aux Humanités et à Spécialité permettent aux élèves, heureux ou malheureux des concours, de voir leurs années de prépa comme une initiation aux concours des CAPES et des Agrégations.
Une notation décalée.
Les notes en prépa sont extrêmement basses ; pourtant, les élèves reçoivent, en fin d’année, une équivalence en crédits ECTS qui leur permettent de faire reconnaître leur année d’étude, auprès des facultés françaises et européennes. Ainsi, un an en prépa vaut une année de licence.
Ce qu’il y a d’incroyable, c’est que les élèves obtiennent des mentions pour ces équivalences. Or, qu’importe la moyenne générale obtenue en prépa (6 comme 12/20), l’élève reçoit souvent une équivalence mention Très Bien. Cela veut dire que tout élève de prépa vaut au moins 16/20 en faculté. Pourquoi mettre moins que 16/20 aux hypokhâgneux et khâgneux ?
Là où tout le monde s’accorde à reconnaître le problème qu’il y a à noter en prépa, c’est lorsqu’un élève tente d’intégrer une école étrangère, comme Harvard. Comment expliquer à une telle école qu’un 7 de moyenne en anglais est une excellente note ? Les dossiers présentés sont difficiles à appuyer, malgré les lettres de recommandation des professeurs jointes à un tel dossier.
Les notes de prépa plombent les dossiers, ne valent rien dans le système d’ECTS reconnu à l’échelle européenne. Mais pire encore, les notes plombent les êtres qui les reçoivent…
Ne pas noter l’hypokhâgne et remplacer la note par des compétences à acquérir.
La raison est simple : les nouveaux élèves d’hypokhâgne arrivent dans la formation bavant de motivation, de désir de s’instruire et d’entamer une formation rigoureuse.
Or, la notation passe, en hypokhâgne, de motivation à sanction. Au lycée, beaucoup de bons élèves voient les notes comme une motivation constante : on cherche à toujours avoir plus. Mais en hypokhâgne, les notes sont généralement divisées par deux, voire plus. La notation a un effet très néfaste sur des élèves avides de savoir : cette note devient une pure sanction pour certains, et la « chute » entre la terminale et l’hypokhâgne décourage.
Qui plus est, prenons untel : il cherchait toujours à dépasser le 15/20 au lycée. Arrivée en hypokhâgne, il se retrouve à 7/20 et pensera alors que 12/20 à un devoir, ce sera formidable. La notation cause donc une perte dans l’espoir de décrocher les meilleures notes, ainsi qu’une dépréciation de ses capacités. Prendre une tôle dès l’arrivée en prépa lettres décourage, dégoûte et remet en question le goût de l’apprentissage et des lettres.
Il faut purement et simplement supprimer la notation en hypokhâgne, et la remplacer par un listing des compétences, fait à chaque devoir et à chaque interrogation orale : celles acquises par l’élève, et celles qui restent à acquérir, eu égard aux exigences de forme et de contenu de chaque épreuve.
Un tel système aurait pour effet de motiver tous les élèves, et de les guider vers un nivellement par le haut durant toute l’année d’hypokhâgne. Voir ce qui est acquis et ce qui doit l’être, cela pose un objectif dans le temps : réussir à devenir irréprochable durant l’année d’hypokhâgne.
Imaginez l’émulation, la motivation et les résultats que ça apporterait pour toutes les khâgnes. Ne plus noter, c’est niveler par le haut des gens déjà choisis pour leurs motivations et leurs résultats scolaires. Le gain est quadruple : les élèves sont motivés et confiants ; les professeurs réussissent à guider plus profondément et efficacement leurs élèves ; le niveau des concours est relevé, et les élèves continueront leurs études avec brio, dans l’enseignement comme dans la recherche.
Situation critique, repositionnement urgent.
Professeurs, élèves et ex-élèves de prépa lettres, regardez bien ce qui cause le mal-être dans ces classes.
La khâgne a pour essence d’ouvrir à la réflexion les élèves, de leur apprendre à penser par eux-mêmes et faire d’eux des passeurs de savoir. Ces élèves ont pour vocation de transmettre le flambeau, « d’éclairer » à leur tour une multitude d’élèves et de combattre les préjugés. Cet idéal issu des philosophes des Lumières est en train de mourir, d’étouffer à cause de la BEL et du pervertissement interne de la prépa lettres.
Il faut réagit maintenant. Aujourd'hui, la pensée meurt. Et sans elle, que restera-il d’humain en nous ?
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