La retraite des Classes Moyennes, cette question
La retraite des Classes Moyennes, cette question
Comme la majorité des Français, il est moyen. Moyen futé et moyen beau, en plus d’être de taille moyenne et de Classe Moyenne (1). Machin, Chose, Truc ou Bidule, quelle importance, son nom ainsi que son prénom sont si communs, eux aussi, qu’il pourrait s’appeler Vulgum Pecus. Et bien entendu, il est d’âge moyen.
En fait il se prénomme Truc, de patronyme Bidule, et il est employé administratif dans une grosse boîte. Mais autant sa fiche de poste est dithyrambique – « accueil téléphonique, prise de notes et de rendez-vous, collecte du courrier, tri, classement, archivage, reprographie. Prise en charge, renseignements et orientation du public, secrétariat polyvalent, réception des fournitures, gestion des stocks, réalisation de rapports et émission de lettres... » – autant son salaire est famélique. Selon le principe de Peter (2), les mieux payés, dans sa boîte comme dans le monde entier (3), sont ceux qui font travailler les autres à leur place .
La semaine est finie, c'est vendredi soir, le temps des braves, la relâche. Et pour ne rien changer à sa dépression post-confinements (4), la perspective du week-end est exagérément conique : elle se termine par un point de fuite aussi manifeste qu'un trou au milieu d'une feuille d'amertume, avec pour résultat une absence de profondeur dénonçant l'inutilité des trois dimensions, à savoir de la vie elle-même. Cette seule ébauche du repos hebdomadaire est vide d'attente. C'est un champ désolé, sans relief, ni couleur, ni mouvement, dont l'horizon ressemble à une vue de l'esprit. Une sorte d'abstraction symbolisant l'ennui au fond d'un cul-de-sac (5), et donc la peur face aux prémices du néant. Triste ritournelle que ces deux jours-là, mort-nés de toutes ces pauvres semaines répétées encore et toujours à l’infini.
Ce soir-là, Truc Bidule mangera une pizza surgelée suivie d'une crème caramel format familial (6). Il boira un peu d'eau mais surtout du vin, bon marché quoique charitable au palais. Il s'agira d'un dîner mécanique, plus à l'image d'une absorption obstinée que d'un repas sympathique. Pas encore tout à fait soûl, il regardera sans la voir une chaîne de merde qu'il ne prendra pas la peine de choisir (7) en allumant le poste – Télé-Diarrhée en direct ou quelque chose d'approchant. Claquemuré dedans sa soupente crânienne, il ne pensera ni ne réfléchira vraiment, laissant juste les symboles, les cicatrices et les postulats se mélanger négligemment au gré de sa torpeur affligée. Le passé rongeant le présent conchiant le futur ; les virus abouchés à l’Ukraine accouplée aux mass-médias ; les regards en chien de fusil des collègues en chiens de faïence ; le buzz éclipsant la réalité abusant la raison ; cette maladie-là pour toute vie ou la drôle d’affection mortelle que voilà ; et cætera.
Un peu comme l'expression d'une bête dépression nerveuse dûment autorisée à se manifester par cézigue Truc en personne – tous les jours de vingt heures jusqu'à pas d'heure – et inévitablement soutenue par une médication à base d'alcool. Posologie à géométrie variable, rapport à la température du cœur, la force des vents, l'acidité des souvenirs… Traitement dont l'effet secondaire, après avoir progressivement chloroformé sa raison, lui permet en prime de pioncer brutalement, sans rêves ni cauchemars, d'une traite jusqu'au petit matin.
Ce soir ne sera que le début de la rengaine. Après quoi un samedi alcoolique (8) rôdera en traînant les pieds, remorquant à sa suite un dimanche comateux. Remisé au placard avec les mauvaises politiques, exit pareil, le « Super-Employé-Administratif » Truc Bidule. Son alter ego pétri d’affabilité ne lui viendra pas plus en aide qu'à l'accoutumée. Il faudra se débrouiller sans ce timide complice, cette vieille chaussette. Aussi Truc s'y emploie-t-il avec conviction autant qu'avec méthode. La teinte bordeaux du liquide est bien jolie, déjà hypnogène, sa brûlure apaise l'esprit par incinération des tourments, et son goût travaillé (9) gomme l'infamie de l'existence…
Du reste, de plus en plus souvent il doit fournir l’effort de ne pas penser, de ne pas voir, de ne pas comprendre. Faire l’effort de ravaler sa sensibilité pour ne pas perdre sa place dans le carrousel crétino-professionnel. Mais tandis que l’intrigue se révèle n’être qu’un mauvais tour, il se voit progressivement devenir l'un de ces boloss de bois qui sans fin tournent en rond, ses oreilles d'âne parfaitement gominées en arrière, à poursuivre des carottes existentielles tout en se promettant de regarder un jour la vie sans œillères. Un jour, oui, promis-juré-craché.
À trente piges et quelques, il en a déjà jusque là de feinter, d'attendre la passe pour dribbler encore histoire de marquer un point de plus que le voisin. Marre de voir le même but dans toutes les cervelles, la même araignée dans toutes les lucarnes. Ras-le-bol, de pratiquer la vie comme un match de coupe du monde, en se forçant continûment. D’ailleurs il se demande parfois s'il ne serait pas plus agréable de battre en retraite dans un bled perdu, loin du bruit, des lumières et de la vitesse, pour de rat d’égout se transformer en rat des champs.
Ne pas penser, surtout ne pas penser à ces imposteurs au pouvoir (10), si peu fatigués qu’ils ne veulent pas partir, mais au contraire repousser l’âge de départ à la retraite pour garder les rennes et le gros salaire le plus longtemps possible. Oh, pour sûr, ils vont commanditer de nouvelles études claironnant qu’aujourd’hui les Truc Bidule et les Machin Chose vivent plus longtemps en meilleure santé, exactement comme ils ont publié des travaux flinguant l’hydroxychloroquine et l’ivermectine à l’époque. Ils ne sont pas à une falsification près (11). Ils tairont pareillement l’augmentation du nombre de chômeurs de plus de 50 ans engendrée par cette mesure (12), parce qu’un senior, ça coûte plus cher et ça produit moins, quand ça n’est pas déjà invalide (13). Ne pas voir, donc, surtout ne pas voir Manu et ses médias lui rappeler à quel point elle va se réduire à une bête fin de vie, la retraite (14) : de plus en plus vieille, de plus en plus pauvre, virant doucettement au confinement horizontal définitif. Ne pas comprendre, surtout ne pas comprendre que des EHPAD faisant partie d’un groupe international côté en bourse, ça t’as des manières de camps de… vaccination/rivotrilation/expédition ad patres. La santé + l’argent, deux vieilles charades à résoudre par les plus bluffants (15) de nos Young Leaders (16).
… En parlant d’oseille, quel Français Moyen n’a pas entendu cette terrible question, assourdissante à force d'unanimité, et qui a tintinnabulé en plusieurs langues dans toutes les oreilles : have you an idea, Manu, to get money ?… Pas la menue monnaie d'un quotidien laborieux, non-non, la grosse thune revigorante qui autorise à vivre en môme pour toujours et qui met à l'abri des réformes des retraites. D'ailleurs La Française des Jeux l'a bien compris, qui plutôt que faire quatre-vingt gagnants à cinquante mille euros chacun, préfère ressusciter un seul pierrot à quatre millions d'euros. Quid, d'une pudique redistribution d'amour-propre, d'une discrète papouille démocratique ?
Dans ses songes, la Classe Moyenne pense très fort à la même courte échelle que les potes à Manu, pour les mêmes paradis, dans la même inconscience. Parce qu’elle en a marre de se montrer plus raisonnable que des mafieux en col blanc, parce qu’elle ne veut plus qu’on lui explique, crise après crise, qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde.
D’ailleurs trêve de Loterie Nationale : lorsque que la Classe Moyenne additionne la part salariale des cotisations sociales qu’on lui retire tous les mois (17) (retraite, CSG, RDS, maladie…), avec la part patronale des cotisations sociales mensuelles (18) payées pour elle par chaque employeur (retraite, allocations familiales, maladie, taxes sur salaires… pas de CGG ni de RDS pour l’employeur) – et qu’elle les multiplie par 40 annuités travaillées, eh bien elle « remporte » un jackpot de plus d’un million d’euros net. C’est-à-dire que lorsque Truc Bidule aura 60 ans, il aura donné au bas mot 250 000 euros nets à l’État, tandis que son employeur aura donné, pour lui, au moins 800 000 euros nets à l’État. Or 250 000 € + 800 000 €, ça fait un million cinquante mille euros. Et si en plus Truc Bidule ne parvient pas à s’asseoir sur les 300 euros d’impôt sur le revenu prélevés mensuellement pendant 40 ans, soit 144 000 € en moyenne basse, ça nous fait 250 000 € + 800 000 € + 144 000 €, soit 1 million cent quatre-vingt-quatorze mille euros. À politique brutale, réponse bien nette, le gros lot à 60 ans, Manu, pas à 62 et bien avant 65 : 1 194 000 € en moyenne basse, environ le double en moyenne intermédiaire, soit 2 388 000 € à 60 ans, et le triple – jusqu’à « l’échappée » – en moyenne haute. Alors, pas si moyen que ça, hein ?
Il ne s’agit donc pas ici de redistribution d’amour-propre ou de papouille démocratique, mais bien d’un dû, sinon d’un racket. Car il faut choisir une bonne fois pour toute : soit on fait société, en faisant vie communautaire, solidaire et interdépendante – auquel cas il faut laisser les vieux partir à la retraite pour mieux embaucher les jeunes. Soit on fonce vers l’individualisme néolibéral dont il est question, en détruisant les services publics, à savoir la Santé et l’Enseignement, la Justice et la Recherche, les Transports, l’Agriculture, le système de Solidarité intergénérationnelle et le reste – auquel cas il faut rendre à tout le monde les cotisations sociales et l’impôt sur le revenu, pour ne laisser à l’État que :
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La Taxe sur la Valeur Ajoutée : plus de 170 milliards d’euros en 2022 (19)
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La Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques (TICPE) : 30,3 milliards d’euros (20)
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L’impôt sur les sociétés : plus de 85 milliards d’euros (source Insee) (21)
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Les droits de timbres et droits d’enregistrement (succession, donation, mutation) : plus de 37 milliards (Insee)
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L’impôt sur les Bénéfices Industriels et Commerciaux (BIC)
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L’impôt sur les plus-values (immobilères et mobilières)
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L’impôt sur la Fortune Immobilière (IFI)
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Les recettes non fiscales : 25 milliards d’euros (Insee)
… Ce qui laisse tout de même une sacrée quantité de milliards (170 milliards + 30,3 milliards + 85 milliards, etc...), pour gérer la France tout en pontifiant à la télé. Sinon, ainsi que Truc Bidule l’a dit et répété cent fois, l’État ne serait qu’un gros tas tout juste bon à faire les poches du Français Moyen (22).
So, have you an idea, Manu, to get money ?
But Manu has not a clue, ni beaucoup de fierté non plus – ou bien est-ce Joseph Robinette, Ursula, Volodymyr ou Justin ? Truc Bidule n'est plus sûr, parfois, ni de sa raison ni de son bled, et puis s’il est oualou ou bien alien, woke ou bien en plein cauchemar. D’ailleurs quelle est cette langue étrangère dans sa bouche, ce drôle de baiser sous-titré ? Un virus, une tendance TikTok (23) ? Mais Manu a-t-il seulement saisi la question ? Manu existe-t-il autrement que dans les épisodes rocambolesques diffusés dans le royaume covidiste (24) ? Un feuilleton putride pour Royaume pourri, dont les deux seuls partis d’opposition refusent à tour de rôle de mutualiser leurs forces au prétexte de doctrines antagonistes (25). Et qui sont ces autres Français Moyens, là, ces homologues guettant une réponse monomaniaque à la charade du siècle ?... Truc Bidule ne sait pas, il donnes sa langue au chat, et puis tout son dégoût aussi, puisqu’il ne possède que ses maux de tête…
La prospère devinette restera longtemps en suspens dans les cervelles moyennement perfusées, à obséder quantité de Français Moyens pendant de longues années, avant qu'ils n'abdiquent finalement pour la refiler subrepticement à la postérité, qui à son tour la versera discrètement au patrimoine onirique collectif… Merci pour le cadeau.
Sans doute l'alcool n'aidera-t-il pas à trouver des solutions, mais du moins permettra-t-il de noyer tant de muettes doléances.
Malgré ses tourments il n’a pas envie, Truc Bidule, d'appartenir à quelque chose, à quelqu'un – une communauté, une religion, une famille – une ruse qui ressemblerait à une explication. Il s’appartient à lui-même, vilain gaulois réfractaire (26), procureur moyen éructant parmi 66 millions de « confrères » (27) aussi moyens que lui. Et c’est déjà chouette. Il s’appartient parce qu’il connaît parfaitement ce risque de devoir conjuguer ses proches au conditionnel, voire carrément au passé, et pour toujours… Sincère avec sa pomme, tout particulièrement les week-ends bien raides, il se chuchote qu’il préfère la tendresse au cul, et le café-fromage au café-croissant. Qu’il a toujours peur du noir, qu’il ne sait pas retrouver les signes du zodiaque dans le ciel, et qu’il a les fesses qui font bravo devant la mort. Qu’il préfère choisir son bled, son clapier et sa tribu, de la même manière qu’il choisit de ne pas faire de promesses (28) plutôt que subir mille refus (29). Il devine encore que l'exercice des vérités doit absolument rester l'apanage des fous, sans quoi un jour les Truc Bidule finiront par s’entre-tuer comme on chercherait à éradiquer des redondances gênantes. Bien qu’ils n'apportent pas tous les mêmes réponses aux mêmes charades, ce n’est pas comme s’il y avait les bons résultats d'un côté et les mauvais de l'autre. C'est plus sibyllin que ça. Plus universel également. Comme si l'âme avait progressivement été remplacé par un ersatz des plus palpables : l'argent. Le pèze (30), qui permet d'acheter le bonheur, de chiffrer les émotions, et qui rend solvable toutes les disgrâces. Le fric, qui permet surtout de dire qu'il n'y en a pas assez pour tout le monde, concédant ingénument tant de négociations, d'avarices, de calculs contre nature. Le pognon, qui conduit les Classes Supérieures à confondre le don avec l’achat et l’esprit avec la ruse.
Après manger, Truc Bidule choisira de s'avachir dans le canapé en prévision de sa future débâcle face à quelques considérations (31) nucléaires (32) s’ajoutant à quelques narrations (33) européennes (34). Ce premier round sera ensuite consacré à l’insécurité (35) et à ses causes (36), deux thèmes qui ne favoriseront pas sa digestion. Le deuxième round sera dédié à un lancer de griefs incisifs, aussi laid qu'un lâcher de corbeaux recrutés par Alfred Hitchcock. Il bougonnera furieusement dans sa barbe, disant que nos politichiens cassent ce qui fonctionne à petits coups de marteaux, mandatures après mandatures. Que nos politichiens pervertissent l’ensemble des règles équitables qui administrent notre société, de façon à les remplacer par des règles iniques. Que nos politichiens mentent, trichent et volent. Il ronchonnera encore que les industriels sont des nuisibles boulimiques qui vous obligent à changer d’aspirateur, de cafetière, de portable ou de voiture tous les 5 ans. Que les industriels créent ou amplifient les tares qui contraignent à recourir à leurs produits, et en premier lieu la peur, la maladie, l’incertitude, la concupiscence, la paresse et la bêtise. Que les synonymes de lobbying (37) sont pression, manipulation, corruption (38), influence, et ce n’est pas parce que c’est encouragé dans la plus grande démocrature (39) du monde qu’il faut suivre. Que chaque année, chaque article augmente en prix pendant qu’il perd en qualité, ou en quantité, voire les deux à la fois.
Il chauffe, il chauffe, le Français Moyen, et c’est ainsi que sa température grimpe certains soirs, jusqu’à fausser les prévisions météo et jusqu’à niquer durablement le climat. En France, le froid n’existe plus (40) parce qu’ils ont de plus en plus souvent la fièvre, les Truc Bidule, n’importe quels tests antigéniques et PCR confirmeront ce terrible diagnostic, cet épouvantable incendie épidémique : crise de lucidité suraiguë, avec frissons et fièvre à 49.3… 49.3… 49.3…
Le troisième round n'existera fort heureusement pas, ou plutôt si, et ça sera très opportunément "cui-cui les p'tits oiseaux", sans le son ni l'image, embrassade solennelle et sans grâce avec les coussins de son canapé.
Tôt le lendemain, Truc Bidule est réveillé par une gueule de bois doublée d’une envie de pisser qui lui souffle de s'asseoir sur la lunette des chiottes. Mais il n’écoute pas sa gueule et persiste à vouloir uriner debout comme à la douche, aussi rétif qu'un Français Moyen s’obstinant dans la geste masculine. Il compisse alors ses pieds, le mur et puis la faïence. Bel et bien irrité pour le coup, il nettoie ses cochonneries en se traitant de tous les noms, puis enfile un survêt sale pour aller courir, n'importe où dehors pourvu que ça fasse mal.
À grandes enjambées il atteint rapidement la place centrale. Et comme le sort s'acharne tout exprès sur lui, il glisse une première fois sur une merde déguisée en feuille morte, se rattrape de justesse et poursuit sa course. Plus loin, il fait fuir une grappe de pigeon nourris par un vieux sur un banc, mais glisse sur les fientes cette fois, se rattrape encore et braille « sale con ! », si fort que l'insulte déferle et rebondit à travers l’esplanade vide. Il aborde finalement le jardin, dangereusement exaspéré, avec l'écho de « sale con » stationnant assidûment dans les oreilles… Pour toujours en colère (41), et sans doute sale con lui-même. Il fait deux tours complets du parc en forçant sur les foulées, croit pouvoir faire trois fois le même exploit, au même régime, mais s'affale bientôt sur la pelouse humide. Et le cul refroidi-mouillé, et la poitrine en feu, il met quinze bonnes minutes à récupérer son souffle, haletant comme un phoque, et probablement comme un sale con. Il rentre chez lui tête baissée.
Il est à peine sept heures du matin.
Le week-end ne fait que commencer, et toi, have you an idea, Manu, to get some peace ? Ah mais non, c’est vrai, tu ne te poses pas de questions, toi, et même pas tu agis : tu appliques ta doctrine libérale sans réfléchir, tu exécutes le « Grand Plan » en toute innocence comme aurait dit Hannah (42)…
Le Français Moyen se dispose donc à tourner en rond dans sa tanière. Boire déjà, ou bien s’essayer à l’art rupestre ? La boisson ou la barbouille ? Fuck, oui, de la peinture néo-brutale sur les remparts surchauffés de sa patience, pour le coup il serait capable de barbouiller des zguegues et des doigts, des têtes de morts et des bras, tout plein de cochonneries sur les murs de sa niche. Il se rappelle qu’au Moyen Âge, des êtres plus moyens que la moyenne s’étaient mis à dessiner des signes magiques sur les quais et dans les halls de gares (43) pour éloigner les virus… si, si. Alors pourquoi pas des bites ? Plus sérieusement, il préfère s'accorder un café. En se disant qu'il n'est pas bon de boire inconsidérément le ventre vide. Qu'il ferait mieux de manger un morceau, tant qu'à végéter dans son silo résidentiel. Aussitôt il entreprend d’absorber un bout de pain, un yaourt et puis deux mandarines, un peu comme le ferait la France d’en haut, mais en se demandant tout de même combien de temps il tiendra à ce régime.
Encore que Truc Bidule a toujours considéré son alcoolisme comme une forme de suicide (44). Et fier de son trait de génie, il s'est mis à appliquer ce bon mot à toutes les tares répertoriées : drogue, boulimie, alcool, tabac, mythomanie, sports dangereux, crime organisé… Très en vogue, le « suicide grand-banditisme », par exemple, peut rapporter gros mais se terminer aussi violemment que le « suicide sport-de-l'extrême ». Pas cool, quoi. Tandis que le « suicide éthylique », quoique moins nourrissant que le « suicide boulimique », sait parfaitement atermoyer avec la Grande Faucheuse tout en berçant l’âme. Ce qui est tout bénef, pour le Français Moyen, qui préfère une mort en loucedé à une mort brutale ou accidentelle, et qui éprouve cette conscience aiguë d'appartenir ainsi à la plus vaste tribu de l’univers. Celle des Ni-Oui Ni-Non. Plusieurs milliards d'âmes en peine relèvent de cette redoutable horde, au sein de laquelle lui et Manu sont inévitablement de la même espèce, mais pas du même bois. Presque semblables, non moins qu’assurément ennemis. Il faut dire que le « suicide va-t-en-guerre » de Manu vous a des relents de croisade surréaliste... Comment une si petite créature peut-elle contenir autant d’idéologie malfaisante ? Mystère et couilles de gomme. Plus que croyant et plus que pratiquant, le Manu : au minimum Grand Archiprêtre fondamentaliste du Culte Néolibéral, sans doute intronisé dès la petite enfance auprès d’un Souverain Pontife de l’Église Libérale Yankee qui lui aura administré les sept sacrements, depuis le baptême jusqu’à l’onction des malades du Covid (45).
Sociétés confidentielles et réunions secrètes, rites et protocoles hermétiques, masturbations intellectuelles, desseins planétaires, pouvoirs discrétionnaires, manigances, jeux d’enfants mal élevés, malices et mystifications toutes-puissantes, sourires entendus, chuchotements, touche-pipi dans l’ombre de la vraie vie, rires effrontés, folies tortionnaires, autocongratulations, auto-élections, auto-entreprises, autobiographies et auto-analyses, autodafés et autodidaxies… Le monde à Manu, quoi, mage néolibéral fanatique : une perversion psychotique obsessionnelle rendue universellement banale.
À cause de Manu, les Truc Bidule et les Machin Chose se battent tous les jours un peu plus, juste pour vivre, de même que tous les jours ils grandissent mécaniquement face aux bassesses de la bande à Manu (46). Du coup ils se transforment imperceptiblement en héros, les Bidule Chose. Ils deviennent héroïques par comparaison, les Français Moyens, plus élégants, plus sympathiques que Manu et sa horde infâme. Inévitablement. Les soirs de bombance, leur nom s’épanouit à proportion dans la foulée, adoptant curieusement des « intonations chewing-gum » très mode, façon super-héros américains, et c’est ainsi que nombre de Truc Bidule se voient gratifiés du pseudonyme cocasse de Nick Tarrass, héros rigolo des Classes Moyennes (47) – un personnage courageux, perspicace, qui se dispose à défendre la veuve et l’orphelin contre tout cancrelat, fusse-t-il Président de la République. Du coup, sa jumelle de beuverie, sa compagne de seconde classe adopte un nom de guerre du même tonneau, elle devient alors Miss Abondance et elle n’en finit pas de prodiguer tout plein de poutous moelleux à son héros, elle n’en finit pas de rire de Manu et de sa sobriété de façade. Nick Tarass et Miss Abondance pètent au nez des World Leaders et autres freaks, ils ne baissent rien, ils n’éteignent ni ne décalent pas (48) : ils vivent d’amour, de topinambours, de calembours, de détours, avec de l’eau fraîche et puis du raisin fermenté maison.
Mais bon, pas de nouba sans un doigt de pragmatisme : comment vivre sans faire ses courses ? Voilà au moins une petite question à laquelle Manu pourra faire l’aumône.
Truc Bidule va donc prendre sa douche, et vingt minutes plus tard il pousse son caddie dans les rayons du supermarché situé à l'angle de la rue. Chez lui, la machine à laver tourne, la poubelle est vidée, la vaisselle faite. Une routine sirupeuse, c'est sûr, des habitudes pas très bandantes, mais qui rappellent combien la vie est tributaire d'une palanquée d'addictions courantes. Comme manger, boire et dormir. S’amuser, se laver, s'habiller. Buller, travailler, faire ses courses. Et même aviser les autres Français Moyens qui s'affairent autour de soi, les regarder faire leur shopping comme soi. Pour parvenir à se visualiser aussi au passage : reconnaître ce zèbre derrière son chariot, là, celui qu'on croise dans les allées, avec sa tête basse, sa bouille désenchantée, sa dégaine de lardu – et puis se fédérer à lui, s'amnistier à la fin…
Lorsque Truc Bidule repart avec ses sacs de courses, il n’observe que le trottoir, ne voulant déjà plus voir ses frères et sœurs jumeaux. Il marche tel un funambule menacé de valdinguer dans des lieux communs, soit du Bien, soit du Mal. Clairvoyance, ou bien démence ? Refusant la bascule facile, le plongeon confortable, avec persévérance il se concentre pour rester dans l'axe, pour demeurer en vie comme en asile psychiatrique… tout en guettant – il faut bien l’avouer – la fameuse tangente, la trappe secrète qui lui permettrait, en même temps que de tromper la mort, de se faire oublier de cette putain d'existence : une sortie de secours, une chouette pirouette… Parce qu'il voudrait quitter la vie comme on quitte un malentendu, en filant à l'anglaise, sans faire d'excuses mais sans crever pour autant, à la façon dont on se détournerait d'une méprise pour cause de publicité mensongère. Avec morgue.
Bien sûr il poursuit son week-end en tuant le temps comme il peut, et c'est en buvant toujours plus qu'il arrivera finalement à bout du Baron Samedi. En mixant la télé avec la mémoire, en refaisant l'histoire, en zappant de chaînes en souvenirs, de souvenirs en chaînes, en mélangeant les styles, les trombines et les matchs jusqu'à perdre la balle, l'âme naufragée sur Canal Brouillard. Heureusement, il aura la présence d'esprit de défaire son ceinturon, d'ôter ses chaussures et de s'allonger, la tête et les pieds rehaussés par les accoudoirs…
C’est ainsi que Messire Truc Bidule aura de nouveau corrigé l'horizon approximatif. Il aura débarrassé la table pour écrire sur un coin de la nappe comme on gribouille des menaces. Apaisé enfin après avoir rendu son verdict, les yeux fermés et les mains croisées sur le ventre, il croira encore apprécier sa copie en relisant son texte, mais en réalité il sera déjà en train de comater géométriquement. Suicidé une fois de plus au whisky, il se sera arrêté de mourir pour roupiller.
En ronflant.
Voilà. Et toi, de ton côté, have you an idea, Manu, to get some rest ? Toujours rien ? Alors sache qu’aujourd’hui, toute la Classe Moyenne le pense si fort qu’on peut l’entendre jusqu’à l’autre bout du monde : fake it untill it fucks you, Manu. Traduit en français moyen, ça donne à peu près : bonne tannée 2023, homme nu.
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