Le balancier
Un balancier offre deux positions d’équilibre. Une position haute, instable et qui demande une surveillance constante. Et une position basse qui est stable car après n’importe quelle perturbation il se remet en place de lui-même. Cette image illustre de nombreux problèmes qui se posent à nous et dont les solutions peuvent schématiquement se ramener à deux options opposées comme les positions d’équilibre pour le balancier : elles se distinguent par le fait que l’une nécessite constamment des efforts pour être conservée, l’autre au contraire est stable et, même si elle est bousculée, revient d’elle-même à sa position d’équilibre.
L’exemple le plus spectaculaire de ces deux options opposées dont l’une nécessitait de multiples d’artifices pour être conservée et dont l’autre au contraire restait ferme devant toutes les objections éventuelles, fut donné autrefois par les deux théories qui s’affrontèrent pour expliquer les mouvements relatifs du soleil et de la terre. Le géocentrisme supposait la terre immobile et le soleil tournant autour d’elle. Mais cette conception, dite de Ptolémée, exigeait des hypothèses en grand nombre pour expliquer les mouvements du ciel, l’incroyable vitesse qu’elle attribuait aux étoiles lointaines, et surtout les mouvements bizarres des planètes qui parfois se mettent à reculer sur la voûte céleste dans ce mouvement particulier que les astronomes appellent rétrogradation. Par contre l’héliocentrisme répondait facilement à toutes les questions qui pouvaient se poser. C’est finalement lui qui s’est révélé être la bonne réponse.
Le même choix se présente souvent aussi dans les décisions que nous devons prendre. Par exemple, quand au siècle dernier la circulation automobile commença à se développer, les passages aux carrefours devinrent très rapidement difficiles. La conduite à droite donnait la priorité pour s’y engager, et elle enlevait cette priorité pour en sortir. On fut alors obligé d’envoyer des policiers qui réglaient la circulation. Les anciens se souviennent sans doute de cette époque où chaque carrefour dès qu’il était suffisamment passager, avait son agent de la circulation. Il essayait évidemment de gérer au mieux la situation, mais pourtant les embouteillages étaient fréquents. Ensuite, avec l’augmentation du trafic, et la demande en personnel qui devenait trop forte, apparurent les feux rouges automatiques. Mais, à cause des mesures de précautions obligatoires telles que pendant de longues secondes le carrefour restait vide de circulation, cette solution ne fut pas entièrement satisfaisante. Je me souviens alors d’un jour où dans le quotidien Le Monde des années 60 il me semble, parut un article traitant de ce problème. Il était assez révolutionnaire car il prônait de supprimer les feux rouges et d’instaurer dans les carrefours une priorité à gauche ! Ce fut un tollé. On se moqua d’une mesure qui allant contre nos habitudes enracinées ne manquerait sûrement pas de provoquer des accidents en grand nombre. Et de nombreuses années passèrent dans le statu quo, jusqu’à ce qu’un jour, pressés par la nécessité, nous avons enfin accepté de tester cette nouvelle réglementation qui a depuis eu le succès que nous lui connaissons. Désormais, nous y avons remplacé l’équilibre instable du début, où un policier de la circulation devait constamment veiller au grain, par un équilibre stable où la circulation se fait d’elle-même et où les contrôles sont devenus si peu nécessaires que, parfois, on serait bien heureux de trouver un policier pour un renseignement à demander et il n’y en a plus aucun en vue.
Dans les exemples qui viennent d’être donnés nous avions le choix entre deux options radicalement opposées dont l’une posait de nombreux problèmes et dont l’autre au contraire était tout à fait satisfaisante. Et ce qui est étonnant c’est que, dans chacun de ces cas, notre choix initial s’est porté sur la solution qui était mauvaise. C’est une particularité dont il faut tenir compte. Elle avait déjà été observée par Platon dans le mythe de la caverne. Il y suppose des hommes naissants et vivants enfermés. Et lorsque l’un d’eux vient dire que le monde n’est pas obscur, mais au contraire lumineux ils se moquent de lui, le vilipendent et le mettent à mort. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé plus tard au moine Giordano Bruno pour avoir préféré l’héliocentrisme au géocentrisme. Ainsi les décisions que nous avons à prendre sont compliquées par cette propension que nous avons à choisir les réponses qui nous semblent évidentes plutôt que celles qui résultent d’un raisonnement impartial. Evidemment lorsque ces réponses coïncident, ce qui heureusement est souvent le cas, c’est sans inconvénient. Mais il n’en va pas de même lorsqu’elles sont à l’opposé l’une de l’autre. Alors, hélas, ce que nous appelons notre « bon sens » nous fait souvent choisir la mauvaise solution.
Une deuxième complication vient du fait que souvent cette seconde option nous est entièrement cachée. Donnons en un exemple : au Moyen Âge, la ferveur religieuse fit construire de nombreuses églises et cathédrales. Les architectes cherchaient à faire toujours plus haut. Mais, pour maintenir les voûtes à ces grandes hauteurs, ni la solution plein cintre de l’art roman ni la solution en ogive de l’art gothique ne donnaient satisfaction. La poussée sur les murs y était toujours trop forte et il fallait la compenser par des contreforts qui enlevaient évidemment un peu de leur grâce à ces édifices. Mais comment faire autrement ? Or, la solution était d’une facilité déconcertante. Là aussi, il fallait procéder exactement à l’inverse de ce qui était dicté par notre intuition. Les compagnons de l’époque cherchaient la forme optimale en élevant des murs vers le ciel. Or, au contraire, il leur aurait suffi de faire pendre une simple chaîne entre deux grands arbres, ou bien entre deux rives escarpées d’une gorge, pour obtenir le parfait profil à donner à ces voûtes pour qu’elles puissent se maintenir sans contrefort. Cette courbe parfaite, qui porte justement le nom de chaînette, n’a été découverte que récemment par les scientifiques, à une époque où malheureusement la ferveur religieuse a disparu. Et on ne peut s’empêcher de rêver aux merveilleux monuments que nous aurions eu si les architectes d’autrefois avaient eu cette idée si simple de regarder vers le bas au lieu de regarder vers le haut. Le plus beau des témoignages que nous en avons pour le moment est la grandiose arche de Saint-Louis aux Etats-Unis qui, sans autre support et contrefort, culmine en toute élégance à près de 200 m de haut.
Pour revenir à l’époque actuelle, prenons un exemple plus proche de nous : quand les supermarchés sont apparus, on découvrit avec étonnement ces caddies qui étaient mis gratuitement à notre disposition. Il suffisait de les remplir dans le magasin et puis ils permettaient de transporter facilement tous les achats jusqu’aux coffres des voitures. Le problème était que celles-ci étaient garées parfois assez loin. Les caddies étaient alors abandonnés en pleine nature, sans parler de ceux qui les emmenaient tout simplement chez eux. Il y eut alors de nombreux panneaux expliquant que ce matériel devait être ramené à son lieu de dépôt, qu’il coûtait cher, que les clients faisaient les frais de ce gaspillage, qu’il en résultait une hausse des prix. Rien n’y faisait. Il fallut alors mettre des surveillants de parking pour empêcher ces fuites. Mais, malgré leur nombre, l’exode continuait quand même. C’est alors qu’apparut l’idée de ces petits « consigneurs » où il faut glisser une pièce restituée quand le caddie est ramené dans sa file. L’exode cessa sur-le-champ. Les surveillances devinrent inutiles. Ici encore il y avait deux réponses au problème posé : l’une consistait à faire confiance au civisme des clients, et elle nécessitait des surveillances et des contrôles permanents ; l’autre consistait à utiliser les consigneurs et elle supprimait tous les inconvénients de la première. C’est la seconde qui l’a emporté. Mais encore fallait-il y penser.
Ces exemples et de nombreux autres qui pourraient évidemment être donnés devraient nous orienter vers une théorie qu’il serait intéressant de développer. Elle poserait comme principe que, dans tous les problèmes qui se posent à nous, il existe une solution « idoine » c’est-à-dire parfaitement adaptée. Mais que cette réponse peut soit aller à l’encontre de notre « bon sens » (carrefours, héliocentrisme), soit nous être complètement cachée (caddies, voûtes). Dans le premier cas, il nous faut apprendre à vaincre nos réticences et, dans le second cas, il nous faut nous mettre en quête de cette réponse « idoine » dont le critère sera de lever tous les inconvénients des autres solutions.
Cette conception n’est nouvelle que dans sa prétention à être universelle. Autrement elle fut ponctuellement partagée par de nombreux précurseurs comme, par exemple, les économistes tenant du libéralisme, tels Adam Smith, pour lesquels cette solution « idoine » portait le nom de « main invisible ».
Un des premiers à montrer que, même dans les cas les plus désespérés, cette solution existe, mais qu’il faut y penser fut peut-être Eumène, grand chef militaire sous les ordres d’Alexandre le Grand. Comme celui-ci était Macédonien, il n’était entouré que de compatriotes alors qu’Eumène était Grec. Aussi quand Alexandre mourut, Eumène comprit vite que sa vie ne tenait plus qu’à un fil. De plus, la situation paraissait sans issue car toutes les initiatives envisageables semblaient vouées à l’échec : s’enfuir, c’était la honte et, de plus, il serait facilement rattrapé. Le prendre de haut et il renforcerait les animosités contre lui. Faire profil bas et il révélerait son inquiétude ce qui l’affaiblirait davantage. La situation paraissait donc sans issue et l’Histoire abonde en exemples de ce genre qui ont justement mal fini pour les intéressés. Or, Eumène trouva cette idée de génie qui manqua aux autres. Il alla voir tous les généraux et il leur emprunta à chacun de l’argent. Cette amusante histoire est rapportée par Plutarque auquel nous laisserons le mot de la fin dans l’admirable traduction d’Amiot, en français ancien qui écrit : "dont il advint une chose bien étrange ; car l’argent et l’avoir d’autrui lui fut sauvegarde et assurance de sa vie ; et, au lieu que les autres donnent de l’argent pour s’assurer et sauver, lui au contraire, en en prenant, mit sa vie en sûreté ". En ayant l’idée de chercher à l’encontre du sens commun, Eumène trouva la solution « idoine » qui résolut son problème.
Il serait alors curieux de chercher nous aussi cette solution « idoine » dans les grands problèmes qui bouleversent notre société. Et, comme j’ai fait ma carrière dans l’Education nationale, je me suis amusé à imaginer ce qu’elle pourrait être dans ce domaine sachant que son critère sera de mettre fin à tous les dysfonctionnements qu’on y observe : démotivation des élèves, absentéisme des enseignants, laxisme dans les examens (à tel point qu’un grand hebdomadaire a remarqué que plus le nombre de jours de grève est élevé plus il y a de reçus au baccalauréat !), dévalorisation des diplômes, revendications tous azimuts. Et, ce qui est remarquable, c’est qu’une fois qu’on est convaincu de son existence, cette solution idoine n’est pas difficile à trouver. Je l’ai développée dans un autre article paru dans Agoravox.
Pareillement pour les problèmes de la délinquance qui empoisonnent de plus en plus la vie de nombreuses cités. Il est évident que, là aussi, la bonne réponse est encore à trouver. Embarquer les sauvageons dans les paniers à salade, les sermonner dans les postes de police puis les relâcher sans autre forme de procès n’est pas une solution. C’est même pour eux un titre de gloire recherché. Par ailleurs, il est évident qu’on ne peut pas non plus les mettre en prison. Toutes ces solutions coercitives sont donc vouées à l’échec et nous nous résignons à ce mal que nous pensons inéluctable. Mais supposons implantée la théorie de la solution idoine. Nous penserions alors à la chercher. Et alors pourquoi ne s’inspirerait-elle pas, par exemple, de la méthode d’Eumène ? Le sauvageon n’est conduit au poste de police que pour le versement d’une caution. Il ne peut en tirer aucune gloire. Et ce sont ses amis et ses parents qui versent cette caution car il est en général impécunieux. Dès lors, tout à fait comme dans l’histoire d’Eumène, tout son environnement se mobilise pour qu’il ne récidive pas afin de pouvoir récupérer cette caution. Et voici sans force et sans violence, notre sauvageon remis de facto sur le droit chemin !
Notre société est dorénavant bouleversée par de nombreux problèmes d’autant plus graves que la population mondiale est en train d’exploser. Pour chacun, nous devons trouver une réponse qui amène un équilibre. Mais le choix que nous faisons, dicté par notre intuition ou notre « bon sens », est trop souvent celui de l’équilibre instable du balancier vers le haut qui implique surveillance et contrôle, lesquels suscitent à leur tour récriminations, critiques et revendications. Le fait est que nous en sommes à présent submergés. Que nous lisions n’importe quel journal, que nous ouvrions n’importe quel programme de télévision ou que nous nous plongions dans n’importe quel livre ce ne sont partout que récriminations de toutes sortes. Aussi il va devenir de plus en plus nécessaire de nous convaincre que chaque fois une solution « idoine » existe, correspondant à une position stable du balancier, c’est-à-dire apportant la justice, la paix et enfin la quiétude. Une fois persuadés que cette solution existe, alors nous aurons l’idée de la chercher. Mais quand nous l’aurons trouvée, il faudra alors surtout le courage de l’imposer puisque nous avons vu que presque toujours cette solution « idoine » va à l’encontre de notre inclination naturelle.
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