La disgrâce d’un chaman dupé par des Colombiens
L’homme s’appelle Valentin Mejillones et c’est lui qui la veille de la prise de pouvoir d’Evo Morales en janvier 2006, présida une cérémonie au cours de laquelle le premier président amérindien de Bolivie allait être revêtu de pouvoirs cosmiques dans les ruines de la cité précolombienne Tiwanaku. Le chaman demanda à Pachamama la déesse Terre et aux esprits protecteurs Achachilas de veiller au bien-être du gouvernement Morales. Il remit également au nouvel homme fort du pays le bâton symbolisant son statut de chef suprême des Indiens des Andes. Le prêtre
Aymara est comme Evo Morales issu de l’ethnie la plus importante du pays qui constitue son principal soutient politique.
Mardi 27 juillet des
investigations portant sur l’activité des Colombiens dans la ville d’El Alto, cité de 1 million d’habitants proche de la capitale La Paz, ont conduit les policiers au domicile du chaman. Les forces spéciales de lutte contre le narcotrafic y ont trouvé une fabrique de purification de cocaïne de technologie colombienne ainsi que 350 Kg de cocaïne d’une valeur estimée à 300 000 dollars sur le marché bolivien. Selon la police la drogue en état liquide provenait du Pérou et devait transiter par le Brésil pour finalement atteindre les marchés européens et asiatiques où sa valeur marchande est estimée à 1,5 million de dollars.
Répondant aux questions des medias sur cette affaire, le chaman s’est dit surpris par cette découverte de la police et a affirmé avoir été trompé par le couple de Colombiens qui lui avait confié fabriquer des pastilles et des pommades à base de plantes. D’après la police le rôle du chaman dans ce dispositif consistait à alerter ses complices d’une présence policière dans le quartier. Les explications du guide spirituel ont peu convaincu la juge
Marcela Siles qui a ordonné son incarcération tout comme celle de son fils et du couple colombien. Ils encourent jusqu’à 20 ans de prison pour trafic de drogue.
Afin d’éviter que des voix malveillantes s’empressent d’établir un quelconque lien entre le président et le guide spirituel, le gouvernement par la voix du vice-président Alvaro Garcia s’est très vite désolidarisé du chaman en précisant que ce dernier se devait de répondre de ses actes et qu’il ne bénéficiera d’aucune protection gouvernementale. Evo Morales a quant à lui gardé jusqu’à présent le silence sur cette embarrassante affaire. Une affaire de plus car en 2008 déjà les sœurs de Margarita Terán une de ses proches collaboratrices étaient arrêtées pour trafic de cocaïne là aussi. Cette situation est d’autant plus inconfortable pour le président bolivien qu’il a fait de la défense de la culture de la coca un axe fort de sa politique socio-économique.
Demande de légalisation de la culture de la coca à l’ONU
Evo Morales qui a été réélu président d’un syndicat de cocaleros, les cultivateurs de coca, s’est fait le champion de la défense des traditions indiennes et notamment la consommation de la feuille de coca dont il veut obtenir le retrait de la liste des narcotiques de l’ONU. La nouvelle constitution de 2009 stipule d’ailleurs que la coca fait partie du patrimoine culturel du pays, qu’elle est une ressource naturelle renouvelable de la biodiversité bolivienne et un facteur de cohésion sociale. Le chef d’État bolivien avoue lui-même en posséder une parcelle. Historiquement, la feuille de coca est aux yeux des Boliviens un important symbole de l’histoire et de l’identité des peuples indigènes des Andes. Sa mastication le « acuillico » existe bien avant 3000 avant jésus christ. Elle sert de stimulant pour se protéger du mal d’altitude, réduire la sensation de faim, lutter contre le froid et donne aux paysans l’énergie nécessaire pour affronter leurs dures journées de labeur. Dans ces sociétés une branche de feuilles de coca peut constituer un présent de grande valeur. Parfois considérée comme plante sacrée, elle a encore aujourd’hui un usage rituel, médicinale et culturel qui transcende les cultures indigènes. Evo Morales pour qui sa disparition serait synonyme de perte significative d’une partie de la culture ancestrale des peuples indigènes boliviens, mène depuis son accession au pouvoir un combat international pour lever l’interdiction de la culture de cette plante à partir de laquelle est fabriquée la cocaïne.
En mars 2009 Au cours d’une séance plénière de la
52ème conférence de la commission des stupéfiants de l’ONU à Vienne, une feuille de coca à la main et ostensiblement mastiquée peu après, Evo Morales se lança sous les applaudissements de certaines délégations, dans un long plaidoyer pour le retrait de la feuille de coca de la liste des stupéfiants interdits par les conventions internationales .
Depuis 1961 la feuille de coca au même titre que la cocaïne fait partie de la liste de l’ONU des drogues interdites. Une décision qu’il qualifie d’erreur historique et qui fait des millions de Boliviens qui encore aujourd’hui cultivent ou simplement mastiquent la coca des criminels au regard du droit international. Le dirigeant bolivien regretta la confusion faite entre la cocaïne dont il est contre et la feuille de coca qui selon lui n’est pas nocive pour la santé, n’engendre pas de perturbations psychiques ni de dépendance. Il reconnut même en avoir été consommateur pendant 10 ans. Enfin, Il demanda à ce qu’on cesse d’avilir et de criminaliser ce symbole des traditions de son peuple.
Evo Morales voit dans l’usage licite faite par les Boliviens de la feuille de coca qui est mastiquée, infusée, utilisée à titre thérapeutique ou lors des rituels des débouchés économiques pour son pays qui est parmi les plus pauvres au monde. Il a décidé de modifier la loi qui autorisait 12 000 hectares de culture de la coca dans certaines régions des Andes pour faire passer cette superficie cultivable à 20 000 hectares. Le chef d’État s’est même lancé dans un projet de création d’une boisson à base de feuilles de coca baptisée
« Coca Colla » qui a vu le jour en janvier 2010. Cette boisson censée rivaliser avec le soda américain doit booster la production de la coca dans le pays selon le gouvernement. Une culture quasi-industrielle qui devrait aussi permettre la fabrication des produits comme des tisanes, des pâtes dentifrices et des liqueurs à base de coca. Cette augmentation de la production de la coca est accueillie avec beaucoup d’inquiétude par l’ONU qui évaluait en 2008 à 54 000 tonnes la quantité de coca produite et à 30 200 hectares les terres réellement consacrées à la culture de la coca en Bolivie. L’ONU qui rappelle également qu’en 2007 dans le Pérou voisin 80% de la production de coca était transformée en cocaïne. Tout ceci montre la difficulté du jeu d’équilibriste auquel se livre le président bolivien qui incite son peuple à produire plus de coca pour améliorer la situation économique du pays et doit veiller à ce qu’aucune partie de cette production ne soit destinée au marché mondial de la cocaïne chiffrée en centaines de milliards de dollars.
L’État bolivien dépassé par un trafic durablement implanté dans le pays
Selon l’ONU la production de coca de la Bolivie dépasse largement ses besoins traditionnels et nourrit en partie le narcotrafic. Avec 195 tonnes par an la Bolivie est le troisième exportateur de cocaïne derrière la Colombie et le Pérou et les fortes prises de 2010 suggèrent un trafic à la hausse. La gravité de la situation est telle que le président Evo Morales n’hésite plus à demander aux producteurs de coca de réduire leur production afin de lutter contre le narcotrafic. Ce narcotrafic qui pourtant injecte des millions de dollars dans le secteur informel de l’économie du pays et représente la seule garantie sérieuse de revenus pour des de milliers de pauvres qui ont cessé de croire aux projets du gouvernement sur la commercialisation licite de la coca. En juillet 2009 déjà la plus grande fabrique de cocaïne du pays d’une capacité de production quotidienne de 100 Kg a été découverte dans le département de Santa Cruz. Le gouvernement s’était alors réjouit de ce coup porté aux narcotrafiquants qui lui permettait de montrer à la communauté internationale la fermeté de son engagement dans la lutte contre le narcotrafic. Un engagement qui suscite un certain scepticisme dans la communauté internationale tant le président bolivien s’est impliqué dans le développement de la culture de la coca. Les critiques auxquelles fait face le gouvernement bolivien ne proviennent pas que des États-Unis qui ont fait de l’éradication de la culture de la coca une des clés de leur lutte contre le trafic de cocaïne, elles proviennent aussi d’une partie de la classe politique brésilienne. Le candidat du Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne (PSDB) à la présidence d’octobre 2010
José Serra a publiquement accusé pendant sa campagne électorale la Bolivie d’alimenter 80 à 90% du marché brésilien de la cocaïne. Une situation dont sont conscientes les autorités boliviennes qui en 2009 ont densifié la présence militaire dans les zones frontalières du Brésil et du Paraguay compte tenu de la forte présence des narcotrafiquants dans ces zones. Malheureusement l’État bolivien ne peut seul faire face au trafic de cocaïne en pleine croissance sur son territoire car en plus d’être l’un des principaux producteurs de cocaïne la Bolivie est également un pays de transit de la cocaïne en provenance du Pérou. Le gouvernement bolivien a donc plus que besoin de l’aide de la communauté internationale dans sa lutte contre le narcotrafic.
La difficile collaboration avec un acteur clé de la lutte contre le narcotrafic : les Etats-Unis
En juillet 2010 le président Evo Morales reconnaissait lui-même que la lutte contre le narcotrafic restait l’une des faiblesses structurelles du pays que son gouvernement s’efforce de combattre. Il avouait l’incapacité de la police et des forces armées à traquer efficacement des narcotrafiquants disposant de bien meilleurs moyens matériels et des technologies beaucoup plus avancées. Le gouvernement bolivien a sollicité l’aide des Nations Unies pour coordonner les actions internationales de lutte contre le narcotrafic et doter la Bolivie d’équipements tels que des radars de télécommunication qui permettraient de contrecarrer les cellules de renseignement des narcotrafiquants. Une aide qui pourrait tout autant être apportée par les Américains fortement impliqués dans cette lutte si Evo Morales n’entretenait pas des rapports aussi difficiles avec les Etats-Unis. En 2008 le président bolivien n’a pas hésité à
expulser l’agence antidrogue américaine (DEA) pour cause de soupçon de conspiration contre son gouvernement. Les États-Unis premier pays consommateur de cocaïne au monde ne peuvent cependant se permettre de laisser le champ libre aux narcotrafiquants dans le troisième pays exportateur de cocaïne. Alors les deux Etats s’efforcent de collaborer tant bien que mal en tentant de surmonter les différences idéologiques et les problèmes du passé. Mais un partenariat dont les deux acteurs ont des visions aussi diamétralement opposées peut-il efficacement fonctionner ? Pour le dirigeant bolivien le « zéro cocaïne » nécessite un « zéro marché ». A ses yeux tant qu’il y aura un marché de la cocaïne, les feuilles de coca seront déviées vers ce marché aussi rationalisées que puissent être les plantations. Les Etats-Unis sont donc invités à assumer leurs responsabilités en éradiquant d’abord leur marché domestique de consommation de cocaïne. De plus le président bolivien voit dans la volonté américaine de lutter contre le narcotrafic en Amérique du Sud des visées géopolitiques et pire, il accuse États-Unis de se servir du narcotrafic comme prétexte pour discréditer les dirigeants qui luttent pour la libération des peuples. Pour le dirigeant bolivien le combat contre les narcotrafiquants aux côtés des Américains doit se faire sans ingérence intérieure et surtout militaire. Autant d’obstacles, autant de verrous idéologiques dont probablement tirent profit les narcotrafiquants pour pérenniser leur business.
L’embarras du président Evo Morales dans la mésaventure de son chaman illustre la complexité de la problématique de la lutte contre le narcotrafic en Bolivie. Le président socialiste qui en défiant la communauté internationale s’est lancé dans la promotion de la culture de coca pour favoriser l’essor économique de son pays se rend compte qu’il n’a fait qu’amplifier le trafic de cocaïne qu’il prétend pourtant combattre. Son pays est désormais contraint de faire appel à la communauté internationale face au pouvoir des réseaux internationaux de narcotrafiquants. Un combat extrêmement difficile, presque perdu d’avance tant sous une forme ou une autre la consommation de la coca s’est mondialisée et n’est plus le fait de petits peuples vivant dans les Andes soucieux de maintenir les traditions d’antan.
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