Le CNRS se meurt lentement, est-ce grave docteur ? II - Après 1990
Pour commencer, quelques remarques d’ordre économique. Souvent, quand deux entreprises possèdent des segments du marché en commun, il peut se produire des fusions, soit pour occuper de manière plus efficace un marché, soit pour jouer l’entreprise multicartes et se déployer dans plusieurs segments complémentaires. Les exemples connus ne manquent pas. En général, on dit que les petits se font bouffer par les gros. Les cas de rachats d’une PME innovante par un grand groupe sont fréquents. Ce qui se passe au CNRS depuis deux décennies ressemble à un phénomène de cette nature. Le gros qui voudrait « bouffer » le CNRS, c’est l’université. Pourtant, le CNRS est quasiment une forteresse, défendue par un statut et des chercheurs déterminés. Mais petit à petit, l’université tente de mettre sous tutelle une partie des activités du CNRS sur lesquelles elle peut avoir prise. Tutelle est un bien grand mot. Disons qu’elle s’immisce dans les affaires scientifique à travers la formation des docteurs, domaine qui relève de sa compétence, car par tradition, elle délivre les diplômes, chose que ne fait pas le CNRS bien qu’il accueille dans ses laboratoires un nombre considérable de doctorants, surtout dans les sciences dures. Les parts de prérogatives de l’université se sont déployées sur deux plans. D’abord avec la mise en place de l’HDR, habilitation à diriger les recherches, autrement dit à signer le formulaire de dépôt d’un sujet de thèse choisi par un doctorant, puis de siéger à la soutenance, en compagnie d’autre HDR. En sciences dures, l’obtention de l’HDR est une formalité pour peu que le demandeur ait un stock de publications suffisantes. En sciences humaines, des enjeux idéologiques et de pouvoirs peuvent interférer avec la procédure et sanctionner des chercheurs talentueux. L’HDR est aussi un passeport indispensable pour être promu professeur des universités ou directeur de recherche au CNRS.
L’autre mise en place d’un pilotage universitaire dans l’accession au doctorat repose sur la création d’une structure habilitée, censée être pluridisciplinaire, appelée école doctorale. Avant cette mise en place, les DEA, habilités par le ministère, représentaient une mini-année de thèse, permettant, moyennant une bourse pour les meilleurs, d’effectuer des recherches et d’obtenir la thèse après trois ans de travaux dans un laboratoire. Les écoles doctorales sont censées offrir un bonus formations générales et ouverture sur le monde du travail. C’est en fait très scolaire et j’avoue qu’une telle contrainte m’aurait emmerdé à l’époque où j’étais thésard, bien qu’on puisse reconnaître un certain intérêt au suivi professionnel des docteurs (et au prestige de l’école qui affiche son taux d’insertion). Quant aux modules proposés, le problème est à mon sens le caractère obligatoire. A 22 et le plus souvent 25 balais, on n’a pas forcément envie de retourner sur les bancs de l’école. Je dois dire que ma propre formation intellectuelle, je l’ai faite sous ma gouverne, dévorant Morin, Capra, Watzlawick et j’en passe. L’autre bonus, c’est de mettre en synergie, ou plus raisonnablement en association, des filières proches pour donner plus de visibilité à la formation des doctorants. Sur ce point, nul ne peut savoir si l’intérêt profite à la qualité de la recherche ou simplement au côté mise en valeur d’une université à travers des structures qui « en jettent ». La réglementation de ces écoles stipule que les équipes qui la constituent doivent être sur le même site. C’est tout à fait dans la logique d’une concentration des compétences humaines et moyens matériels, une sorte de préalable à la constitution des futurs pôles technologiques installés sur les campus avec la pépinière d’entreprises innovantes. Bref, les vieilles ficelles et vieux ressorts ayant propulsé les groupes multinationaux sur la scène mondiale. Small is beautiful pensait l’économiste Schumacher ; une éthique économique visant à satisfaire les besoins dans le contexte du choc pétrolier de 1973. C’est exactement le contrepied pris par la tangente réformiste française qui, forte de son culte du centralisme jacobin, tente de concentrer les compétences scientifiques pour les rendre plus efficaces, visibles, attirantes, prestigieuses, taillées sur les normes des campus américains. La réforme des universités va dans ce sens et prolonge les manœuvres décidées par les précédents gouvernements.
Allons un peu plus loin. Les écoles doctorales ont été mises en place il y a une dizaine d’années après la promulgation de la charte des thèses en 1998. Leur mission a été précisée et amplifiée par des textes datant de 2006, donc sous le gouvernement Villepin. Ces dispositions ont le mérite de rendre plus transparent les rouages de la formation des docteurs, mais aussi comme effets indésirable d’introduire une pesanteur bureaucratique. Le CNRS est bien évidemment concerné en tant qu’institution riche d’une longue expérience dans la recherche. Un CNRS qui se trouve maintenant sous la menace d’un double pilotage, celui de l’AERES qui évalue tous azimuts, notamment les écoles doctorales et le niveau des recherches effectuées, et celui de l’ARN, structure créée sous le gouvernement Villepin, qui oriente les recherches, les examine avec des comités d’experts et a pour mission officielle de financer la recherche publique. Pour qui sait décrypter le système, cette structure vise plutôt à permettre à l’Etat d’avoir un dispositif de contrôle sur les recherches des organismes publics, qu’elle choisit par son groupe d’experts pour recevoir les subsides de l’argent public. Le financement de la recherche publique, et on le comprend aisément, n’a aucunement besoin de l’ANR. Il suffit de doter des organismes d’une manne suffisante. Les maîtres du soupçon y verront un abus des subsides publics pouvant être utilisés pour financer des équipes de tocards. Ils n’ont pas forcément tort. Mais c’est un choix de société. Admettre une plus grande liberté quitte à quelques déperditions de moyens, ou contrôler les moyens, quitte à bureaucratiser et stériliser l’imagination scientifique. Les politiques ont le béguin pour le contrôle. Ils n’innovent guère. Ces pratiques ont été inventées et perfectionnées par les technocrates de régimes pas très recommandables. Elles ont leur utilité, tout dépend dans quelle finalité. Et dans quel projet de société. Et de projet il n’y a plus, ni d’idéal, alors, autant se replier sur du progressisme pragmatique et réformer pour rendre plus performant les systèmes comme ceux de la recherche, avec des critères où il suffit de se mesurer aux autres concurrents. Effectivement, le classement des universités par les normes de Shanghai a jeté un électrochoc sur nos élites, choc du sérail technocratique, sorte de champ du coq pour un réveil des consciences, ou alors tocsin pour enterrer l’excellence française. Publier ou périr, la devise des scientifiques, réformer ou mourir, le mot d’ordre des experts activistes impliqués dans les grandes manœuvres de la réforme universitaire. Et Sarkozy comme chef d’orchestre ou plutôt, éponge de tendances qui le dépassent. Oui ! Détrompez-vous, citoyens, sur ce domaine, Sarkozy n’est qu’un instrument de manœuvres d’experts, de réseaux d’influences. Il y va avec l’instinct de l’animal politique. Le déroulement des événements est assez limpide pour qui sait lire dans la logique d’un processus social et historique.
Revenons à notre CNRS bien secoué ces temps-ci, jadis lieu d’excellence scientifique à la belle époque, de 1960 à 1990, et maintenant instrumentalisé pour servir des desseins dont on ne sait d’où ils émanent et qui en sont les commanditaires, vu qu’il n’y a pas de cohérence d’ensemble, hormis la mise en place de dispositifs calqués sur le centralisme bureaucratique soviétique, avec des technocrates, des experts, des apparatchiks. Jacques-Alain Miller, gendre de Lacan, considère l’AERES comme un monstre bureaucratique hypercentralisé et opaque, qui ne doit rien à l’Amérique mais rappelle beaucoup l’Union soviétique. Ce propos n’est pas insensé mais ne traduit pas la réalité de cette instance qui évalue et relève plus des techniques de management installées récemment dans les grands groupes industriels. Sous réserve d’une investigation précise, il semble bien que l’AERES joue le rôle d’une instance permettant de légitimer la fermeture d’un certain nombre d’équipes de recherche jugées faibles en termes de résultats. Et déjà une fermeture d’un laboratoire travaillant sur un sujet sensible, l’ERTAC. Les plus soupçonneux iront jusqu’à imaginer une police scientifique pouvant fermer quelques recherches dérangeantes, l’effet des ondes électromagnétiques sur les cellules vivantes par exemple. Mais le plus raisonnable semble être une orientation pragmatique permettant de redéployer les moyens sur des projets porteurs en termes de retombées sociales et économiques, tout en risquant de supprimer des petites équipes dont la recherche est plus fondamentale et discrète, avec des résultats nécessitant le long terme.
L’ « OPA » lancée par les instances gouvernementales et les universités sur le CNRS ressemble au rachat d’une chaîne de petits commerces par un grand groupe qui décide de renforcer les magasins affichant un bon chiffre d’affaires et fermant ceux qui, placés dans des lieux moins passants, sont peu rentables mais assurent quand même un service de proximité. Les personnels sont alors redéployés ou licenciés. Heureusement (ou malheureusement, selon où on se place), cette logique « libérale » ne peut être appliquée aussi facilement au CNRS dont les statuts offrent une protection aux chercheurs. Mais pour combien de temps ? On comprend pourquoi ces statuts ne plaisent pas aux pragmatiques et aux managers qui y voient une entrave à leurs desseins de gestion efficace. C’est quand même moins contraignant dans le monde de l’entreprise. Quand on restructure, on peut se débarrasser de 1000 employés en une opération, un plan de reclassement, quelques indemnités, l’appui des syndicats et le tour est joué !
Mais quelle est la logique dans tout ça ? Qui sont les commanditaires et exécutants de cette lente instrumentalisation du CNRS dont le sort ressemble à celui des immeubles vendus à la découpe. Les équipes les plus pointues seront « données » aux technopôles de prestige et les restantes, on n’ose pas deviner leur sort. Quelles sont les finalités ? Servir quels objectifs dans cette manœuvre, menée aux noms et aux intérêts de quels pouvoirs, mandatés par et pour le peuple ou bien pouvoirs personnalisés et privés ?
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON