Le double JE d’Eric Dupont-Moretti
L'avocat Eric Dupont-Moretti était jusqu'à présent connu pour être le roi de l'acquittement, pourfendeur passionné d'une justice abusive et aveugle. Pourtant, depuis quelques jours, il se montre sous un jour différent, révélant une schizophrénie médiatique qui risque de ternir durablement son image.
Jusqu’à la semaine dernière, j’avais pour Eric Dupont Moretti l’admiration naïve du supporter bercé par un storytelling médiatiquement bien orchestré. Aquitador, comme on le surnomme (Aquitatort pour ses détracteurs), fort de ses 120 acquittements, représentait le contre-pouvoir judiciaire par excellence et remplaçait déjà feu Jacques Vergès dans ma vision de l’Avocat avec un grand A. Certes, l’ouvrage du juge Luc Frémiot (Je vous laisse juges..., Michel Lafon, 2014) dénonçaient les méthodes outrancières d’EDM. Mais je le mettais aisément sur le compte d’une rivalité égotique. Quant à la sur-médiatisation d’EDM qui ressemblait de plus en plus à du marketing, je me disais qu’elle était un juste retour, qu’on ne prête qu’aux riches et qu’EDM méritait bien sa réputation. Non, EDM était à mes yeux le meilleur, et de loin le plus télégénique avec sa gueule de nounours en colère !
Mais voici que le roi du Maroc porte plainte contre deux journalistes pour « tentative d’extorsion de fonds » et charge EDM, à tout seigneur tout honneur, d’assurer sa défense. En à peine quelques heures, les médias s’enflamment sous le coup d’une campagne savamment orchestrée où fuites des morceaux choisis (mais non vérifiables) d’éléments à charge (JDD du 30 août). En tête de gondole, EDM se fait le héraut du roi. Sollicité par BFM TV, celui que j’admirais tant va en quelques phrases, détruire mes belles illusions. Interrogé par Ruth Elkrieff, le chantre de l’acquittement déclare : « Il leur est reproché de faire chanter et racketter les autorités marocaines. Eric Laurent qui se prétend journaliste, qui a une carte de presse, contacte le cabinet du roi en disant je suis en train de préparer un livre. Il faudrait que quelqu'un me contacte, c'est très important. Un représentant est envoyé et là surprise ! Enorme ! Eric Laurent leur dit je prépare un livre avec madame Graciet et moyennant 3 millions d'euros, il n'y a pas de polémique, on retire notre bouquin ! » Plus loin, EDM n’hésite pas à traiter les deux journalistes d’aigrefins, ajoutant sans nuance, tel un avocat général : « l’argent en poche, l’argent du forfait, l’argent du crime dans les mains, ils sont interpelés par les services de police et ils sont actuellement entendus dans le cadre d’une garde à vue ». Mais EDM ne s’arrête pas là. Emporté par son élan, il déclare, au sujet de l’ouvrage incriminé, qu’il n’a pas lu puisqu’il n’est pas encore publié : « Ce livre est une feuille de chou ». Sur l’un des auteurs, Eric Laurent, dont il n’a visiblement pas lu les ouvrages et dont il ne connaît pas le parcours journalistique, il déclare encore : « Monsieur Laurent est passé du statut de laudateur à celui de racketteur... voilà c’est pas plus compliqué que ça ». Oui, ce n’est pas plus compliqué que ça, le métier de défendeur du roi et de pourfendeur du journalisme indépendant. Pourtant, Eric Laurent est un journaliste d’investigation reconnu, auteur d’enquêtes remarquables et doté d’une solide réputation dans la profession. Qu’on en juge : son enquête autour des attentats du 11 septembre, qui questionne sévèrement la thèse officielle pour le plus grand bonheur des « conspirationnistes », n’a jamais été attaquée. Mais qu’importe la vérité quand l’ivresse rhétorique l’emporte !
Perdant totalement le contrôle de ses propos, EDM tombe alors dans le conspirationnisme géopolitique. L’affaire étant entendue sans qu’il soit besoin de démontrer l’accusation, il s’agit désormais de détricoter le complot : « d’abord on veut connaître les mobiles, parce que c’est peut-être la vénalité (...) mais c’est peut-être une tentative de déstabilisation. » Et d’ajouter, sans crainte du ridicule : « On a des raisons de penser (...) qu’il y a des liens entre cette affaire et le terrorisme. » Ainsi, d’une présumée affaire de racket et d’aigrefin, qu’au demeurant les deux journalistes dénoncent comme un piège qui leur aurait été tendu, EDM s’enlise dans la géopolitique de comptoir. C’est à cet instant précis que j’ai perdu toute considération pour mon héro du barreau, le coup de grâce intervenant lorsqu’il se fait moraliste et censeur au nom du Roi : « Vous savez que le Maroc est en première ligne dans la lutte anti-terrorisme, ce sont des questions qu’il faut absolument poser, parce que les conséquences géopolitiques d’une affaire comme celle-là peuvent être énormes et n’ont sans doute pas été mesurées à leur juste valeur par ces deux prétendus journalistes ». Qu’on se le dise donc, un journaliste doit réfléchir avant d’écrire, sous peine de commettre un crime de lèse-majesté...
Mon trouble est immense, l’image du justicier désintéressé s’effondre, ce défenseur de la veuve et de l’orphelin pour qui j’avais laissé de côté mon esprit critique, apparaît soudain sous un jour très sombre, procureur zélé du roi du Maroc foulant d’un pied vengeur le principe de présomption d’innocence. Etait-ce seulement le même homme qui déclarait : « C’est un effort la présomption d’innocence, c’est une souffrance parce que c’est se dire que les choses ne sont peut-être pas aussi simples qu’elles n’y paraissent. C’est un désordre la présomption d’innocence. C’est contraire à la nature humaine.
Le corolaire nécessaire, la condition indispensable au respect de la présomption d’innocence, c’est le respect du contradictoire. C’est quoi la présomption d’innocence en réalité ? C’est de se dire, dans une procédure, 10 minutes, seulement 10 minutes : et si ce que cet homme suspect dit est vrai ? Et alors, on a à ce moment là une autre façon de penser. Et si ce qu’il dit est vrai ? Et si c’était possible ce qu’il raconte ? C’est ça la présomption d’innocence. » (Com1film – Présumé innocent. 2013)
Il m’avait en outre semblé qu’au nom de la présomption d’innocence, il fallait respecter le secret de l’instruction... mais comme le dit très bien EDM lorsqu’il fustige l'arrogance d'une justice abusant de son pouvoir, il y a loin entre la théorie du droit et sa pratique.
Merci donc, Eric Dupont-Moretti, pour cette leçon de déontologie ! Grâce à vous, un des derniers grands journalistes que compte encore ce pays sera peut-être condamné. Quant à moi, je me prête à rêver d’un procès où vous l’auriez défendu contre le roi. Quelle gueule ! Quel panache ! Vous seriez sans doute devenu le plus grand avocat de tous les temps.
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