Le naufrage possible de la civilisation

Quelques improbables exégètes ésotéristes de l’Apocalypse verront dans l’homme-cochon de Marcela le signe d’une époque marquée par le sceau de la bête. 666 chantaient les enfants d’Aphrodite en Grèce, en ces temps post-68 où toutes les espérances se rencontraient, sur les scènes musicales autant que dans les cercles intellectuels réunissant les Morin, Atlan et autres figures empruntant le sillage du club de Rome et surfant sur le mythe de l’auto-organisation devenue divinité immanente rédemptrice. Vive le chaos disait Attali. Mais ce chaos, quarante ans plus tard, il ne s’organise plus. L’Europe donne des signes de décomposition et de fatigue. La croissance est devenue le seul salut pour les gouvernants alors que le diagnostic de la crise est erroné. Ce sont les instabilités politiques, sociales et technologiques qui ont amené l’instabilité économique mais si l’on jauge par le chiffre de la croissance, on peut dire que l’économie est stable. Le PIB est constant et le rêve de croissance zéro du club de Rome se réalise, sans que les décideurs aient choisi ce scénario. Le problème, c’est l’homme, sa cupidité, sa vénalité, sa corruptibilité, ses passions violentes et voilà. Le tableau se précise sans s’éclaircir et l’avenir s’avance inexorablement dans la grisaille.
Les médias diffusent des nouvelles du monde, près de chez nous en Europe, ou plus loin, en Inde, en Corée, en Syrie, au Mali, au Soudan, en Amériques. Quelques tendances semblent converger vers une métaphore du monde qui vient à l’esprit. Les années 2010 ne sont plus dans le progrès mais néanmoins, les situations sont contrastées. Imaginons une sorte de vaisseau global, avec des dizaines de moteurs, des centaines de circuits régulateurs. Un peu comme dans une série B catastrophique américaine. On suit le cours de ce vaisseau qui avance chaque année avec des avaries successives. Un hiver, c’est un moteur qui flanche, le printemps, des circuits fondent, disjonctent, des fuites dans la tuyauterie apparaissent, d’autre câbles pètent, entraînant le ralentissement de quelques moteurs, un générateur tombe en panne, d’autres circuits ne sont plus alimentés, mais si l’on prend du recul et qu’on agrandit la vision, on s’aperçoit que quelques zones du vaisseaux continuent à fonctionner correctement et même, dans de rares cas, ça semble tourner avec de plus en plus de puissance alors que les circuits régulateurs sont assemblés. Mais de l’autre côté, là où ça flanche, quelques réparateurs sont à pied d’œuvre et tentent de réparer les circuits, colmater les brèches et les fuites, remettre la puissance dans les moteurs après avoir effectué les réparations mais, la course entre les techniciens et l’entropie du système ne tourne pas à l’avantage de la régulation et les pannes continuent à gagner du terrain, oui mais jusqu’à quand ?
Revenons maintenant au portait du monde. On constate depuis longtemps des signes de flétrissement social, de déraillement politique, qui se sont accentués vers 2010 (après la crise financière de 2008) et pour être honnête, il ne faut pas se rabattre sur la crise économique, ce serait trop facile, d’autant plus que la croissance mondiale, même si elle a ralenti, est restée largement dans le vert, avec évidemment des contrastes. Les problèmes sont avant tout sociaux et moraux. La répartition non équitable des biens et services engendre des désordres sociaux qui conduisent à des désordres politiques alimentés aussi le délitement partiel des élites dirigeantes, des tensions, des violences spécifiques à chaque nation. Les classes moyennes sont à la peine dans les pays avancés alors que quatre pays arabes ont été plongés dans un état d’instabilité préoccupant. Dans la dernière livraison de Books, on peut lire une recension d’un roman d’anticipation écrit par un intellectuel égyptien qui imagine le pire des scénarios pour ce pays en 2020. Sept ans, c’est vite arrivé et comme les choses se transforment avec une rapidité fulgurante, il faut prendre au sérieux ces spéculations littéraires. Qui pourraient tout aussi bien concerner la Libye, le Liban, la Syrie… Du côté de l’Afrique, les signaux d’instabilité sont aussi des marqueurs forts du délitement des civilisations. Le Mali en première ligne mais aussi le Congo et quelques autres zones instables mais depuis fort longtemps, Somalie, Soudan par exemple. Peut-être que les médias offrent une vision distordue mais toujours est-il que l’image d’un monde se dégradant apparaît avec de plus en plus d’évidence.
En Europe, au Japon, aux Etats-Unis, au Mexique, on voit aussi se dessiner un délitement social et comme pour le reste du monde, chaque pays offre un portait contrasté. Dans le monde, il existe des zones prospères, Norvège, Australie, Canada, des zones sécurisées par des régimes autoritaires, Maroc, Algérie, Qatar, et des zones vouées au chaos. Que l’on prenne les Etats-Unis ou la France ou encore l’Italie, on verra apparaître les lieux sécurisés, les espaces prospères et les lieux habités par la pauvreté et le délitement social allant même jusqu’à la présence de zones de non droit. Par-delà ces considérations de sociologie des territoires se dessine une sorte de mal-être affectant les existences des gens ordinaires, ceux qui travaillent, ceux qu’on désigne comme classe moyenne et dont on ne cesse de lire les témoignages dans les médias européens. Ces Grecs qui massacrent les arbres publics pour se chauffer, cette génération des diplômés espagnols à 1000 euros devenue génération des 800 euros et c’est encore moins au Portugal ou en Grèce. Ces Italiennes élevant une progéniture et obligées de vivre en colocation, avec un poste de télé et un ordinateur à se partager. Pour les classes aisées tout va bien mais pour les gens de peu, l’avenir s’assombrit et le budget s’appauvrit. Et rien ne permet d’espérer un redressement de la situation. L’inversion promise de la courbe du chômage n’a qu’une valeur symbolique et c’est même une imbécillité que d’ériger cette promesse comme critère de succès d’une politique. La connerie se répand. Et tout dépend à quel niveau l’emploi est tombé et vu la nature structurale des problèmes, il est sûr que le sous-emploi massif ne peut que perdurer pendant au moins une décennie. Comment les sociétés avancées vont-elles supporter le choc ?
Finalement, ces constats ne laissent en rien préjuger d’une évolution certaine. Mais ils indiquent que si les gouvernants, les peuples et les élites ne réagissent pas avec fermeté et intelligence, la question de la fin de la civilisation risque de se poser plus tôt que prévu, c’est-à-dire dans une dizaine d’années. Il suffit d’imaginer l’évolution des sociétés sur le modèle de ce qui se passe actuellement. Les élites offrent un reflet des peuples et un spectre d’indices sur l’avenir. La politique est autant un levier agissant qu’un thermomètre de l’humeur des peuples. Il suffit de voir le résultat des élections en Israël ou en Italie ou en Grèce, avec des partis opportunistes, populistes, aventureux, extrémistes, jouant sur la part la plus basse de l’humain. La crise est sociale, politique, morale, intellectuelle et surtout systémique. Les circuits fondent de proche en proche et les moteurs vacillent. Le monde de l’économie a cru que les pays étaient sortis d’affaire une fois la crise financière systémique résorbée. C’est l’inverse. Les pays entrent dans une zone à risque. Et les citoyens aussi, accrochés à leur portable et inaptes à percevoir le relationnel. Le narcissisme gagne du terrain, l’indifférence aussi. Les secours alimentaires tentent de renflouer le naufrage.
Il est donc illusoire de vouloir remédier à l’instabilité actuelle par des mesures et des réformes où l’on voit chaque partie préserver ses avantages et tenter de se sauver, comme le font du reste les partisans du nationalisme et de la fuite hors l’euro. Comme si l’euro était responsable de la crise économique. Il est dommage que les arnaqueurs intellectuels fabriquent des cons citoyens. Le maintien du système actuel par des soins politique est illusoire. Personne ne voit que ce ne sont que des soins palliatifs destinés à maintenir en vie une civilisation qui se meurt et pourrait s’effondrer parce que les gens n’ont pas pris le problème dans son ensemble et croient que le salut du système passe par leur propre salut et le maniement de quelques applications sur smartphone. Et non ! Le salut du système réside dans une profonde transformation et non pas quelques mégotages sur des retraites et des plans sociaux et des emplois jeunes. Il faut changer de système, la civilisation arrive en bout de course. Les lois de l’entropie sociale sont redoutables. La civilisation est menacée par la dégradation généralisée qui s’achève en effondrement. Alors il faut que la prise de conscience soit généralisée elle aussi et que tous, peuples et élites, participent à l’invention d’un monde neuf, quitte à faire quelques sacrifices matériels. Il n’y a pas d’alternative, sauf à faire des sacrifices matériels pour tenter de sauver des situations et au final, aboutir à l’effondrement. Bon, ça me rappelle une bonne formule prononcée après les accords de Munich… à vous de voir.
A part Munich, je reste perplexe et me demande si le cours de l’Histoire pris par l’homme n’aboutit pas à la destruction de la civilisation. Mais quel est ce cours et à quel moment s’est-il façonné ? Je vous laisse méditer…
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