Le racisme et le tabou de la filiation
Paradoxalement, un multiculturalisme très marqué est le signe d'une société avec des frontières internes, dont les membres se ferment à ceux qui ne sont pas de leur groupe. Tandis qu'un multiculturalisme plus atténué est le signe d'une société sans frontières internes, dont les membres sont ouverts à tous les autres.
En effet, si dans une même société, il y a plusieurs groupes qui sont assez séparés les uns des autres, et entre lesquels il y a peu de mariages, alors peu à peu, chacun des groupes aura ses ancêtres à lui, qu'il ne partagera pas beaucoup avec les autres groupes. Inversement, si tous les gens d'une même société vivent les uns avec les autres, et se marient les uns aux autres, sans que cela dépende trop d'une appartenance à un même groupe, alors peu à peu, tout le monde dans la société partagera les mêmes ancêtres.
Dès lors, il apparaît qu'un modèle multiculturel très marqué, dans lequel il y a plusieurs cultures au même niveau, ne peut avoir durablement pour support, qu'une société à l'intérieur de laquelle perdurent des frontières très marquées, qui séparent des groupes entre lesquels il y a peu de mariages : chaque culture étant celle de l'un des groupes assez séparé des autres. Et inversement, une société à l'intérieur de laquelle il n'y a pas de frontières marquées, où donc les gens se marient les uns aux autres indépendamment d'une appartenance à tel ou tel groupe, est naturellement le support d'un modèle multiculturel plus atténué, dans lequel il y a une culture commune qui est celle de toute la société, et d'autres cultures éventuellement mais qui ont une place secondaire.
Le racisme s'est beaucoup fondé sur des manières particulières de voir la filiation. La filiation était pour lui, ce par quoi se transmettait la race, par les gènes. La filiation, qui permet de distinguer des groupes de gens ayant une ascendance commune, justifiait que les gens de ces différents groupes ne se mélangent pas ; elle justifiait le droit du sang à l'encontre du droit du sol.
On a alors trop cru qu'une réflexion sur la filiation ne pouvait que conduire au racisme : la filiation est devenue tabou. On a oublié que la filiation est une puissante charpente de la société : elle est, à travers la cellule familiale, un puissant vecteur de transmission de la culture ; elle est un lien puissant entre les individus, entre les membres d'une même famille, qui fait naitre de puissants sentiments d'obligation, de gratitude et de fraternité ; elle participe à la construction de l'identité de l'individu. On a oublié aussi que, si la filiation distingue les gens quand on regarde vers le passé leurs ascendances séparées, elle peut aussi rapprocher les gens quand on envisage dans l'avenir, la descendance commune qu'ils pourraient avoir.
Loin de conduire au racisme, une réflexion sur la filiation peut être un antidote au racisme. Elle peut préserver du racisme tous ceux qui veulent que leur société garde une certaine continuité culturelle, et qui deviennent racistes en s'imaginant que les immigrés et leur descendance menacent la culture de leur société. Très vite les descendants des immigrés partageront la même ascendance principale que les autres membres de la société, si, après que la société ait ouvert les portes de ses postes frontaliers à eux ou à leurs ancêtres, les immigrés et descendants d'immigrés s'ouvrent aux autres membres de cette société, et les autres membres de cette société s'ouvrent à eux, jusqu'à ce degré suprême d'intimité qu'on atteint en se mariant et en faisant des enfants.
Inversement, loin de préserver la société du racisme, le tabou sur la filiation risque fort de devenir quelque chose qui nourrit le racisme. Car ce tabou n'empêchera pas aux courants politiques racistes de parler de la filiation, en ne l'envisageant que comme quelque chose qui conduit à leurs opinions racistes. Tandis que les courants politiques non racistes et les médias, imprégnés de ce tabou, répèteront qu'il ne faut pas parler de la filiation, que la filiation n'existe pas, et qu'il est raciste d'en parler ou de croire qu'elle existe. Les courants politiques racistes d'une part, et d'autre part les courants politiques non racistes et les médias, diront donc, chacun à leur manière, une même chose : parler de filiation ou admettre qu'elle existe conduit au racisme. Et beaucoup de gens légers d'esprit pour qui la filiation existe et est importante se laisseront alors persuader que, puisque pour eux la filiation existe et est importante, c'est qu'ils sont racistes.
Avoir des ancêtres : comment la filiation structure le monde en sociétés, et charpente les sociétés.
Les liens de filiation sont constitutifs, pour chaque habitant du monde, d'un arbre généalogique ascendant, ou d'une ascendance, et d'un arbre généalogique descendant, ou d'une descendance. L'arbre généalogique ascendant comprend l'individu lui-même, puis ses parents, puis ses grands-parents, puis ses arrière-grands-parents, etc... L'arbre généalogique descendant comprend l'individu lui-même, puis ses enfants, puis ses petits-enfants, etc...
Les ascendances de deux individus se croisent au niveau de leurs ancêtres communs : les ascendances des frères se croisent au niveau des parents ; les ascendances des cousins se croisent au niveau des grands-parents ; les ascendances de l'oncle et du neveu se croisent au niveau des parents de l'oncle qui sont les grands-parents du neveu ; etc...
Si deux personnes ont un ancêtre commun, et se marient, alors cet ancêtre commun a plusieurs occurrences dans l'ascendance de leurs descendants : en tant qu'ancêtre de chacune de ces deux personnes. Ainsi, un ancêtre peut avoir plusieurs occurrences dans l'ascendance d'une personne.
L'ascendance d'un individu comprend 2 parents, 4 grands-parents, 8 arrière-grands-parents, etc... : si on continue ainsi, on se rend compte que chaque individu a 2 x 2 x ... x 2 (d fois) occurrences d'ancêtres à la d-ème génération précédente. Chaque individu a donc environ 1000 occurrences d'ancêtres à la 10ème génération précédente (qui vivaient il y a 250 ans), 1 million d'occurrences d'ancêtres à la 20ème génération précédente (qui vivaient il y a 500 ans), et 1 milliard d'occurrences d'ancêtres à la 30ème génération précédente (qui vivaient il y a 750 ans). Mais parmi ces 1 milliard d'occurrences, beaucoup sont des occurrences de mêmes ancêtres.
Un fait majeur qui fait l'unité d'une société, va alors avoir un effet déterminant sur la structure des ascendances des habitants du monde. Les membres d'une même société ont beaucoup plus tendance à se marier entre eux qu'à se marier avec des membres extérieurs à leur société. La société devient alors un peu comme un lot de ficelles, qui réunissent les arbres généalogiques ascendants des membres d'une même société en fagots. Le fagots d'arbres généalogiques ascendants des membres d'une société peut alors être vu comme l'ascendance globale de cette société : ceux que la plupart des membres de cette société peuvent considérer comme leurs ancêtres communs.
Les fagots d'arbres généalogiques ascendants des membres de deux sociétés (les points représentent les membres des sociétés ; les lignes noires représentent les ascendances ; les lignes colorées représentent l'action par laquelle une société réunit les ascendances de ses membres en un fagot)
Mais ces fagots d'ascendances ne sont pas complètement séparés les uns des autres. Si une personne migre d'une société à une autre pour se marier avec un membre de sa société d'accueil, ou si un couple de personnes migre d'une société à une autre, alors les arbres généalogiques ascendants de leurs descendants, auront des branches qui sortent de la société d'accueil pour aller dans la société quittée par les migrants.
Une branche de l'ascendance d'un membre d'une société, sort de cette société pour aller dans une autre
Lorsque la migration d'une société vers une autre ne concerne plus seulement un couple isolé mais est un fait généralisé, les branches qui relient les deux sociétés ne sont plus des branches isolées mais peuvent être réunies en petits fagots. Les couples de migrants récents et leurs descendants les plus proches forment ainsi un groupe qui a dans ses ancêtres communs, peu d'ancêtres qui sont aussi des ancêtres communs à la plupart des membres de la société.
Un petit fagot de branches de l'ascendance de certains membres d'une société, sort de cette société pour aller dans une autre
Faire des enfants : notre descendance commune et son ascendance commune.
Pour l'instant, la filiation nous apparaît donc comme quelque chose qui crée des différences d'ascendances globales entre des groupes de membres de la société. Mais il nous suffit d'envisager la descendance future des membres de la société, pour voir que la filiation peut aussi donner à ces groupes un point commun, une descendance commune, qui aura alors une ascendance globale commune, composée de tous les membres de cette société.
Si nous souhaitons qu'au sein de la société il n'y ait pas trop de frontières entre des groupes, qu'il n'y ait pas des groupes fermés les uns aux autres ; si nous souhaitons qu'au contraire chacun soit ouvert à l'autre indépendamment de tel ou tel groupe auquel il appartient, soit prêt à partager un certain niveau d'intimité avec cet autre, lieu de vie, loisirs, groupe d'amis, et même mariage et enfants : alors la conséquence inéluctable de ce souhait est que peu à peu, dans la société, les gens qui ne partagent pas une même ascendance se marieront entre eux et auront des enfants, dans lesquels seront mélangées, ou comme on dit aussi, métissées les ascendances, de telle manière qu'au bout d'un moment, se formera notre descendance commune, qui aura alors une ascendance globale commune, composée de tous les membres de cette société.
La descendance commune de la société, et son ascendance commune
Plusieurs auteurs ont remarqué qu'aujourd'hui en France, ainsi que dans d'autres sociétés occidentales comme les USA, des groupes se forment au sein de ces sociétés, qui ont parfois des différences d'ascendance globale, et qui ne sont pas très ouverts les uns aux autres, que ce soit pour vivre dans des mêmes lieux, appartenir à de mêmes groupes d'amis, ou se marier et faire des enfants.(1)
Mais cette situation n'est sûrement pas inéluctable, et il est encore possible d'espérer que notre société ait moins de frontières internes, qu'elle soit plus ouverte en ce qui concerne les comportements des membres des différents groupes les uns par rapport aux autres (les frontières internes sont plus embêtantes que les frontières périphériques, parce qu'on s'y heurte ou s'y frotte dans sa vie quotidienne, alors que généralement, on ne traverse les frontières périphériques qu'assez rarement). Espérer cette atténuation des frontières internes, revient à ce que les différents groupes puissent envisager d'avoir une descendance commune ; descendants communs qui auraient alors une ascendance commune composée de membres de cette société.
Ces descendants communs pourraient facilement être liés à cette société et à toutes les formes culturelles singulières qu'elle a portées au cours des siècles, à l'Histoire de cette société, aux paysages de cette société et à ses morts qui reposent dans son sol. Ils peuvent être liés à cela par leur ascendance commune, mais aussi par le fait qu'ils habitent sur ce sol, et éventuellement par un sentiment de gratitude pour cette société au sein de laquelle ils sont nés ou ont été accueillis, et éventuellement ont des ancêtres qui y ont été accueillis.
Il est possible de vouloir qu'on crée en France un climat qui aille vers une telle idée du bonheur collectif et de la moralité collective, sans que cette volonté ne soit une agression contre quiconque, ou ne puisse être partagée par quiconque du simple fait de son groupe d'appartenance (en particulier, être engagé dans un tel climat à l'échelle de la société française n'empêche pas d'être aussi engagé vis à vis de sa familles, ses racines, ses amis, puisque l'amour de soi ou de ce qui se rapporte plus étroitement à soi n'est pas un désamour des autres ou de ce qui se rapporte moins étroitement à soi).
Il est très facile de ne pas devenir raciste, tout en étant plutôt d'accord avec ce que disait, dans l'Encyclopédie de Diderot, le Chevalier de Jaucourt, à l'entrée « PATRIE » :
« Le rhéteur peu logicien, le géographe qui ne s’occupe que de la position des lieux, et le lexicographe vulgaire, prennent la patrie pour le lieu de la naissance, quel qu’il soit ; mais le philosophe sait que ce mot vient du latin pater, qui représente un père et des enfants, et conséquemment qu’il exprime le sens que nous attachons à celui de famille, de société, d’état libre, dont nous sommes membres, et dont les lois assurent nos libertés et notre bonheur. [...]
La patrie [...] est une terre que tous les habitants sont intéressés à conserver, que personne ne veut quitter, parce qu’on n’abandonne pas son bonheur, et où les étrangers cherchent un asile. C’est une nourrice qui donne son lait avec autant de plaisir qu’on le reçoit. C’est une mère qui chérit tous ses enfants, qui ne les distingue qu’autant qu’ils se distinguent eux-mêmes ; qui veut bien qu’il y ait de l’opulence et de la médiocrité, mais point de pauvres ; des grands et des petits, mais personne d’opprimé ; qui même dans ce partage inégal, conserve une sorte d’égalité, en ouvrant à tous le chemin des premières places ; qui ne souffre aucun mal dans sa famille, que ceux qu’elle ne peut empêcher, la maladie et la mort ; qui croirait n’avoir rien fait en donnant l’être à ses enfants, si elle n’y ajoutait le bien-être. C’est une puissance aussi ancienne que la société, fondée sur la nature et l’ordre ; une puissance supérieure à toutes les puissances qu’elle établit dans son sein, archontes, suffètes, éphores, consuls ou rois ; une puissance qui soumet à ses lois ceux qui commandent en son nom, comme ceux qui obéissent. C’est une divinité qui n’accepte des offrandes que pour les répandre, qui demande plus d’attachement que de crainte, qui sourit en faisant du bien, et qui soupire en lançant la foudre.
Telle est la patrie ! L’amour qu’on lui porte conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs conduit à l’amour de la patrie ; cet amour est l’amour des lois et du bonheur de l’Etat, amour singulièrement affecté aux démocraties ; c’est une vertu politique, par laquelle on renonce à soi-même, en préférant l’intérêt public au sien propre ; c’est un sentiment, et non une suite de connaissance ; le dernier homme de l’Etat peut avoir ce sentiment comme le chef de la république. »
Notes.
1. Livres sur les problèmes de cohésion de la société française : Guilluy, Fractures françaises ; Donzelot, Faire société : La politique de la ville aux Etats-Unis et en France ; Rojzman, Sortir de la violence par le conflit : Une thérapie sociale pour apprendre à vivre ensemble
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