Le réseau, ou la fin des chefs
Dans un cerveau il n’existe pas un neurone en chef qui ordonne à tous les autres car une telle structure serait trop fragile : il suffirait d’un seul virus infectant ce neurone, pour tuer tout l’organisme. N’attendez donc pas que les gilets jaunes élisent un chef puisqu’ils sont organisés en réseau, comme les neurones dans le cerveau. Il est là le nouveau monde.
La nécessité du chef
En dehors des gilets jaunes et de leurs soutiens, l’opinion main stream est unanime : il faut qu’ils élisent des chefs qui iront négocier avec le gouvernement. Ces décideurs auront pour rôle de faire une synthèse de toutes les revendications hétéroclites en une demande cohérente, puis de négocier avec le gouvernement. Il est donc important qu’il s’agisse de chefs, et pas de simples représentants, car il faudra prendre des décisions au nom du plus grand nombre au cours de cette négociation, et seul un chef possède l’autorité pour le faire, le simple représentant n’ayant pas le pouvoir direct de décision.
Tout cela tombe sous le sens, notamment au point de vue matériel car il n’existe aucun hémicycle pouvant recevoir 66 millions de français simultanément, et même s’il existait, il serait impossible de débattre dans un tel capharnaüm. C’est pour cela que depuis le néolithique on fait avec des conseils de chefs qui décident pour les peuples, pourquoi voulez-vous que ça change ?
La réponse à cette dernière question est : à cause du réseau internet.
En effet, s’il n’existe pas d’hémicycle capable de recevoir 66 millions de français, en revanche il existe désormais des réseaux sociaux sur Internet qui peuvent regrouper plus de 2 milliards d’individus, de toutes les nations. De cette nouvelle socialité émergent des opinions, des idées, des courants de pensée, des organisations, des associations, … sans jamais qu’il y ait besoin d’un chef pour en décider. Tout au plus existe-t-il des influenceurs, mais il ne viendrait à l’idée de personne de les désigner comme des chefs. Chez les gilets jaunes E. Drouet, Fly Rider ou I. Levavasseur sont de tels influenceurs, et chacun peut constater de leur refus catégorique de se positionner comme chef, ou même simplement comme porte parole.
Cette horizontalité sans chef est typique d’une organisation en réseau, qui s’oppose à la hiérarchie pyramidale qui préside à nos organisations humaines habituelles, notamment politiques. Et il se trouve que l’architecture en réseau est aussi le mode fonctionnement de la vie sur Terre, car elle est beaucoup plus efficace, stable et résistante qu’une architecture en pyramide hiérarchique.
Phénomène naturel et système immunitaire
C’est un fait indubitable que la nature cherche toujours à bâtir des systèmes en réseau à partir des systèmes individuels. Par exemple les animaux sont constitués de la mise en réseau de cellules isolées, ou encore le cerveau est la mise en réseau de cellules nerveuses. Si on se demande pourquoi, la réponse est simple : la mise en réseau d’individus est plus efficace pour la survie que la somme de ces mêmes individus isolés ou juxtaposés. Un coatch sportif dirait qu’une équipe est bien plus que la somme de ses individualités. Par exemple avec des cellules nerveuses isolées on n’évolue guère au-delà du calmar, tandis qu’avec des cellules nerveuses connectées en réseau on peut évoluer jusqu’à l’être humain. L’avantage est aussi drastique que cela.
Aujourd’hui la mise en réseau des cerveaux humains par internet ne déroge pas à cette règle : la nouvelle conscience collective ainsi créée est infiniment plus puissante que la somme des consciences individuelles qui la constituent.
Néanmoins ne soyons pas béats devant tant de beauté naturelle, car si nous connaissons les avantages du réseau, nous en subissons aussi les inconvénients : dark web, surveillance, fichage, fake news, prosélytisme haineux, finance micro-seconde, optimisation fiscale, … Rien de plus vrai, mais nul n’a dit que les premiers êtres vivants à posséder un cerveau étaient d’un équilibre mental remarquable, et en toute logique il devait même y avoir de sacrés ratés. En réalité nous assistons actuellement à la mise en place de cette nouvelle méga structure mentale universelle, et il faut se préparer à faire quelques erreurs avant de parvenir à la stabiliser. Par exemple laisser la Russie imposer Trump pour présider des USA. Nous devons donc apprendre à nous prémunir des virus néfastes, comme le cerveau a appris à le faire, et dès lors développer un véritable système immunitaire protégeant ce réseau.
Et c’est là qu’intervient une seconde loi naturelle : toujours préférer la mise en réseau horizontale plutôt que la hiérarchie pyramidale. En effet quitte à former un cerveau à partir de neurones, on pourrait très bien imaginer un neurone en chef qui ordonne à des sous-chefs, et ainsi de suite jusqu’en bas de la hiérarchie. Ce système aurait l’avantage de la simplicité, et donc d’un coût énergétique très bas, mais il possède aussi un défaut rédhibitoire : sa fragilité. Il suffirait en effet qu’un virus tue le neurone en chef pour tuer tout l’organisme. On assassine seulement l’archiduc et on obtient la guerre mondiale avec 20 millions de morts. La nature préfère donc l’architecture en réseau, plus complexe, plus coûteuse en énergie, mais infiniment plus résiliente : si les virus tuent quelques neurones, ils ne remettent pas en cause le fonctionnement du tout.
Cette solution ingénieuse contre les agressions est tellement efficace qu’elle est l’essence même du réseau internet. En effet les militaires américains ont demandé à leurs ingénieurs d’inventer un système informatique qui résisterait à tout bombardement. A l’époque il n’existait que des ordinateurs centraux, pilotant tout le reste, et en détruire un revenait à rendre l’armée aveugle. Les ingénieurs ont donc copié la structure cérébrale en réseau, connectant de multiples machines entre elles, avec la capacité de reprendre le travail des voisine si celles-ci disparaissaient. Ils présentèrent leur création, le réseau IP (Internet Protocol) en expliquant qu’il était aussi difficile de le détruire que de détruire une toile d’araignée (en anglais web) avec une balle de fusil.
Comme on le voit, l’émergence d’internet, son architecture et ses organisations sont tout à fait typique des systèmes naturels observés en biologie. Internet n’est donc pas simplement une belle invention humaine, mais rien de moins que le dernier avatar de l’évolution naturelle. La nature a d’abord connecté les cellules nerveuses pour fabriquer le cerveau, et maintenant elle connecte les cerveaux pour créer une nouvelle mega structure cérébrale. C’est pour cela que le mouvement de l’humanité vers la constitution de cette intelligence collective en réseau est inéluctable et inarrêtable.
On ne reviendra jamais plus en arrière. Internet pourra changer dans sa forme, mais jamais dans le fond. Il est donc nécessaire de tout concevoir désormais en tenant compte de ce nouvel élément structurel, qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’art, de science et de toutes les autres choses. Il ne faut pas simplement le prendre en compte comme un élément supplémentaire à intégrer désormais dans notre réflexion habituelle, à côté du reste, mais tout concevoir par lui et pour lui. Si vous trouvez cela excessif, supprimez l’internet sur la planète pendant 24h, et dites nous ensuite si le monde n’est pas déjà structuré par et pour le réseau.
Horizontal vs pyramidal
De tout cela il faut particulièrement retenir que le réseau est structurellement sans hiérarchie, il fonctionne horizontalement, car c’est la condition de sa stabilité et de sa survie. Et puisqu’il est nécessaire de s’organiser désormais en fonction de lui, il faut que nos systèmes passent du mode hiérarchique au mode réseau, qu’il s’agisse d’économie, de politique, de commerce, d’art et de tout le reste. C’est d’ailleurs déjà le cas dans certains domaines, par exemple en art musical dont la distribution est désormais calquée sur le réseau, après avoir totalement éliminé les méthodes de diffusion pyramidales du XXème siècle.
Il va donc de soi qu’un système politique de type monarchie républicaine, comme en France, est totalement inadapté au réseau, car strictement pyramidal. Tant que le réseau n’existait pas c’était peut-être la moins mauvaise solution, mais depuis que les citoyens se sont habitués à s’informer et intervenir directement par internet, il n’est plus possible de leur faire avaler le discours cascadant du sommet comme du pain béni, pur de sa vérité sans alternative. Fini le bon temps de la voix de son maître.
Ce n’est pas que les français se sont découvert une âme critique hier au soir, c’est qu’ils ont toujours été critiques, mais pour la première fois dans l’histoire de l’humanité ils peuvent exposer leur opinion au monde entier, et même parfois en recevoir une gratification sociale. Celui qui ruminait seul dans son coin se rend compte qu’il est loin d’être seul, et même que tous ensemble ils représentent une véritable force. Des communautés d’opinions se créent, des liens sociaux se tissent, toutes choses inéluctables puisque le réseau se construit. Et face à ce réseau de citoyens qui se déploie à grande échelle, très rapidement, l’état reste figé en pyramide.
Par conséquent il y a désormais un problème politique entre l’état et les citoyens structurés en réseau. Bien évidemment ces derniers ne peuvent accepter un chef, puisqu’ils sont structurellement horizontaux, ce qui se traduit logiquement par leur remise en cause du système représentatif. L’état quant à lui est dans l’incapacité structurelle de maîtriser un mouvement qui n’obéit plus aux injonctions pyramidales, il est totalement démuni devant cet objet insaisissable. Il tente alors le pourrissement, comme un chirurgien ne sachant guérir le cancer, qui opère et arrache la tumeur à coup de scalpel, seule solution qui lui reste.
Même si une telle chirurgie pouvait réussir, le réseau a déjà répandu ses métastases, et à la moindre occasion le problème se posera à nouveau, avec ou sans gilet jaune. La pression sera de plus en plus forte, jusqu’à détruire la pyramide et la replacer par le réseau. C’est inéluctable, tôt ou tard, car c’est une loi naturelle de survie, si vous n’êtes pas adapté, vous êtes éliminé.
Comment gérer un phénomène en réseau ?
Personne n’a encore la réponse à cette question. Il est clair que l’humanité en est à une phase d’exploration des possibles, avec plus ou moins de succès.
On constate cependant un progrès considérable : les gilets jaunes français est le premier groupe réseau qui parvient à stopper une grande puissance mondiale dans sa politique et ses réformes, la contraindre à supprimer des taxes et l’obliger à donner 10 milliards aux plus modestes. Tout ça en un mois et sans jamais désigner aucun chef ni aucune liste de revendications. Impressionnant lorsqu’on sait ce qu’ont obtenu en vingt ans les structures pyramidales tels que les partis politiques, les associations ou les syndicats.
Je parle de progrès car il y a eu des tentatives d’organisation en réseau précédemment, sans qu’elles aient débouché sur des succès politiques directs : Indignados, Occupy Wall Street, Nuit Debout, par exemple. Ce furent des expériences d’organisations horizontales qui ont permis de se faire la main et d’explorer les possibles. Avec les gilets jaunes on est passé à la pratique, et le prochain mouvement sera encore plus efficace et plus puissant. C’est à cela qu’il faut se préparer. Toute dépense d’énergie en sens contraire sera faite en pure perte et ne conduira qu’à l’épuisement.
Le résultat de tout cela sera évidemment la désincarnation du pouvoir. Fini les hommes providentiels, au profit des décisions collectives. Sous quelle forme ? Tout reste à imaginer et à créer. C’est à cela que devrait être consacré le grand débat aujourd’hui : comment repenser la démocratie en une structure horizontale en réseau.
Intranet France
Il est donc inutile de demander aux gilets jaunes d’élire un chef, car la notion de chef est antinomique de la notion de réseau.
En revanche, se préoccuper de mettre en place l’intranet France, où chaque citoyen sera reconnu, avec un réseau social France, où la parole de chacun pourra être recueillie, classifiée et organisée, cela devient de plus en plus urgent. Il nous faut un forum France où tous les débats pourront avoir lieu, et dont le respect du règlement devra être garanti par une magistrature indépendante, avec droit de sanction, comme la magistrature classique. Cette magistrature pourra être aidée d’une police spécialisée.
Un tel intranet simplifiera beaucoup la vie de chacun. Il permettra aussi la transition écologique en réduisant considérablement le besoin de transports. Le télétravail par exemple pourrait être généralisé dès qu’il est possible. L’intranet permettra aussi de récupérer les 70 milliards au bas mot de ressources qui nous échappent chaque année à cause de l’optimisation et de l’évasion fiscales.
Utopie que Tout cela ? Non, réalisme : pour faire fonctionner une société complexe par sa modernité et sa diversité, il faut des outils adaptés à cette complexité, l’intranet France en est un, tandis que la seule « pensée complexe » d’un homme unique, aussi providentiel soit-il, ne pourra jamais y parvenir.
L’utopie consiste à croire que la pyramide persistera à imposer sa loi au réseau, et qu’il ne faut rien changer à notre système politique, ou si peu. L’intelligence de nos dirigeants actuels serait de comprendre cela, et d’opérer une transition en douceur vers l’inéluctable démocratie en réseau, au lieu de s’y opposer en utilisant la force. A eux désormais de savoir s’ils veulent apparaître dans les livres d’histoire comme les bâtisseurs de cette nouvelle démocratie, ou comme les derniers résidus de l’autorité pyramidale ancestrale, jupitérienne, qui sera inéluctablement balayée.
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