Le souffleur et le râteau
Comment une machine présentant quelques inconvénients est-elle en passe d’évincer un outil parfaitement adapté à sa fonction ?
C’est l’automne, les feuilles tombent ; elles s’accumulent au pied des arbres, dans les caniveaux, le long des haies, sur les pelouses. Elles forment des tapis croustillants ou des amas glissants selon le temps qu’il fait et pour un certain temps.
En quelques semaines, la plupart de ces feuilles auront disparu : décomposées, enfouies, piétinées, elles s’incorporeront au sol ou seront emmenées en menus fragments par les pluies. Entre temps, de bonnes chaussures suffiront à s’en préserver.
Un nouveau passe-temps
Mais les feuilles incommodent : elles perturbent l’ordonnancement des places goudronnées et des pelouses immaculées. Aussi monsieur tout le monde recourt-il de plus en plus souvent à un engin désormais vendu dans toutes les grandes surfaces de bricolage : le souffleur.
Apparu tout d’abord sur la voie publique sous forme d’énormes bennes roulantes, bruyantes et puantes, le souffleur s’est ensuite porté sur le dos. Les manipulateurs de machines que sont devenus nombre de jardiniers professionnels l’ont alors adopté.
Depuis quelques années, la bête hurlante à long cou se retrouve en tête de gondole. Devenue possible cadeau d’anniversaire ou de fête des pères, elle essaime désormais dans les villages et es quartiers.
Comment le râteau a-t-il pu être détrôné, lui dont les avantages sont appréciés depuis la nuit des temps ? Une conception simple en fait un outil économique ; sa durée de vie peut dépasser celle d’un homme ; son long manche donne un bon rayon d’action ; son parfait silence ne trouble nullement une activité extérieure vivifiante.
La machine plutôt que l’outil
D’une manière générale, la machine tend à remplacer l’outil ou l’huile de coude jusque dans les moindres besognes domestiques. A un point tel qu’on ne se pose plus la question de son intérêt réel. Le travail manuel est à ce point déprécié, le gain de temps tellement obsessionnel, la nouveauté par principe adulée, que toute machine en vient à être considérée comme un bienfait. Le nettoyeur haute pression remplace le sceau et la brosse ; l’élagage de quelques branches appelle la tronçonneuse ; le râteau rouille tandis que le souffleur vrombit.
La feuille considérée comme salissante offre le prétexte à sortir l’engin, l’arme de la propreté, le jouet du temps libre. Car par définition, ce temps pendant lequel on ne « travaille pas » ne doit pas être un travail, il ne peut qu’être un loisir et réclame donc une machine censée précisément libérer du travail. S’époumoner en joggant ou transpirer au fitness, oui ! S’activer au râteau ou à la scie à bûche, non !
Il ne s’agit pas de mettre en cause par principe l’utilisation de la machine : la tronçonneuse permet à l’homme seul de préparer son bois de chauffage. Mais le recours systématique à la machine peut être discuté.
Une efficacité limitée
Dans le cas du souffleur, son aptitude à faire ce qu’on attend de lui pose problème. Il exige en effet un temps sec car il décolle difficilement les paquets soudés par l’humidité. Le vent lui est également fatal, impuissant qu’il est alors à rivaliser avec lui. Comme si ces deux premières conditions, rarement réunies en automne, ne suffisaient pas, il se révèle de plus incapable de terminer la tâche, une fois les tas difficilement amassés. En effet, sauf à user d’un coûteux matériel haut de gamme muni d’un inverseur, il faut finalement recourir à la pelle, à la fourche ou aux bras pour évacuer les monticules.
Son second inconvénient est de venir s’ajouter à la longue liste des engins thermiques à utilisation domestique. Il consomme en essence l’énergie physique qu’il est censé économiser. Cette voracité se double d’un insupportable hurlement : après la saison de tondeuses, voici venir celle des souffleurs.
Sauf à considérer comme plus noble de porter une machine sur le dos que d’actionner un manche, les arguments favorables à cette nouvelle trouvaille commerciale manquent. Alors, soufflez un peu… prenez le râteau !
© Van Gheluwe 2011
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