Le spectaculaire succès des jardins familiaux
Appelés naguère « jardins ouvriers », on en attribue la paternité en France au député du Nord Jules-Auguste Lemire. Mais si l’on doit, à juste titre, rendre hommage à l’action de cet abbé progressiste pour le développement de cette belle idée, on doit également associer à cet hommage quelques autres pionniers dont le rôle a été déterminant...
Il n’y a, désormais, quasiment plus de ville de quelque importance qui n’ait aménagé sur son territoire des jardins familiaux destinés à répondre aux attentes des administrés, et notamment de ceux qui sont logés dans les immeubles du parc locatif municipal. Disposer d’une parcelle de terrain, aussi modeste soit-elle, contre un loyer modique pour cultiver soi-même ses fruits et légumes, en les faisant voisiner, le cas échéant, avec quelques arbustes à fleurs, est une demande croissante dans la population des classes populaires. Deux causes principales à ce renouveau de l’engouement pour les jardins familiaux : d’une part, l’interminable crise économique dont les effets se font ressentir toujours plus durement dans les milieux modestes ; d’autre part, la recherche de produits alimentaires plus sains et plus savoureux que leurs homologues vendus en supermarché.
Des « jardins de pauvres » existaient déjà dès la première moitié du 18e siècle au Danemark. Un pays qui, avec la Finlande, semble avoir été, en Europe, l’un des précurseurs dans ce domaine particulier de l’assistance aux « nécessiteux ». Dès l’aube du 19e siècle, l’Allemagne emboîte le pas aux Scandinaves, dans les provinces frontalières du Danemark, avec ses Armengärten. L’Angleterre en fait de même à la même époque avec les Allotment gardens. En France, quelques initiatives paternalistes sont prises, dès l’époque napoléonienne, par des patrons soucieux d’offrir à leurs ouvriers une alternative aux estaminets. Et au milieu du 19e siècle, la congrégation Saint-Vincent-de-Paul met à son tour quelques lopins à la disposition des démunis, mais sans que l’initiative soit formalisée en règles d’usage. L’idée se répand néanmoins, ici et là, de manière empirique. L’évolution décisive n’intervient toutefois que dans la dernière décennie du siècle.
En 1890, le sociologue Frédéric Le Play développe une théorie novatrice selon laquelle les problèmes sociaux ne peuvent trouver de solution que si l’on articule fortement la société autour des valeurs familiales et religieuses, en privilégiant l’émergence de patronages, autrement dit d’actions associatives destinées à porter aide et assistance aux pauvres. À Sedan, dans les Ardennes, une femme nommée Félicie Hervieu a, dès 1889, entrepris d’agir en direction des démunis. Inspirée par la pensée de Le Play, elle fonde deux ans plus tard, avec quelques amies catholiques, l’Association pour la reconstitution de la Famille qui, en quelques années, regroupe 125 familles bénéficiant de l’accès aux terrains de l’association.
Entretemps, la presse - notamment le journal Le Temps du 4 janvier 1895 - a rendu compte de l’initiative sedanaise et permis à de nouveaux pionniers d’entreprendre dans d’autres villes de France des actions similaires. C’est le cas à Charleville, mais aussi dans les départements voisins du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. L’exemple est même suivi jusqu’à Mende, dans la lointaine Lozère, et à Saint-Étienne, dans la Loire, sous l’impulsion de l’abbé Volpette ; bien décidé à venir en aide aux nombreux chômeurs des mines et de la passementerie, le prêtre ne ménage pas ses efforts et fait état, dès 1898, du nombre remarquable de 2460 bénéficiaires stéphanois !
Le jardin bienfaisant
Le mouvement est lancé, et cela d’autant plus qu’en 1896 entre en scène un autre abbé, Jules-Auguste Lemire, dont la voix porte plus fort et plus loin. Et pour cause : sous l’étiquette socialiste-chrétien, il est député du Nord. Cette année-là, Lemire fonde la Ligue française du Coin de Terre et du Foyer en s’appuyant sur la doctrine du « terrianisme » conceptualisée par le Dr Gustave Lancry et visant à donner à chaque famille un lopin de terre insaisissable. « Le jardin est partout possible et toujours bienfaisant », affirme le député du Nord qui, par voie de presse, encourage toutes les initiatives, notamment dans la reconversion en ce qu’il nomme des « jardins ouvriers » de tous les espaces laissés à l’abandon autour des villes dans les anciennes fortifications.
Appel entendu : le nombre des jardins ouvriers ne cesse d’augmenter. En 1916, leur rôle prend même un tour déterminant pour le ravitaillement des villes affamées par la guerre. Conscient de leur importance vitale, le ministre de l’Agriculture distribue des subsides pour la création de nouvelles parcelles, au point qu’en 1920 on dénombre près de 50 000 jardins ouvriers répartis sur le territoire national. Ils seront 250 000 après la 2e guerre mondiale !
En 1952 intervient un petit changement d’ordre sémantique imposé par voie législative : les « jardins ouvriers » sont bannis au profit des « jardins familiaux » sans que les règles d’usage en soient modifiées, et notamment l’obligation d’en confier la gestion à des associations régies par la loi de 1901. Bien qu’anecdotique, il est amusant de constater que, plus de 60 ans après, cette disposition linguistique n’est toujours pas entrée totalement dans les habitudes, de nombreux médias utilisant encore aujourd’hui l’ancienne appellation chère à l’abbé Lemire.
Surviennent les années 60. Nous sommes alors au cœur des Trente Glorieuses. Les Français déménagent pour des logements plus confortables en HLM, s’équipent en électro-ménager, voient leur pouvoir d’achat augmenter. Le besoin de disposer d’un jardin familial est moins pressant, et le consumérisme naissant modifie rapidement les habitudes alimentaires. Non seulement, les demandes auprès des associations diminuent, mais des parcelles sont ici et là plus ou moins délaissées. Conséquence : le nombre des jardins familiaux diminue.
Le phénomène n’est toutefois pas irréversible. Dans les années 90, la crise économique récurrente suscite un retour vers ces lopins de terre. Le nombre des jardins familiaux repart à la hausse, et l’afflux des demandes ne décroît pas au fil du temps, bien au contraire, boosté non seulement par des considérations économiques, mais aussi par un besoin physique de contact avec la nature et avec une vie saine. C’est ainsi que, de nos jours, il n’est pas rare qu’il faille, dans de nombreuses villes, patienter des années sur une liste d’attente pour bénéficier enfin de l’attribution d’une parcelle.
Les « bobos » eux-mêmes, prudemment gantés, se mettent désormais au jardinage, binette ou transplantoir en main. Cultiver une « grosse blonde paresseuse* » ou un « monstrueux de Carentan* » au sein de jardins associatifs est devenu un must jusqu’au cœur de la capitale, parfois dans des lieux inattendus comme les terrasses d’immeubles. Et c’est ainsi que, chez M. et Mme Bobo, l’on peut croquer d’un air gourmand des radis maison pour accompagner le mojito ou la caïpirinha lorsqu’est venu le moment de l’apéritif. Sympathique ! Mais on est là bien loin des « jardins ouvriers » de l’abbé Lemire.
* Cf. Macédoine de légumes (décembre 2010)
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