Le supporter algérien ou l’expression d’une ethnicité aigüe
À l’instar des fameux cris de supporters : « Allez les bleus ! » ou « forza Italia », les algériens ont coutume de soutenir leur équipe en utilisant une formule très étrange : « one, two, three viva l’Algérie », complètement dépourvue de vocable algérien. Pour la petite histoire, ce cri résulterait de la transformation du slogan révolutionnaire « one, two, three, we want to be free » scandé durant les marches anticoloniales ; c’est un fait tout à fait probable tant il est rare de trouver un symbole algérien qui ne comporte aucun lien (direct ou indirect) avec le contexte de lutte pour l’indépendance.
Cette acclamation rythme depuis quelques semaines le vacarme des manifestations de liesse consécutives à la Coupe d’Afrique des Nations. Sans amoindrir les conséquences qui fluctuent entre le ridicule de cet individu célébrant la victoire avec une tronçonneuse au milieu des Champs Elysées et la tragédie des dégâts corporels et matériels, nous pourrions juger ces célébrations tout à fait anecdotiques. Selon la typologie, elles sont comparables aux célébrations des fans de football en général, et même à l’extrême, les dérives pourraient être assimilées aux comportements de certains supporters décérébrés parmi les hooligans européens. Certains parlent d’une spécificité française liée, selon la sensibilité politique, au laxisme des autorités ou au rejet social vécu par ces français d’origine algérienne. Des mesures prises par certaines autorités d’un pays du Golfe de ne pas diffuser la finale sur écran géant, en raison d’incidents survenus en marge de la demi-finale opposant l’Algérie au Nigéria, suffisent pour réfuter cet argument. Mais au-delà de l’aspect pathétique, car évidemment ce chauvinisme n’est pas exclusivement violent, le caractère symptomatique du nationalisme algérien, appelé aussi « fierté algérienne », représente l’objet de notre article, sans aucune autre prétention que celle de fournir quelques pistes de réflexion.
Le nationalisme correspond au sentiment d’appartenance à une langue commune, une religion, une délimitation territoriale…
La notion de « sentiment » révèle à quel point ce principe est fondamentalement irrationnel. D’ailleurs cette « irrationalité » conduira à des situations incohérentes lorsqu’au lendemain de la Révolution française, il s’agira de combiner des identités hétéroclites, comme les alsaciens et les provençaux, plus proches sur bien des domaines, des allemands pour les premiers et des italiens pour les seconds. Dans certains cas, il faudra recourir à la force, comme dans le cas de la Savoie qui manu-militari sera rattachée à la France tandis que les savoyards étaient partagés entre l’autonomie et l’annexion au Royaume du Piémont-Sardaigne. Même si l’idée d’Etat-nation est aujourd’hui dominante, il faut savoir que cette notion est relativement récente. Avant le 19ème siècle, le monde se répartissait en empires composés de mosaïques identitaires sans qu’il fût nécessaire d’inventer une identité commune. Il arrivait parfois que l’identité du pouvoir soit minoritaire, comme ce fut le cas à Istanbul, pourtant capitale d’un empire musulman, dont la population était majoritairement non-musulmane (70%). L’industrialisation et les progrès technologiques, notamment la création de la presse, rendent possible le concept nationaliste par une large diffusion de symboles auxquels des individus différents peuvent s’identifier pour former l’unité nationale. Plus récemment, avec la chute du communisme, nous assistons à la fin de la distinction identitaire dictée par la classe sociale et le « retour » du nationalisme.
Dans le cas algérien, la notion est plus irrationnelle encore, puisque l’identité algérienne ne s’est pas forgée suite à un long processus de suppression des réalités culturelles locales, mais à partir d’une usurpation identitaire. Depuis les comptoirs phéniciens, les longues occupations romaines, vandales, byzantines, la première incursion arabe ou la Régence barbaresque… l’Algérie n’a jamais cessé de conserver son caractère pluriculturel. Ainsi, lors de la Régence d’Alger, qui à notre humble avis représente la dernière photographie authentique de l’identité algérienne avant que « l’Algérie » (en tant que Nation) ne soit créée par la France, seules 30 % des tribus étaient soumises (blad al-makhzen) à une forme d’autorité des beys. Le reste des tribus (blad al-siba) jouissait d’une indépendance culturelle, politique et juridique en conformité avec le droit coutumier, pilier du corpus juridique islamique exprimé par cette règle : « ce qui est établi par la coutume est semblable à ce qui est établi par le texte religieux » (ma thabata bil ‘urf kama thabata bi nass). Ce principe fondamental du droit musulman remet en cause toute idée de nationalisme et établit le pluralisme culturel, caractéristique de l’histoire musulmane depuis les premières conquêtes jusqu’à l’empire andalou. Cette notion est évidente dans l’organisation du pouvoir chez l’Emir Abdelkader et dans les propos de son petit-fils, l’Emir Khaled, membre éminent du parti des Jeunes-Algériens, considéré comme le fondateur du mouvement indépendantiste algérien lorsqu’il déclare : « Arabes, Kabyles, Mozabites (…) loin de moi l’idée d’ethnie puisqu’une seule foi nous unit ».
En 1948, Messali el-Hadj nouvellement converti au nationalisme arabo-islamique suite à ses rencontres avec des personnalités telles que Chakib Raslan, présente un mémorandum à l’ONU définissant l’identité algérienne comme exclusivement arabo-islamique. La rédaction de ce mémorandum est confiée à la plume de Tawfiq al-Madani, membre de l’Association des Ulémas, la version algérienne de l’Islam politique des Frères Musulmans. Cette initiative unilatérale va à l’encontre des positions du MTLD (le parti de Messali el-Hadj créé à la suite de l’interdiction du PPA), composé lors du congrès de 1947 de 10.000 kabyles sur 14.000 membres au total. Mais ce choix est surtout déconnecté de la base populaire, comme l’écrivait Boudiaf : « Progressivement le nationalisme se liquéfie sous l’influence des notables algériens, eux-mêmes soumis aux « conseils » modérateurs des courants bourgeois panarabes ». Deux visions s’affrontent alors : la vision populaire et réaliste d’une identité pluriculturelle ou l’importation du modèle (essentiellement égyptien) idéologique de l’Islam politique. Durant la lutte pour l’indépendance, de 1954 à 1962, la question identitaire est reléguée au second plan sous l’influence des cadres du mouvement révolutionnaire pour des raisons de priorité. Finalement, le débat essentiel n’aura jamais lieu, puisque Ben Bella, le représentant de « l’aile orientaliste » du FLN, s’empare du pouvoir par un coup d’état et règle la question de l’identité nationale par une formule sans appel : « Nous sommes arabes, arabes, 10 millions d’arabes ». L’affirmation est scientifiquement fausse puisque des tests génétiques réalisés sur la population tunisienne montrent que le marqueur génétique arabe représente moins de 10 %. Nous n’avons pas de données équivalentes en Algérie, mais dans la mesure où la Tunisie, par sa position géographique, fut d’avantage exposée aux mélanges ethniques, il est raisonnable d’affirmer que le taux serait vraisemblablement inférieur…Malheureusement, il y a très peu de chances de voir ce genre de tests réalisés en Algérie … D’ailleurs, Boumediene « pur produit » de l’Université égyptienne d’al-Azhar et accessoirement auteur d’un coup d’état militaire, a pris soin de fermer le centre universitaire de recherche ethnologique d’Alger.
Il convient de préciser que nos propos ne plaident pas en faveur d’un « berbérisme » politique qui à nos yeux n’est rien d’autre qu’une autre forme de dérive nationaliste. Il s’agit de rétablir une vérité : l’Afrique du Nord est une mosaïque de tribus berbères pour certaines arabisées, comme elles furent romanisées en d’autre temps. Une étude génétique comparative entre des sujets marocains arabophones et berbérophones ne montre aucune différence, ce qui a tend à prouver que l’arabisation fut linguistique et culturelle mais en aucun cas ethnique.
La réification de l’identité aboutit inexorablement à une représentation schématique de l’ethnicité et à la nécessité d’inventer des supports symboliques de plus en plus simplistes pour remplacer les particularités réelles, riches et complexes mais contraires à l’idée nationaliste. Cette symbolique peut s’articuler autour de références communes insignifiantes qui sont ensuite amplifiées afin de constituer un liant suffisant dans l’imaginaire collectif, au sein d’un processus qui implique également l’abandon des références originelles pour se fondre dans la Nation. Dans le cas de l’identité algérienne, comme nous l’avons vu plus haut, les références sont importées et ne possèdent pas d’ancrage populaire, en dehors d’une certaine bourgeoisie acquise à la rêverie romantique d'une renaissance de la gloire arabe. Mais pour la masse populaire, l’identité algérienne se résume à quelques symboles révolutionnaires sommaires comme le drapeau dessiné par Emilie Busquant (épouse de Messali el-Hadj), une militante communiste agnostique. Ce drapeau est aujourd’hui sacralisé et entouré d’une ferveur quasi-religieuse comme l’hymne national (qassaman), rédigé par Moufdi Zakariya. Cet hymne est considéré comme un symbole de l’unité arabo-musulmane algérienne alors que l’auteur lui-même déclarait : « Nous sommes un peuple de l’Aurès, nous ne sommes ni du Najd, ni d’Alep. Nos ancêtres étaient amazigh et n’ont jamais été arabes, ils répondirent à l’Islam : soit le bienvenue ! Mais à l’arabité, ils répondirent : Koceila est prioritaire ».
Le phénomène implique également une restriction, voire une réécriture de l’Histoire afin de l’adapter à cette identité « imaginaire » dans une conception purement politique comme l’affirme l’historien Mohammed Harbi en parlant d’instrumentalisation de l’histoire algérienne à des fins d’unité nationale. Ainsi, de cette histoire millénaire ne subsiste que les huit années de lutte pour l’indépendance, et pour combler le vide…il faut beaucoup de fierté ! Le Maroc se distingue de son voisin par une richesse culturelle notoire, son artisanat traditionnel incomparable, son patrimoine architectural qui témoigne de l’âge d’or almoravide ou almohade et l’expression d’un nationalisme largement moins ostentatoire. En Algérie, la Mosquée Jama’ Lekbir d’Alger de l’époque almoravide, fondée en 1096 par Ibn Tachfin et la Mosquée d’El-Eubad construite par les Mérinides à Tlemcen en 1339, sont les deux seuls vestiges qui témoignent d’un passé médiéval…il faut donc que cette fierté s’exprime autrement.
La nécessité croissante de recourir à des symboles de plus en plus simplistes (signe du niveau intellectuel contemporain) comme affirmation du nationalisme pour les masses, conduit à des attitudes singulières et ridicules dont le cas algérien ne représente in fine qu'une illustration caricaturale. Nous retrouvons ce phénomène en France où face à la visibilité croissante de l’Islam, le burkini est perçu par certains comme une menace pour l’identité française. Inversement, la piètre perception de l’Islam engendre la nécessité pour les salafistes de manifester leur appartenance par des symboles aussi simplistes que la tenue vestimentaire. Comment peut-on imaginer un instant que la richesse culturelle française puisse être mise en danger par un vêtement de bain ou que la profondeur spirituelle de l’Islam puisse dépendre d’une jellaba ?
Sur la question migratoire, le principe assimilationniste d’abandon des références originelles et d’adoption des références de la Nation fonctionne tant que les sujets assimilés, initialement européens, possèdent des caractéristiques assimilables, à savoir une analogie possible entre les références à abandonner et celles qu’il faut acquérir, mais surtout la volonté de s’assimiler. Aujourd’hui, l’immigration passionne le débat public, et bien que les solutions ou les analyses différent, il y a consensus pour admettre l’échec. À qui la faute ? Nous refusons tout manichéisme et penchons vers une responsabilité collective et conjoncturelle. L’immigration nord-africaine concomitante à un besoin urgent de main d’œuvre fut précipitée et non planifiée. Par ailleurs, les premières générations sont arrivées en France dans une optique temporaire, avec la ferme intention de repartir sans ressentir le « besoin » de s’assimiler à une identité nationale nouvelle. Pour des raisons diverses, ils ne repartiront pas et une partie des nouvelles générations n’intégrera pas la Nation mais des groupes identitaires de plus en plus marqués et ce sur ce point la conjoncture économique n’est pas tout à fait étrangère. Aujourd’hui, il devient urgent de repenser sereinement cette question loin des calculs électoralistes et démagogiques.
Pour conclure, nous dirons qu’au-delà de la question algérienne, la résurgence des nationalismes, illustrée par les récents succès électoraux de certains courants européens, l’indéniable constat d’une réislamisation sur des bases politiques, aucunement spirituelles (législatives au Maroc, PKK en Turquie, Frères Musulmans en Egypte…), représente l’un des dangers les plus importants de notre monde actuel. Nous n’avons pas la prétention de détenir les solutions au problème mais nous constatons que les sociétés établies dans leur identité traditionnelle parviennent à résister aux sirènes nationalistes. Ce n’est pas un hasard si le salafisme n’est jamais parvenu pas à s’implanter au Sénégal où pourtant la tradition religieuse est très forte. Nous avons souvenir des résultats du FIS aux législatives algériennes de 1992 et de notre étonnement devant le score nul (zéro député) du parti islamiste à Adrar dans le sud algérien, lieu de formation de l’écrasante majorité des imams algériens jusqu’au début des années 90…
Mangi dem, ba bennen !
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