Le temps des cerises amères
Jamais à bout de résonances, le coeur de Cantat palpite à nouveau et scande un temps des cerises qui semble quelque peu incongru (on ose imaginer qu’il coïncide intentionnellement avec la déconfiture éventuelle du congrès du PS), chargé d’un timbre révolté annonciateur d’une exaspération querelleuse et faussement flamboyante, sous les dalles des espoirs en guerre contre les ombres de récession qui avancent chaque jour un peu plus dans les couches en crise du monde moderne, alors qu’ailleurs les ritournelles de la variétoche tentent sur toutes les ondes d’en amortir les secousses telluriques à venir. Astre à bout de nerf qui luit encore, les Noir Désir mettent à nouveau la voix dans le cambouis social, ne se contentent toujours pas de vociférations stylisées mais agissent encore artistiquement en citoyens qu’ils voudraient exemplaires...
Ils dénonçaient il y a quelques années (avant l’assombrissement funeste de Vilnius) la mondialisation libérale alors que ce combat n’était pas encore devenu une mode planétaire, sans pour autant chanter les louanges d’un internationalisme béat, toujours dans le questionnement et la volonté d’ouverture, en quête d’alternatives différenciées sous-tendues par la poésie et l’art en général.
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Ils déclaraient autrefois dans un élan juvénile :
« Pas de slogans, des convictions. Des convictions et des combats nets. Mais on reste dans une forme très ouverte. C’est l’un des aspects positifs de la démarche. C’est aussi cela qui la rend très friable. On ne sait pas alors ce que ça va donner...
[...] C’est réjouissant que les gens se réintéressent à la chose publique, au devenir de leur pays et de la planète. La guerre est une chose trop sérieuse pour la laisser aux militaires, n’est-ce pas ? La politique aussi ! On ne doit pas la laisser aux professionnels, même s’ils ne sont pas tous autant à décrier qu’on veut bien le dire. Les structures font que le jeu démocratique est coincé par tout un tas de clivages limitant la liberté de parole. Un gouvernement possède ses règles, fonctionne avec les limites du pouvoir. Certains sujets sont donc sciemment occultés. » 1
1_L’Humanité, 27 novembre 1997, Zoé Lin
Ce groupe s’était alors impliqué en soutien aux sans-papiers contre les lois Pasqua-Debré, contre la double peine et la montée du FN, avec la volonté de se réapproprier la parole. Ses propositions sont toutefois toujours demeurées floues sur un fond doctrinal quelque peu absent. C’est toute l’ambiguïté d’une démarche artistique qui s’immisce dans le champ politique, les bonnes intentions s’avancent mais face aux crocodiles et requins expérimentés qui nagent dans ses eaux troubles et usagées, le risque de la naïveté et de l’immaturité règne en maître. Le but est de réinvestir un terrain abandonné sans pour autant prétendre disposer de réponses précises, techniques, économiques ; simplement proposer du lien social, humain, du brassage d’idées à même de nourrir une démocratie qu’ils ont estimé (encore ?) en perdition.
« A partir de là, tu construis, tu affines. La parole a été, et est toujours, à reconquérir. On a assisté à un glissement extraordinaire des mots. Rien ne veut plus rien dire, à un point tel que pour ce qui est de l’engagement des artistes, il y a eu une sorte de mouvement de recul. Plonger les mains dans une matière que tu ne maîtrises pas et qui te file entre les doigts, ça en a refroidi plus d’un.
[...] Nous marquons, aujourd’hui, un engagement plus net, peut-être à cause de l’histoire du groupe. Quant au contenu, il n’est pas d’emblée explicitement politique. Le problème n’est pas là ! On va pas s’obliger, systématiquement, à tenir un discours politique. Après tout, ’le Temps des cerises’ n’est pas, au départ, une chanson politique. Les hasards de la vie, et de l’Histoire, peuvent faire que des chansons très noires, ou très intimes, se mettent à recouper des préoccupations plus larges que le simple geste de vendre un disque. Même si on en vend, ce qui est un autre problème. »2
2_ Idem
Les intentions ont été décrites avec précision, les idéaux proclamés, les principes élémentaires de dignité et de solidarité réaffirmés, a toujours demeuré un certain aveu implicite d’impuissance concernant les modalités exactes de réalisation de ces louables aspirations :
« Alors, un discours s’appuie sur des actes, dans un contexte où le Front national n’a pas le pouvoir. Réinvestissons le terrain, la parole. Tout le monde est au pied du mur. La réaction n’est pas encore à la hauteur. On avance pion par pion. Il faut démontrer à quel point leurs idées sont inefficaces. Pour cela, il faut pouvoir leur opposer une sorte d’efficacité : voilà le défi des années à venir, à savoir, opposer une économie humaine qui fera qu’on pourra se passer des fascistes, mélanger les cultures et prouver que c’est une source d’enrichissement. Ce n’est pas facile. Mais jamais personne n’a dit qu’édifier un monde meilleur est facile... »3
3_Idem
Le groupe s’est toujours situé dans un rapport de force avec les puissants, refusant toute forme d’instrumentalisation, mais se pose toutefois la question de la légitimité d’une récupération de l’artistique au profit d’un positionnement politique, même quand il s’agit d’une politique sans bannière. N’y-a-t-il pas usurpation d’identité et imposture à se proclamer citoyen détenant une vérité suffisamment légitime pour être diffusée collectivement, en utilisant une notoriété qui amplifie par avance la prise de parole, ne la place plus sur le même plan que celle de Mr « Dupont » ?
La dépolitisation de l’artiste et de la sphère culturelle plus généralement (bien que l’on puisse discuter de la neutralité politique réelle des productions contemporaines (qu’elles se veuillent transgressives ou conformistes, elles optent toujours consciemment ou non pour un camp ou un autre) sont visées par le groupe. Noir Désir propose alors de se rebeller contre le désenchantement des idéologies politiques au profit d’un positionnement de résistance et d’autonomie hors toute institution, avec pour projet une sorte de revitalisation de la socialisation, mais sans couleur politique précise.
La défiance du groupe à l’égard des élus ne date pas d’hier, leurs critiques envers le maire de Bordeaux de l’époque fusaient souvent, mais ils ne tomberont jamais dans un poujadisme pur en insistant sur la nécessité de respecter la fonction du politique, de l’éthique publique. C’est donc à un combat entre la légitimité de l’engagement public des uns et des autres auquel assistent tous les consommateurs citoyens devant ces prises de positions ostentatoires. Plus symboliquement côté artistes, mais aussi parfois concrètement par des financements personnels, un combat pour une vision du monde et des valeurs qui devraient la régir. Tous en quête de respectabilité et de reconnaissance, artistes et politiques finalement se disputent le public, starisés les uns et les autres par l’industrie du spectacle qui les déborde tous. L’intérêt de l’artiste étant souvent plus proche de l’intime, de sa conscience et de son rapport à lui-même, quand l’élu se doit de répondre au projet commun. Quand Emmanuelle Béart ou Josiane Balasko s’indignent des traitements réservés aux sans-papiers, on a parfois envie de les renvoyer dans leurs sphères privées et de leur demander ce qu’elles font personnellement pour les héberger ? Le questionnement de l’artiste est souvent synonyme de pose et l’occasion de se donner belle figure et bonne conscience à peu de frais. Le refus de tutelle que devrait nécessairement afficher l’artiste contre les acteurs politiques et économiques dont s’est toujours targué Noir Désir peut se discuter quand on pense par exemple à la fameuse diatribe de Cantat contre son patron Messier. Refus d’être pris comme caution par JMM d’un côté, ironie de celui-ci pouvant répondre qu’il finance la structure qui les paie pour vivre.
Le rapport de force symbolique entrepris par le groupe et Cantat en tête envers Messier, le FN ou autres symboles condamnés a-t-il porté des fruits non réductibles à une image personnelle ? Même si le geste consistant à lire une lettre incendiaire à l’adresse de Jean Marie Messier lors des 17ème Victoires de la Musique le 9 mars 2002 restera un moment d’anthologie, cette lettre est demeurée lettre morte, Messier n’a en rien changé sa politique d’entreprise. Reste en fait l’essentiel, la musique enflammée de ce groupe d’écorchés pas comme les autres. Il faudra plus que des cerises amères pour la retrouver à son zénith primitif.
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