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Le trafic de travailleurs philippins : un commerce moderne des esclaves

REFERENCES Discours d’ouverture prononcé lors du Forum social mondial sur les migrations de travail au Miriam College de Quezon City(Philippines), le 26 novembre 2012 Foreign Policy in Focus - BELLO Walden - retrancris le 6 janvier 2014 L’article a été traduit de l’anglais au français par Jessica Pagazani, et relu par Anthony Ménard, traducteurs bénévoles à Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site duForeign Policy,Labor Trafficking : Modern-day Slave Trade

Le processus contemporain 

 

Le processus contemporain de la mondialisation se caractérise par une circulation plus libre des biens et des capitaux. Lors de la première phase de la mondialisation, au XIXe siècle, cette circulation plus libre des biens et des capitaux s’est accompagnée d’une circulation plus libre de la main-d’œuvre ; mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Les centres dynamiques de l’économie mondiale (qu’il s’agisse des anciens centres d’accumulation des richesses tels que l’Europe ou les États-Unis ou bien des nouveaux pôles dynamiques tels que les pays du Golfe ) imposent des restrictions plus strictes que jamais sur l’immigration en provenance des pays pauvres.

Et pourtant, la demande de main-d’œuvre bon marché dans les pays riches ne cesse d’augmenter, en même temps que de plus en plus de personnes dans les pays en développement tentent de fuir des conditions de pauvreté et de marasme économique. Ce sont des conditions bien souvent provoquées par les mêmes rouages du système capitaliste mondial qui ont amené la prospérité dans le monde développé.

Le nombre de migrants dans le monde est passé de 36 millions en 1991 à environ 250 millions aujourd’hui, selon Guy Arnold, auteur deMigration : Changing the World (Migration : Changer le monde) l’une des études la plus exhaustive sur ce sujet. Toutefois, ces chiffres globaux sont insuffisants pour donner une idée du rôle crucial joué par les travailleurs migrants dans les économies prospères.

Par exemple, les pays du golfe Persique et de la péninsule Arabique, en pleine expansion économique, sont relativement peu peuplés si l’on s’en tient à la population arabe locale. Par contre, ils accueillent un nombre considérable de travailleurs immigrés étrangers, dont beaucoup sont originaires d’Asie du Sud et du Sud-Est. La proportion des travailleurs immigrés dans la population des pays du golfe Persique est donc démesurée, allant de 25 % en Arabie saoudite à 66 % au Koweït, et jusqu’à plus de 90 % dans les Émirats arabes unis et au Qatar.

Ce fossé entre une demande croissante et une offre limitée, qui est à l’origine de cette situation explosive, a été comblé par un système international de trafic des êtres humains qui, par bien des aspects, s’apparente à la traite des esclaves au XVIe siècle. La situation aux Philippines permet d’illustrer le mécanisme du système contemporain de trafic de main-d’œuvre forcée. En effet, ce pays est l’un des plus grands exportateurs de main-d’œuvre au monde. Environ 10 % de sa population totale et 22 % de sa population en âge de travailler sont aujourd’hui des travailleurs émigrés. Le total des devises expédiées par les migrants s’élèvent à environ 20 milliards de dollars US par an, ce qui place les Philippines au quatrième rang des pays bénéficiaires d’envois de fonds, après la Chine, l’Inde, et le Mexique.

 

 

Exportation de main-d’œuvre et ajustement structurel

 

Le rôle des Philippines en tant qu’exportateur de main-d’œuvre ne peut être séparé des mécanismes du capitalisme néolibéral. Le programme d’exportation de la main-d’œuvre a débuté au milieu des années 1970, sous le régime du dictateur Ferdinand Marcos. Ce programme, censé être provisoire, concernait un nombre relativement peu élevé de travailleurs - environ 50 000 personnes. L’ampleur prise par le programme - ils sont maintenant environ 9 millions de travailleurs à en faire partie - découle largement de l’effondrement de l’économie et de l’emploi, provoqué par les mesures d’ajustement structurel imposées par la Banque mondiale et par le Fonds monétaire international au début des années 1980.

On peut également mettre en cause la libéralisation du commerce menée par l’Organisation mondiale du commerce, ainsi que les politiques économiques nationales mises en place, à partir de 1986, par les gouvernements post-dictature et qui ont fait du remboursement de la dette l’une de leurs principales priorités. 

Ces mesures d’ajustement structurel ont précipité rapidement la désindustrialisation et la disparition de nombreux emplois industriels. En préconisant la libéralisation des échanges, elles ont poussé les paysans hors de leurs terres, et une grande partie a dû quitter le pays pour trouver du travail. 

De plus, en choisissant de faire du remboursement de la dette une priorité, l’État a englouti entre 20 et 40 % de son budget annuel, privant le pays de ressources financières qui auraient pu servir à stimuler la croissance économique. Les mesures d’ajustement structurel et la libéralisation des échanges ont également généré de fortes pressions sur les migrations de travail. À cet égard, la situation des Philippines rappelle celle du Mexique, lui aussi l’un des principaux pays exportateurs de main-d’œuvre.

 

 

L’exportation de main-d’œuvre, une soupape de sécurité

 

Les gouvernements de ces deux pays voient dans l’exportation massive de main-d’œuvre une autre utilité, celle de jouer un rôle de soupape de sécurité. Elle permet en effet de juguler la pression sociale qui pourrait sans cela se traduire par l’apparition de mouvements radicaux aspirant à un changement politique et social. 

Les personnes qui émigrent sont souvent les plus déterminées, les plus souples et les plus brillantes des classes moyennes ou populaires ; le genre de personnes qui feraient d’excellents cadres ou militants de mouvements progressistes. 

 

C’est une des conséquences les plus désastreuses de l’émigration massive, en plus de l’effet dramatique de l’absence des mères sur la socialisation des enfants, permettant aux élites de la nation de passer outre les réformes structurelles qui s’imposent depuis bien longtemps.

L’exportation de main-d’œuvre, un business lucratif. L’exportation de main-d’œuvre est un business lucratif qui a donné naissance à une foule d’institutions parasites ayant maintenant tout intérêt à ce que le système persiste et se développe. Le réseau transnational d’exportation de main-d’œuvre est composé de recruteurs, d’agences gouvernementales et de leurs fonctionnaires, de trafiquants et de grosses entreprises de services, comme la multinationale nord-américaine Aramark.

 

On assiste au développement d’un système de trafic de travailleurs aussi vaste et rentable que peuvent l’être le trafic sexuel et le trafic de drogue. On a très souvent pensé que main d’œuvre salariée libre et capitalisme allaient de pair. Pourtant, on assiste à l’expansion et à l’institutionnalisation d’un système de travail forcé, dans le cadre du capitalisme contemporain néolibéral. Ce processus s’apparente à l’expansion de l’esclavage et du travail forcé durant la première phase de l’essor du capitalisme mondial au XVIe siècle, comme l’évoquent des sociologues tels qu’Immanuel Wallerstein.

 

 

Origine et expansion du travail forcé : le cas du Moyen-Orient

 

La situation au Moyen-Orient donne un très bon exemple de l’expansion du système pour créer, maintenir et propager le travail forcé. Comme l’écrit Atiya Ahmad, « À partir du boom économique des pays du Golfe au début des années 1970, grâce aux pétrodollars, une vaste série de politiques gouvernementales, d’institutions politiques et sociales, et de discours publics a permis d’organiser et de contrôler les résidents étrangers présents dans la région. S’appuyant sur le système du parrainage (kefala) et des garants, cet série vise à créer et imposer un statut de « travailleurs migrants temporaires » pour les résidents étrangers.

 Les élites parviennent à façonner l’identité des migrants, à leur faire intérioriser leur position de subalternes et à les priver de leur condition d’acteurs politiques. Ils ne sont pas censés participer à la vie politique de ce qu’on appelle leurs « pays d’accueil », ce qui a d’ailleurs été le cas jusqu’à maintenant, même lorsqu’un vent de changement politique a soulevé ces sociétés.

En 2009, environ 64 % des plus d’un million de travailleurs philippins émigrés avaient choisi pour destination le Moyen-Orient. La majorité de ces travailleurs étaient des femmes, et la plupart d’entre elles travaillaient en tant qu’employées domestiques, c’est-à-dire en tant que bonnes.

Voici comment fonctionne le trafic de main-d’œuvre dans les pays de la péninsule Arabique, le long du golfe Persique :

Un recruteur d’un pays du Golfe prend contact avec l’un de ses hommes aux Philippines. Celui-ci se rend dans une province éloignée pour recruter une jeune femme en lui promettant un salaire de 400 dollars US (environ 295 euros) par mois, ce qui correspond au salaire minimum fixé par le gouvernement des Philippines. Le jour du départ, à l’aéroport, le recruteur lui transmet un autre contrat, souvent rédigé en arabe, dans lequel il est stipulé qu’elle recevra la moitié, voire moins, du montant qu’on lui avait promis.

Lorsqu’elle arrive à destination, le recruteur dudit pays du Golfe lui fournit un iqama, ou permis de séjour temporaire qui, tout comme son passeport, sera conservé soit par le recruteur, soit par son futur employeur. 

Elle est remise entre les mains d’une famille pour qui elle travaillera dans des conditions proches de l’esclavage, à raison de 18 à 20 heures par jour. Il est fréquent qu’elle ait, parmi ses tâches, à satisfaire aux besoins sexuels du maître de maison, ce qui la met dans une situation insupportable : un refus lui vaut d’être battue et, dans tous les cas, cela la conduit à rentrer en conflit avec l’épouse. Elle est maintenue éloignée des autres domestiques philippins et dépend de son employeur pour toute communication avec l’extérieur. Elle ne peut pas partir de chez son employeur, car celui-ci détient son permis de séjour temporaire ainsi que son passeport. Si elle tente, tout de même, de fuir pour rejoindre le recruteur, elle sera « vendue » à une autre famille, parfois pour un salaire encore plus bas que celui versé par son employeur initial. Comme elle ne peut pas quitter le pays, puisqu’elle n’a pas ses papiers, la fugitive passe d’une famille à une autre, vendue par le recruteur.

Si elle a un peu de chance, elle parviendra peut-être à se rendre à l’ambassade des Philippines, qui fait office d’asile pour les fugueurs. Cependant, il lui faudra attendre des mois, voire des années, avant que l’ambassade ne parvienne à obtenir les autorisations nécessaires pour lui permettre de rentrer chez elle.

 

 

De l’art de contourner les règlements

 

Dans sa volonté de maîtriser ce marché libre esclavagiste et de prendre des mesures pour que les travailleurs ne partent pas dans des pays - comme l’Afghanistan ou l’Irak - où leur intégrité physique pourrait être mise en péril, le gouvernement des Philippines exige que des permis soient délivrés par l’administration pour autoriser les travailleurs à quitter le territoire. Il a également interdit certaines destinations à ses ressortissants. Cependant, les recruteurs, souvent de mèche avec les employeurs au Moyen-Orient, ainsi qu’avec le ministère de la Défense des États-Unis ou avec des entrepreneurs privés nord-américains, ont trouvé des moyens de contourner ces règlements.

Ils ont mis en place un réseau clandestin pour faire passer des travailleurs depuis le sud des Philippines vers diverses destinations au Moyen-Orient. Un certain nombre de femmes employées comme domestiques, et que j’ai eu l’occasion d’interviewer lors de mon séjour à Damas il y a quelques mois, ont raconté avoir eu recours à un passeur pour quitter la ville de Zamboanga, au sud des Philippines, et rejoindre l’État de Sabah, en Malaisie, sur de petites embarcations.

À partir de là, elles ont voyagé dans la cale d’un plus grand bateau qui allait à Singapour, où elles ont été débarquées. Puis elles ont été transportées par voie terrestre jusqu’à un lieu non loin de Kuala Lumpur. Là, elles ont dû travailler six semaines pour survivre. Ce n’est qu’au bout de deux mois qu’elles ont enfin pris un avion décollant de Kuala Lumpur en direction de Dubaï, puis un autre vers Damas, où elles ont atterri au beau milieu d’une guerre civile ! On a bel et bien l’impression qu’il s’agit d’une des aventures d’Indiana Jones. Pour elles, cependant, il s’agissait plutôt d’un cauchemar.

Quand on voit l’ampleur des réseaux transnationaux d’émigration clandestine, rien d’étonnant à ce que 90 % des 9 000 domestiques employés en Syrie soient, d’après les estimations de l’ambassade, en situation irrégulière. C’est-à-dire que 90 % d’entre eux ne possèdent aucun document officiel les ayant autorisés à quitter le territoire des Philippines. Il a donc été très difficile de les localiser et d’entrer en contact avec eux lorsque Manille a transmis l’ordre à l’ambassade de faire évacuer tous les travailleurs philippins présents en Syrie, en janvier dernier.

En mars, j’étais en Syrie en ma qualité de dirigeant du Comité pour les travailleurs philippins d’outre-mer de la Chambre des représentants des Philippines. J’ai rejoint l’équipe d’intervention d’urgence de l’ambassade des Philippines, qui était à la recherche des domestiques philippins pris au piège en pleine guerre civile dans la ville d’Homs. Nous avons parcouru la ville en ruines sans parvenir à localiser aucun ressortissant ni même savoir combien avaient péri. On nous a pourtant affirmé que des centaines de domestiques s’étaient retrouvés bloqués au milieu des combats. Le gouvernement syrien, dans sa volonté de donner au reste du monde une image de stabilité, n’a été d’aucune aide dans nos recherches. En fait, il ne nous a même pas donné l’autorisation de nous rendre à Homs. Nous étions donc dans l’illégalité, ce qui nous exposait à être arrêtés, voire accusés d’espionnage. Or, vous pouvez me croire, il vaut mieux éviter de tomber entre les mains des sbires d’Assad.

La situation est la même en Afghanistan et en Irak. Pour des raisons similaires, nous ne connaissons pas le nombre exact des Philippins illégalement recrutés par le Pentagone et par des entrepreneurs militaires nord-américains pour occuper des emplois de services dans les bases nord-américaines. Il semblerait que 10 000 soit un nombre largement en deçà de la réalité. La collusion entre les trafiquants de travailleurs clandestins, le gouvernement des États-Unis et les entrepreneurs privés nord-américains, en ce qui concerne l’Afghanistan, représente un défi colossal pour le faible État philippin.

 

 

Les abus sexuels : une menace permanente

 

La prédominance des femmes au sein des travailleurs victimes des trafics dans le Moyen-Orient a généré une situation dans laquelle les abus sexuels sont très fréquents. On voit apparaître un système où le trafic de main-d’œuvre et le trafic sexuel sont de plus en plus interconnectés. Voici un extrait d’un rapport élaboré par le Comité pour les travailleurs d’outre-mer suite au voyage de certains de ses membres en Arabie saoudite, en janvier 2011, sous ma responsabilité :

 

« Le viol est une menace qui pèse en permanence sur les domestiques d’origine philippine employées en Arabie saoudite. Les viols et les abus sexuels sont bien plus fréquents que ce que révèlent les statistiques brutes de l’ambassade (ils représenteraient entre 15 et 20 % des cas enregistrés concernant les domestiques en situation critique.) Si l’on considère que ces chiffres sont plus ou moins représentatifs des cas d’abus sexuels des domestiques au sein du Royaume d’Arabie saoudite, il est inévitable de conclure que les viols et les abus sexuels sont monnaie courante. »

 

Je pense que l’on peut aller plus loin et dire que le trafic sexuel est un élément majeur du trafic des femmes philippines vers le Moyen-Orient. En effet, dans de nombreux foyers, particulièrement dans ceux des pays du Golfe, le maître de maison considère que les faveurs sexuelles lui sont dues et qu’elles font partie des tâches de la domestique.

 

Toute l’horreur du trafic de main-d’œuvre, associé au trafic sexuel, est racontée par Lorena, une des victimes de viols que les membres du Comité ont réussi à interviewer lors de leur mission en Arabie saoudite en janvier 2011. Je me permets de citer des passages entiers du rapport, car les membres de l’ambassade et les militants des droits humains ont indiqué que l’expérience douloureuse vécue par cette jeune femme n’était pas exceptionnelle au sein des employées de maison d’origine philippine, expatriées dans les pays du Golfe.

 

« Lorena [le prénom a été changé] a environ 25 ans. Elle est gracieuse et charmante, ce qui fait d’elle une proie sexuelle de premier choix dans la jungle saoudienne. Et de fait, son calvaire a commencé à peine était-elle arrivée chez son employeur, un officier de marine. Elle raconte : « Il m’a embrassée de force ». Prenant peur, elle le repousse. Cela n’a pas suffi à le décourager.

« Une semaine après mon arrivée, se souvient-elle, il m’a violée pour la première fois. Il l’a fait pendant que sa femme était absente. Il l’a fait après m’avoir demandé un massage, ce que j’ai refusé en lui disant que je n’avais pas été embauchée pour ce genre de choses. Ensuite, au mois de juillet, il m’a de nouveau violée, deux fois. Je ne pouvais que le laisser faire [Tiniis ko na lang], j’avais trop peur pour oser m’enfuir. Je ne connaissais personne. »

 

Un jour, pendant que son employeur et sa femme faisaient leurs achats dans une galerie commerciale, Lorena rencontre des infirmières philippines et les supplie de l’aider. En entendant son histoire, elles lui donnent une carte SIM et l’aident à s’acheter du crédit pour téléphoner. Cependant, dans l’enceinte de la maison, la torture continue. Elle est giflée lorsqu’elle parle arabe, la femme de son employeur ayant décrété qu’elle avait été embauchée pour parler anglais. On ne lui donne qu’un morceau de pain à dîner. Pour compléter ses repas, elle doit manger les restes de la famille. En octobre, elle est louée à la belle-famille de son employeur pour faire le ménage, et, pour tout remerciement, elle est violée par le beau-frère. Comme on peut le constater, les liens de parenté donnent le droit de violer les bonnes employées par ses proches. Au cours de ce mois-là, elle est de nouveau violée par son employeur. C’est la quatrième fois.

 

Non seulement on lui fait subir des agressions sexuelles, mais on la traite avec une cruauté sans nom. Un jour, alors qu’elle était en train de faire le ménage, elle tombe et se coupe. Voyant que la blessure saigne abondamment, elle supplie la femme de son employeur de l’emmener à l’hôpital. Cette dernière refuse. Lorena lui demande alors de l’autoriser à appeler sa mère aux Philippines. L’épouse refuse de nouveau, arguant que cela coûterait trop cher. L’employeur arrive à ce moment-là, mais, au lieu de l’emmener à l’hôpital, il lâche : « Et même si tu meurs, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? ». Lorena est obligée de panser sa blessure à l’aide de ses propres vêtements et de se soigner grâce aux médicaments emportés dans ses bagages.

 

Après cet épisode, Lorena, complètement paniquée, réussit enfin à prendre contact avec le personnel du Bureau des travailleurs philippins d’outre-mer (Philippine Overseas Labor Office) de la ville d’Al-Khobar. Des dispositions sont prises pour lui porter secours le 30 décembre. Ce matin-là, l’équipe de secours du Bureau des travailleurs philippins d’outre-mer, accompagnée de la police locale, se rend au domicile des employeurs de Lorena. Celle-ci leur fait des signes désespérés derrière l’une des fenêtres du deuxième étage et annonce qu’elle va sauter. L’équipe l’en dissuade car elle risquerait de se casser une jambe. Cette décision a de lourdes conséquences, car son employeur en profite pour la violer, pour la cinquième fois, alors que la police est postée juste devant la maison. Elle se traîne aux pieds de l’épouse pour l’implorer de retenir son mari, mais celle-ci se met alors à la frapper, en la traitant de menteuse.

« Je n’arrêtais pas de crier, et la police pouvait entendre mes cris, mais ils n’ont rien fait. »

 

Quand son employeur prend conscience qu’il risque d’être arrêté, il supplie Lorena de ne rien dire aux autorités, car il craint de perdre son travail, et lui propose de payer son billet de retour.

« Je lui ai dit que je n’allais pas le dénoncer et que je dirais qu’il était un homme bon, pour qu’il me laisse enfin partir [para lang makatakas ako] », explique Lorena.

Quand elle est enfin secourue, plus tard dans la journée, Lorena raconte son calvaire à l’équipe de secours et à la police. Son employeur est interpellé. »

 

Malheureusement, cette histoire finit mal. En effet, après que nous sommes partis d’Arabie saoudite, les avocats de l’officier de marine ont réussi à faire traîner l’affaire si longtemps, et à exercer sur Lorena une telle pression, que celle-ci a fini par accepter un règlement à l’amiable. Elle n’a obtenu qu’une maigre compensation financière tandis que le militaire s’en est tiré impunément. Comme l’ont eux-mêmes confirmé les membres de l’ambassade et les travailleurs domestiques, très peu de personnes sont poursuivies pour viols ou abus sexuels en Arabie saoudite. Puisque c’est toléré par le système judiciaire du pays, il est très facile pour les employeurs d’avoir des bonnes et de les violer.

 

 

Mettre fin à l’esclavage moderne

 

Permettez-moi de résumer les points essentiels de ma présentation :

L’émergence d’une économie exportatrice de main-d’œuvre dans des pays tels que les Philippines découle de l’impact des mesures d’ajustement structurel, de la libéralisation du commerce, du remboursement de la dette hissé au rang de priorité, des politiques qui ont conduit à l’industrialisation, de la ruine de l’agriculture locale, et de la dislocation de l’investissement public, qui devient alors incapable de remplir son rôle de moteur de croissance.

L’exportation de main-d’œuvre joue un rôle de soupape de sécurité et prive le pays de ses forces vives - celles qui auraient pu participer à des mouvements politiques progressistes - ce dont profitent les élites pour sans cesse repousser les réformes structurelles, pourtant si nécessaires.

Le fonctionnement du capitalisme néolibéral a conduit à la mise en place d’un système de trafic de main-d’œuvre au niveau mondial. Ce constat vient corroborer le point de vue d’Immanuel Wallerstein. Selon lui, le développement des rapports de production capitalistes ne fait bien souvent pas disparaître le travail forcé, mais au contraire l’encourage. Ce phénomène concerne les nouveaux centres d’accumulation du capital, tels que le Moyen-Orient, mais également les anciens centres économiques tels que les États-Unis.

Un grand nombre de travailleurs émigrés - voire, en ce qui concerne les Philippines, la majorité d’entre eux - sont des femmes. Les viols et les abus sexuels sont donc devenus un élément majeur du système de travail forcé, en particulier dans le cas du trafic de main-d’œuvre dans le golfe Persique.

L’esclavage a été, paraît-il, aboli. Pourtant, le mécanisme de la mondialisation capitaliste a reproduit le système de répression des travailleurs, système entretenu par le trafic de main-d’œuvre légal ou clandestin. Les femmes employées comme domestiques sont tout en bas de la hiérarchie sociale des migrants dans des régions comme le Moyen-Orient. Il est quasiment impossible de faire la distinction entre leurs conditions de travail, auxquelles s’ajoutent souvent des viols et des abus sexuels, et celles qui existaient du temps de l’esclavage. L’abolition de ce système de travail forcé, d’esclavage moderne, doit être une des priorités du XXIe siècle, comme l’abolition de l’esclavage l’a été aux XVIIIe et XIXe siècles.

Un élément essentiel qui permettrait d’en venir à bout consiste bien sûr à restructurer nos systèmes économiques, afin qu’ils puissent générer des opportunités de travail convenable au niveau national. Cela permettrait ainsi à bon nombre de nos concitoyens de ne pas avoir à s’expatrier pour trouver du travail. Cet objectif implique d’en finir avec les politiques néolibérales qui ont atrophié nos secteurs industriel et agricole. Cela suppose de mener à bien la réforme agraire et tout autre mesure de redistribution des richesses qui permettra de lutter contre la pauvreté et de promouvoir l’équité. Il serait également nécessaire de mettre en place des mesures, telles que la Reproductive Health Bill aux Philippines (ndt : loi visant à permettre l’accès à la contraception, à l’avortement, au planning familial et à l’éducation sexuelle), qui permettraient de répondre aux besoins des femmes dans le domaine de la santé, de réduire la pauvreté, et de stimuler le développement.

Mais, en même temps que nous réformons notre économie nationale, nous devons également protéger nos travailleurs émigrés et renforcer leurs droits en tant que travailleurs expatriés qui expédient des fonds pour soutenir leurs familles et, au passage, permettent à notre économie de garder la tête hors de l’eau, puisque ces fonds s’élèvent à des milliards de dollars US. Une lourde tâche nous attend, nous qui défendons les travailleurs émigrés.

Certains progrès sont tout de même à souligner. Il existe maintenant un réseau international d’organisations qui militent pour les droits des migrants. 

 

De plus en plus de spécialistes et d’instituts de recherche consacrent leur travail à faire la lumière sur les conditions de vie des migrants. `

Un certain nombre de gouvernements ont, grâce à la pression concomitante de leurs citoyens et des travailleurs émigrés, institutionnalisé des services sociaux, des services juridiques, et même réalisé une ébauche de système de sécurité sociale en faveur de leur travailleurs d’outre-mer. 

 

Dans les pays qui reçoivent la main-d’œuvre, les droits des migrants commencent à être défendus par des citoyens engagés, par des partis politiques et par des gouvernements progressistes. Ceci est un point crucial en ce qui concerne l’Europe et les États-Unis. En effet, la crise économique actuelle dans ces régions fait courir aux immigrés le risque d’être traités en boucs émissaires.

Au sein des pays exportateurs de main-d’œuvre, des groupes parlementaires, tels que le Caucus interparlementaire asiatique (Asian Inter-Parliamentary Caucus) sur la migration du travail, parlent de plus en plus de coordonner leurs efforts pour défendre les droits de leurs travailleurs émigrés. 

Cela permettrait de présenter un front commun, afin de faire face aux manœuvres de certains pays de destination qui, dans leur recherche de main-d’œuvre à moindre coût, tentent de dresser les pays d’origine les uns contre les autres. 

Cela dit, nous devons avoir conscience du chemin qu’il nous reste à parcourir sur la route qui mène aux droits des migrants et à leur bien-être. Mais je suis persuadé que ce cinquième Forum social mondial sur les migrations est une étape importante sur cette route. Et pour nous accompagner dans notre travail, n’oublions pas le mot d’ordre du Forum social mondial : « Un autre monde est possible » ! 

 

 

 


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2 réactions à cet article    


  • zygzornifle zygzornifle 6 mai 2017 16:16

    Le rêve de Macron et de toute sa clique Gattaz en tète .....


    • Julian Capella Julian Capella 9 mai 2017 11:38

      Une réactualisation des données pour 2016/2017.

      Les Philippins seraient entre 11 et 12 millions à l’étranger en exil à long terme ou temporaire pour le travail.
      Ce qui représente une manne économique non négligeable taxable partiellement par le gouvernement.
      A noter que de très nombreuses familles survivent dans l’archipel philippin grâce à l’aide financière de tous ces expatriés qui envoient régulièrement de l’argent et des colis au pays.
       

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