Les dockers de Marseille
N’allez pas croire que c’est là le titre d’une chansonnette inédite de Vincent Scotto ou d’un nouveau film de Robert Guédiguian.
La lecture de ce post ne vous apprendra peut-être rien sur la question, mais il a l’avantage, sur d’autres écrits traitant du même sujet, d’être relativement objectif et surtout bien informé, aux sources les plus directes.
Mme Parisot du MEDEF s'est lancée, sur les antennes nationales, dans des tirades dignes de Sarah Bernhardt pour expliquer que les dockers de Marseille assassinent l'économie française et en particulier Marseille, son port et sa région. Cette prise de position a entraîné, du coup, une réplique tout aussi ridiculement véhémente de la part de Bernard Thibault, qui a essayé, par là, de se faire refaire une virginité comme secrétaire général, très contesté au plan interne, de la CGT.
Tout cela est à peu près sans intérêt car les faits sont établis et connus depuis très longtemps ; on peut donc qu’être stupéfait que ni le MEDEF ni la CGT n’aient pas été, depuis des décennies, parfaitement informés de ces affaires et surtout de leurs fâcheuses conséquences.
La ruine du port de Marseille et de pans entiers de l’économie régionale, par les multiples et successives grèves des dockers locaux, a commencé il y a plus d'un demi-siècle. Je n'irai pas jusqu'à dire, bien que je le pense, qu'elle a commencé avec la loi-statut de 1947 de Ramadier et du PCF, à laquelle nul n’a osé toucher, un demi-siècle durant.
L’information qui suit, comme la plupart de celles qui figurent dans ce texte, est personnelle et de première main. À partir de 1958 et, plus ou moins dans le cadre du Plan de Constantine auquel le général De Gaulle ne croyait guère mais qu'il a néanmoins mis en oeuvre, Berliet a lancé à Rouiba-Reghaia, près d'Alger, la construction d'une usine de camions qui d’ailleurs existe toujours. Déjà à cette époque, les responsables de la construction de cette usine (dont était mon propre frère) faisaient systématiquement venir tous les matériaux nécessaires (et il y en avait beaucoup !) par le Havre, jugeant que passer par Marseille comportait trop de risques et d'aléas.
Naturellement, comme chacun le comprend aisément, cette dégringolade marseillaise, suite aux incessantes grèves en particulier, a fait les affaires de Gênes comme de Barcelone. Quant au Havre, l'extension des comportements syndicaux des dockers français a fait que ce port lui-même n’est guère aujourd'hui en meilleure position que Marseille, même s'il demeure un peu mieux placé ce qui n'est vraiment pas difficile. Le trafic de Marseille est, en effet, en réalité, à 95 % celui de Fos-sur-Mer et est constitué essentiellement par les transports pétroliers.
Tout à fait par hasard, j'ai connu, dans les années 80, un consultant juridique qui était chargé en particulier des négociations avec les dockers sur le port de Marseille. Ce n’était pas triste ! J'ai donc pu avoir par lui les meilleures des informations à la fois sur les salaires des dockers (à cette époque, un contremaître touchait environ 3500 fr. par mois) et sur les modalités et conditions de leur travail.
Scène de genre vécue par moi, à de multiples reprises lors de vacances en Corse. A l’embarquement des véhicules dans les ferries de la SNCM, le spectacle était tout différent de celui qu’on avait ailleurs. En effet, si l'on avait eu l'occasion d'emprunter les ferries grecs par exemple, on pouvait aisément juger de la différence de la nature du travail des dockers entre Marseille et n'importe quel port grec. Dans ce second cas, l'embarquement à bord du ferry était souvent opéré par deux employés (ou même un seul), tandis qu'à Marseille, s'il y avait effectivement aussi quelques personnes pour s'occuper de l'embarquement proprement dit des véhicules, il y avait toujours aussi une bonne demi-douzaine de dockers goguenards qui, sur le pont di ferry, penchés à la rambarde, s’occupaient à lorgner les minettes et à blaguer entre eux. Ils étaient là en application des règlements locaux qui exigeaient leur présence, naturellement sans qu’ils ne fassent rien, sauf, les manoeuvres d'embarquement finies, remonter les haussières !. On peut juger par là de la pénibilité de leur tâche, au moins pour ce type de fonction.
Je pourrais accumuler les anecdotes là-dessus en particulier sur la procédure d'attribution des tours journaliers de travail. Les dockers étant en nombre plus important que le service d'un jour donné n’en demandait, on donnait, le matin, les noms de ceux qui auraient à travailler ce jour là. Ceux qui n'étaient pas retenus allaient alors taper le carton au bistrot du coin, parfois rejoints, quelque minutes plus tard, par d'autres qui, quoique devant aller au travail, avaient recruté sur place un travailleur (clandestin bien sûr) pour les remplacer, moyennant le versement d’une part, très modeste, de leur rémunération du jour. Naturellement personne ne se souciait de vérifier l'identité d'un docker qui venait travailler sur le port. Un tel flicage n’aurait pas manqué de déclencher aussitôt une grève générale !
Faut-il s'étonner que l'activité du port de Marseille ait décliné sans cesse, avant de s'éteindre quasi complètement. Les dockers, en revanche, sont toujours là eux ; non seulement ils ont une garantie d'emploi, mais il fut un temps où (mais je ne sais pas où en est cette juste revendication) ils voulaient que leur charge fût, en quelque sorte, héréditaire, réclamant pour leurs enfants le droit à la priorité absolue dans les recrutements (un peu comme naguère à Air-France). On peut toutefois en conclure que les dockers ne sont pas de bons parents, puisqu’ils veulent réserver à leurs enfants le sort misérable d’un travail pénible pour toute une vie aussi lamentable que la leur dans les douleurs d’un métier exténuant.
Je pourrais continuer dans le même registre, mais cela me paraît inutile, car tout le monde dans la région et même bien au-delà, sait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus. C'est d'ailleurs pourquoi l’une des rares activités qui demeuraient à Marseille, le passage vers la Corse, a baissé dans des proportions considérables. Pour être sûrs de partir comme de revenir, les voyageurs de la région préfèrent désormais de beaucoup emprunter les ferries italiens, quitte à partir de Toulon, de Nice, de Gènes ou d'ailleurs, les départs de Marseille étant naturellement interdits par ces mêmes dockers aux autres compagnies que la leur !
Le rapport de la Cour des Comptes qui va faire grand bruit s’il paraît (car, à ma connaissance, il n'est pas encore publié) n'apprend pas grand-chose à qui connaissait un peu la situation. Les salaires mensuels, autour de 4000 euros, ont déjà été souvent divulgués ; La CGT les avait niés, publiant à l'appui de ses dénégations, une feuille de paye de dockers. Le seul problème est que la CGT, étourdie ou mal informée, avait omis de préciser dans son document qu'au salaire figurant sur la fiche de paye s'ajoutaient d’autres rémunérations comme la Cour des comptes le confirme. En effet, les dockers, payés par le Port, perçoivent, en plus de leur salaire de base, « des rémunérations additionnelles des entreprises de manutention » ainsi que des « gratifications illégales ». Sans compter les primes...L’addition de ces sommes conduit donc à peu près exactement au chiffre contesté.
C'est sans doute pourquoi la CGT, dans le document qu'elle vient de publier, n'est pas revenue sur ce problème des salaires et des horaires, sans contester désormais les chiffres qui ont circulé. Elle se borne, sur un air mieux connu d’elle, à souligner que « la colère légitime des portuaires français s'est mise en marche[...] Indignation colère et trahison sont les mots qui sont le plus souvent venus lors des interventions.... etc. ». Aucune contestation en revanche des chiffres et des conditions de travail qui ont fait l'objet des articles de presse qui faisaient , d’ailleurs, référence au peu contestable rapport de la Cour des Comptes.
On évoque sans cesse, et la CGT en a fait son nouveau cheval de bataille, la « pénibilité » du métier. Bien entendu comme dans le cas des primes de charbon à SNCF, on fait référence à l'époque ; bien lointaine, où les dockers plantaient leur croc dans les sacs de sucre pour les transporter sur leur dos. Le métier a quelque peu évolué, ce que nul ne peut sérieusement nier !
Les dockers (grutiers ou portiqueurs) travaillent, en général, en deux bordées, l'une du matin (finissant à 15:00) l'autre de l'après-midi (commençant à 15:30) ; le portiqueur travaille en « binôme », avec un collègue qui est le plus souvent demeure à proximité pour accomplir, éventuellement, des « taches annexes » ; s'il n’en a pas, le second demeure en "salle de repos". Il résulte d’un tel système que le temps de travail effectif dans la journée est, en gros et en moyenne, d'environ 3 heures, ce qui ne caractérise pas une pénibilité extrême.
En outre, un élément important de l'activité des dockers, à Marseille ou en Chine, tient à la « cadence » des mouvements c’est-à-dire au nombre d’opérations de chargement ou de déchargement opérées en une heure. À titre indicatif, en France (au Havre par exemple pour ne pas citer le cas de Marseille) les dockers locaux ont une cadence de 22 mouvements par heure, alors qu'à Anvers ou à Rotterdam, on effectue 30 mouvements à l'heure ; dans les ports asiatiques la norme est de 40 mouvements par heure. On peut facilement imaginer que la pénibilité, dans ces contextes non marseillais, doit être doit être tout à fait différente.
Par ailleurs pour permettre de comprendre quel est le travail d'un grutier ou d’un portiqueur, on peut dire que leur tâche s'apparente un peu au maniement d'une PlayStation ou d’un jeu video. Le principal problème dans ce métier est de ne pas avoir le vertige puisqu'on peut se trouver dans cette fonction à 30 ou 40 mètres de haut, ce qui ne constitue pas, toutefois, un élément décisif pour mettre en évidence la pénibilité du métier de « docker ».
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