Les Enfants de Don Quichotte, 2 ans déjà...
Il y a deux ans, je m’étais déplacé Canal Saint-Martin sans trop savoir ce que j’allais y rencontrer, si c’étaient de bonnes ou de mauvaises raisons qui me poussaient à m’y rendre. Les sirènes médiatiques étaient passées par là. Je me méfie beaucoup des sirènes médiatiques. Elles imposent des mobilisations pour des causes sociétales artificielles dans lesquelles chacun se précipite sans recul. Puis, une cause en chasse une autre et la précédente est aussi vite oubliée.
Mais Augustin Legrand était différent, je le sentais sincère. Ce grand gaillard venu du spectacle, quasiment inconnu du grand public, développait dans chacune de ses interviews une énergie, une cohérence et des convictions fortes. Il n’était pas sans me rappeler un certain Coluche qui avait fait bouger les choses dans l’aide alimentaire, vingt ans plutôt. Et puis il était parvenu, par une maîtrise absolue des médias, à redonner espoir aux sans-abris, pariant qu’en faisant suffisamment de bruit autour du problème, des journalistes s’en mêleraient.
Dans sa bio officielle, on peut y lire ceci : comédien, Augustin Legrand, âgé de 31 ans, a fondé l’association « Les Enfants de Don Quichotte » en décembre 2006 lorsqu’il a commencé à dormir sous une tente. Quelques jours avant Noël, « pour faire entendre la parole des sans-abri », il a installé un campement de 200 tentes le long du canal Saint-Martin à Paris. « Il y a eu 300 000 mecs pour dire non au CPE, on doit bien pouvoir être 2 000 pour dire non aux SDF. »
Voyant d’autre part, la mobilisation de certains acteurs qui d’habitude n’étaient pas coutumier de ce genre d’exercice, je pense ici à Jean Rochefort, je finissais par me laisser convaincre. Je n’y dormirai pas, mais j’y consacrerai une partie de ma journée (Augustin Legrand avait appelé à ce que les gens dorment une nuit auprès des sans-abris).
A ma grande surprise, ce quartier traditionnellement bobo s’était laissé envahir par une population exogène, transformé en camp retranché. Des tentes igloos se déroulaient à perte de vue. Un village du quart-monde s’étirait à la verticale dont la vision offrait une succession de collines et de crevasses qui s’épanouissaient sous un ciel de ciment. Ambiance fin de siècle, ou siècle naissant, le tout, dans un froid hivernal.
La pauvreté côtoyait la misère morale. Les Amants du Pont-Neuf de Leo Carax me revenait en mémoire : l’incroyable Denis Lavant et son personnage de marginal qui s’était identifié aux pauvres hères qui débarquaient chaque nuit à la Maison de Nanterre, transportés dans des bus que remplissaient consciencieusement les équipes du CHAPSA, qui les recueillaient d’un peu partout sur la petite couronne.
On y rencontrait des âmes de toute espèce au bord de ce canal : les laissés pour compte, les jeunes marginaux peroxydés aux allures famélique qui partageaient tout avec leurs chiens, les toxicos, les alcooliques et de véritables SDF tels que les médias nous en rapportent les soirs de prime-time cathodiques et lacrymaux, à grands coups de reportage détonants.
Dans la tente n° 23 du canal Saint-Martin, je fis la connaissance de Mustapha.
Il me correspondait le mieux : je veux dire qu’au marché de la misère exposé, ma sensibilité m’attirait plutôt vers une détresse comme la sienne.
Il pleurait beaucoup. Entre deux sanglots jamais contenus, il évoquait ses souvenirs, son parcours de contremaître qualifié sur des chantiers qui le faisaient tourner dans toute la France avant sa plongée, en juin 2006.
Il était différent des autres. Plus en souffrance. Pas tout à fait désociabilisé. Il se rendait encore compte de ses échecs : le piège de la déchéance s’abattait sur lui, c’était palpable et il en était le spectateur impuissant.
Les doigts gourds, il sortit fièrement de l’une de ses poches, un bulletin de salaire et une carte nationale d’identité qu’il me tendait comme les ultimes preuves de sa bonne foi, comme les garanties qu’il avait bien été autrefois celui qu‘il racontait, avec un salaire qui dépassait largement celui de ses compagnons d’infortune.
Puis il y avait eu cette histoire d’entreprise dans laquelle il s’était retrouvé gérant « pour rendre service ». Et là les choses étaient allées trop loin, trop vite.
Il parlait d’une bouche pâteuse, affaibli par la déprime et l’alcool. Il n’avait déjà plus la force de se lever. Il se traînait à l’intérieur de l’alcôve en plastique. Il repoussait de ses mains çà et là, les déchets et les couvertures pour se frayer une place. Les jambes ankylosées, il m’expliquait qu’il avait peur de sortir, hors de cette toile. Il n’allait plus aux douches, mais restait là, toute la journée à fixer le canal. Il n’était pas exclu qu’un matin il trouverait la force de se dresser debout, et de s’y jeter.
Le regard des autres est celui qui nous construit dès la petite enfance. Celui des passants qui vont et viennent et traversent rapidement le long canal, évitent de croiser celui des sans-abris : trop peur d’être sollicité, comme tous les soirs depuis qu’ils se sont tous installés comme des scories dans ce quartier autrefois si paisible.
Je n’avais pas l’habitude d’une telle transparence, d’une telle défiance, d’un tel mépris. Quelques heures, plutôt, j’étais encore l’un des leurs, j’appartenais à leur clan, celui des honnêtes citoyens qui se meuvent d’un point à un autre, l’esprit rempli de certitudes, avec un toit pour se protéger, un téléphone portable au bout duquel des amis appellent, une famille à étreindre. Mais assis parmi les sans-abris, j’étais devenu l’un des leurs, un fantôme. Mes nouveaux compagnons d’infortune étaient habitués à ce traitement. Ils ne s’en émeuvaient pas outre mesure. Je partageais avec eux une bouteille de vin dégueulasse, lapée au goulot, me fondant pour quelques heures dans leur masse informe et décrépite.
Mustapha continuait son soliloque, enchaînait le récit de ses déconvenues. Il y avait cette voiture qu’il possédait, entreposée dans un garage, mais dont la carte grise bien que provisoire était déjà expirée. Il voulait la vendre. Il pouvait en tirer, me disait-il 6 000 €, mais ne savait pas comment faire et n’en avait plus la force. Il pleurait à nouveau, se demandait comment il avait pu en arriver là, lui qui rendait service à tout le monde. Il me mettait en garde : « ça va vite de se retrouver SDF, mon frère ». Oui ça me paraissait assez clair. On peut le devenir très rapidement, plus vite qu’on ne le croyait.
Un matin, vous vous réveillez et vous n’êtes plus rien dans le regard des autres.
Sans trop y croire, je lui remontais le moral et l’exhortais à trouver les ressources nécessaires pour se lever de sa couchette. Il me répondait qu’il n’en avait plus la force. Peut-être se punissait-il. Il n’en savait rien. Ses enfants lui revenaient en mémoire.
Je suis resté trois ou quatre heures auprès de lui, j’avais du mal à sortir de là. Je savais que je ne le reverrai plus. Je l’ai quitté sur un mensonge, lui promettant de le revoir. Je lui ai laissé ma grosse écharpe que j’ai entourée autour de son cou. Il s’est encore mis à pleurer. Je n’avais pas le droit d’en faire autant. Je l’ai embrassé comme on embrasse un frère. J’ai repensé au mien.
Puis j’ai remonté le quai. Je pesais plusieurs tonnes. L’hôtel du Nord se dressait blafard. Le décor de la tragédie s’exposait sous son ombre, lui volait la vedette. Le café Prune était devenu fade.
En fermant les yeux, il me revenait les images d’un des premiers courts métrages de Jean Renoir qu’il avait tourné exactement à l’endroit où j’étais, soixante-dix ans plus tôt. Rien n’avait beaucoup changé. Sauf l’essentiel. Il n’y avait plus, ni insouciance ni gaieté.
Même les visages des Bas-fonds ne ressemblaient plus à ceux dont j’avais partagé quelques heures la vie. Il fallait chercher du côté d’Enki Bilal pour trouver de telles gueules, comprendre ce nouveau réel qui surgissait avec le siècle naissant.
Cette nuit-là, je dormis mal. Mes soucis se mêlaient à des pensées obscures qui me ramenaient à Mustapha.
Deux ans se sont écoulés. Lorsque revient l’hiver, la misère me hante. Il y a quelque chose qui flotte de plus en plus incertain. La ligne B du RER est remplie manifestement de gens sans emploi.
Cette inquiétude s’infiltre et s’insinue dans la tête des gens dont les visages se referment.
Combien de temps cela va-t-il encore durer avant que tout ne s’écroule ?
JPB
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