Les joyeux drilles de l’escadrille (2)
« Comme si réellement, on pouvait avoir le temps un jour, comme si l’on gagnait, à l’extrémité de la vie, cette paix bienheureuse que l’on imagine. Mais il n’y a pas de paix. Il n’y a peut-être pas de victoire. » (Saint-Exupéry, dans "Vol de nuit", 1931). Souvenir centenaire. Seconde partie.
Dans le précédent article, j’ai commencé une conversation avec un ami centenaire. En fait, c’était uniquement lui qui parlait, qui racontait, qui "émotionnait". Ce qui vient est donc la suite et la fin de cette discussion.
Je lui ai demandé s’il pouvait boire de l’alcool dans cette maison médicalisée. Lui m’a répondu qu’il ne buvait jamais d’alcool. Son grand-père (ou son père ?), en revanche, buvait un litre et demi de vin rouge par jour… Nous sommes repartis dans ses souvenirs. Le grand-père avait raté son baccalauréat et il est parti aux États-Unis comme chasseur d’or. Gauthier ne savait pas où, aux États-Unis. Le grand-père est rentré en France avec …une montre en or !
Oui, pour la population civile, il y avait autant de rationnement sous la Première Guerre mondiale que sous la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes bien revenus en 1917. Petit, il adorait le chocolat. Quand il y en avait, tout le monde fonçait vers la boîte de chocolats pour en manger.
Une fois, Gauthier était monté dans un biplan, et il y avait toujours à l’avant une mitrailleuse. Le chasseur lui a dit : « Surtout, n’y touche pas ! Elle est encore chargée ! ». Ces moments chez sa "mémère" avec les pilotes, c’étaient de grands moments de sympathie et d’émotion. Les combats dans les airs, c’était du corps à corps.
Puis, revenant un peu à notre début de siècle, Gauthier lâcha avec un peu d’angoisse : « Il y en a qui parlent de la guerre. Ils ne savent pas ce que c’est. C’est l’horreur ! ». Il a répété plusieurs fois cette idée en ponctuant ses souvenirs : « C’était incroyable [à l’époque] ! On parle de guerre sans savoir ce que c’était. ». Il y avait une sorte d’inconscience : « On tirait contre l’ennemi, c’était normal, et quand il était mort, on était content. ». Puis, de répéter : « Quelle horreur ! ». Martelant : « Ceux qui ne l’ont pas vécu ne se rendent pas compte. ».
Les femmes pleuraient quand l’un était abattu… Les enfants pleuraient aussi.
Puis, il reparla de sa tante. Sœur Lucie (cette fois-ci), sœur supérieure d’hôpital. Gauthier, enfant, entrait sans frapper dans le bureau et sa tante lui a dit qu’elle était occupée, car elle parlait …au général !
À cette époque, ils habitaient au Champ de Mars, avant d’habiter près de la capitale lorraine. J’étais étonné de l’entendre parler de Paris. Mais il me parla aussi d’une rue Erckman et Chabrian. Tout bien réfléchi, ils devaient habiter en fait à Lunéville. Il y avait aussi un Champ de Mars.
Gauthier habitait parfois chez tante Viviane. Juste après un feu d’artifice, avec un copain, ils avaient retrouvé un résidu de feu de Bengale, mouillé et laissé comme ça. Ils l’ont pris. Ils n’avaient pas d’allumettes. Le copain est allé en chercher chez lui alors que ses parents travaillaient. Et ils l’ont allumé, difficilement car c’était encore mouillé. Ils ont frotté beaucoup d’allumettes, cela a fait un feu de dix centimètres de diamètre ! Gauthier n’a pas vu le feu car il s’était retourné et le copain avait les poils et les cheveux brûlés, la tête toute noire de suie (« comme un nègre ! »). Gauthier a éclaté de rire mais fut sévèrement puni. Considéré comme responsable, il a dû retourner chez ses parents comme sanction. Gauthier en riait encore, allongé sur son lit, les yeux à moitié clos…
À la fin de la Première Guerre mondiale, son père avait racheté un fonds de commerce. Il était à la fois carrossier et maréchal-ferrant. Il avait été classé deuxième à l’école de la maréchaleraie de Metz. Il avait plus de responsabilités que s’occuper seulement des fers à cheval. Il avait aussi à s’occuper des roues des charrettes, et aussi à soigner les chevaux. Il adorait les chevaux. Quand il y avait un problème, le vétérinaire venait faire une piqûre antitétanique au cheval, puis laissait son père le soigner. Le vétérinaire repartait en lui disant : « Mathis, tu te débrouilles ! ». Mathis, c’était le nom de famille. Après les soins, enfant, Gauthier était chargé de ramener les chevaux chez leur propriétaire. Il n’avait pas à savoir l’adresse car le cheval savait où rentrer et parfois, on lui donnait une pièce de vingt-cinq centimes de pourboire.
Les chevaux mettaient eux-mêmes leur sabot sur l’épaule de son père. Le métier a changé avec l’arrivée des automobiles, avec des pneus sur les roues, etc. Parfois, l’avant-train ripait sur la bordure de trottoir.
Ensuite… Gauthier a commencé à parler de la première fois qu’il a rencontré sa future épouse, Angèle. Celle qui fut sa femme pendant plus de soixante-dix-huit ans et qui est partie quelques jours avant son centenaire. Je me suis alors léché les babines, impatient de connaître son histoire d’amour… quand soudain, a déboulé du couloir une aide-soignante avec son plateau repas. Il était déjà dix-huit heures. On a mis cinq minutes pour surélever le haut du lit pour se redresser et pouvoir manger. Soupe, purée, yaourt. En arrivant, je lui avais offert une boîte de chocolat et il m’a dit qu’il saurait défaire tout seul le nœud et ouvrir la boîte...
Quand l’aide-soignante est repartie, l’hésitation s’installa dans mon esprit sur ce que j’allais faire. Le laisser tranquillement manger et m’éclipser poliment, ou revenir à la charge sur son histoire avec Angèle. La curiosité l’a emporté. Je n’aurais peut-être plus l’occasion d’une telle discussion. Heureusement, après sa purée, Gauthier a repris le fil, à ma demande. Son esprit est resté étonnamment vif et alerte.
Nous sommes revenus vingt ans plus tard, c’est-à-dire, il y a à peu près quatre-vingts ans… Gauthier était un jeune homme comme les autres. Un dimanche, avec ses copains, ils ont remarqué une magnifique jeune femme, Angèle. Elle habitait dans la même commune. Ils étaient voisins. Le lundi matin suivant, il l’a suivie, elle allait travailler au centre ville de l’agglomération, et Gauthier a réussi à l’apostropher peu avant la cathédrale et lui a dit : « Bonjour, voudriez-vous bien m’accorder un rendez-vous ? ». Avec lui, c’était du direct ! Elle l’a regardé sans rien dire, un peu interloquée, et repartit.
Un peu plus tard, Odette, la jeune sœur d’Angèle, est allée à l’atelier du père de Gauthier sous un faux prétexte, celui d’aiguiser ses ciseaux. En fait, c’était un moyen d’atteindre le jeune homme et lui donner un rendez-vous avec Angèle. Les deux tourtereaux se sont vus alors une fois, sans embrassade bien sûr, car cela ne se faisait pas.
Le père de Gauthier, qui n’allait jamais au café, y est allé cependant ce jour-là pour récompenser ses ouvriers. Il y a rencontré le père Émile Courtemanche, un habitué du bistrot, et lui a raconté qu’il avait vu son fils avec la fille "au" père Truchot. Ce n’était pas de chance. Toute la commune l’a donc su. Gauthier en a été quitte pour une "engueulade". Heureusement, la mère de Gauthier était un peu plus fine. Elle lui a proposé de rencontrer la dulcinée chez eux, au salon, plutôt que dans la rue où ce n’était pas assez discret. Chez eux « pour se lécher tranquillement » ! Il fallait alors qu’ils passassent devant la cuisine où certains mangeaient. Mais cela ne faisait pas les affaires de Gauthier, car il était habitué à prendre beaucoup de premiers rendez-vous, mais sans conséquence : « Quand on commençait une liaison, c’était tout de suite important… ».
Je n’ai pas eu hélas la version d’Angèle, mais la version d’Odette, partie quelques mois avant Angèle, était un peu différente : Gauthier était éperdument amoureux de sa sœur, mais elle ne lui répondait pas favorablement. Il fut persévérant.
Près d’une heure et demi de souvenirs et d’histoires… Je me suis vraiment éclipsé pour le laisser terminer son dîner et se reposer un peu. À quelques semaines de ses 104 ans, je suis resté cependant ébahi par tant de mémoire, tant d’émotion, tant d’humour, tant de tendresse, tant d’esprit de répartie …même s’il n’est plus capable de faire du vélo comme un centenaire désormais célèbre.
En fouinant un peu sur Internet, j’ai trouvé peu de documents sur les valeureux pilotes de chasse de la Première Guerre mondiale, leur bravoure, leur passion aussi pour l’aéronautique. Des enfants brûlés. J’ai retrouvé notamment le nom de deux de ceux-là, Louis Coudouret et Marcel Coadou. Qu’ils soient ici remerciés, ainsi que leurs copains, pour avoir su défendre avec tant héroïsme et courage la France, et bravo au petit Gauthier, enfant de 4 ans, pour avoir rallumé la petite flamme de leur souvenir, à moi, venu d’un autre siècle !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 février 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Joyeux drilles.
Aide aux aidants.
Dépendance et science.
Prince sans rire.
Un arrière-goût d'inachevé.
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
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Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
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La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".
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