Lettre ouverte à Jacques Attali sur sa « Brève Histoire de l’avenir »
Je viens de lire votre livre avec un grand intérêt, souvent avec une certaine inquiétude, parfois avec un certain amusement et ponctuellement non sans un certain agacement. Il a l’originalité de mixer différents genres littéraires : l’étude socio-économique, la science-fiction et le programme politique, de faire se rencontrer mythe et réalité.
Je vois en ce livre de nombreux mérites :
- il parle à tout être humain, de son essence et de son devenir, en l’interpellant, en le provoquant, fût-ce par la caricature et parfois la simplification, qui ont des vertus pédagogiques, en le conduisant à réfléchir sur lui-même, son rapport avec autrui, les valeurs essentielles, sur l’humanité ;
- j’ai bien aimé votre rétrospective sur l’histoire depuis l’homme préhistorique, car il faut en effet connaître et comprendre le passé pour mieux appréhender l’avenir et tirer des leçons de l’histoire, sachant qu’il ne faut pas à mon avis en tirer la conclusion que l’histoire répète les mêmes phénomènes, car les peuples gardent une mémoire des événements, des souffrances et des erreurs, justement pour ne pas toujours les reproduire... J’ai utilisé la même démarche pour une analyse sur les causes des inégalités croissantes parmi les hommes dans un article publié sur mon blog et en texte intégral ;
- il permet de prendre du recul sur le monde d’aujourd’hui et de relativiser l’importance que nous accordons aux biens matériels, à la recherche du profit, ainsi que la suprématie ou la supériorité que nous reconnaissons à notre civilisation, nous rappelant, comme Paul Valéry, que « nous savons à présent que les civilisations sont mortelles » ;
- il fait une analyse à mon avis très juste des points-clés des moteurs de la société et des tendances observées et de leur projection dans les 30 ou 50 prochaines années (toutes choses égales par ailleurs), à partir de données factuelles et mesurées (argent, individualisme, défiance, fuite dans la consommation et le divertissement...) et leurs conséquences (inégalités croissantes, perte du sens et perte de la relation, destruction de l’environnement...) ;
- il livre à la fin un très bon résumé de données-clés, synthétiques, pertinentes, pédagogiques, sur l’état de notre société et de notre économie, en particulier de la France comparée aux autres pays ;
- enfin, il est facile à lire et divertissant.
J’y ai retrouvé de multiples données et réflexions déjà lues dans des ouvrages antérieurs, récents ou moins récents, tels que :
- les livres de Hubert Reeves (Mal de Terre notamment, paru en 2003) et de Nicolas Hulot (notamment Pour un pacte écologique, paru en 2006) ;
- les livres du biologiste Joël de Rosnay (2020-Les Scénarios du futur, paru début 2007 et L’Homme symbiotique, paru en 1995) ;
- la trilogie de La Fondation d’Isaac Asimov, grande référence de la science-fiction, paru en 1966, dans laquelle l’auteur imagine le futur de l’humanité. Il commence avec l’effondrement d’un empire galactique qui se décompose. Un savant invente alors une nouvelle science, la psycho-histoire, basée sur la loi des grands nombre et le calcul des probabilités qui permet de prévoir l’avenir ou, plus exactement de calculer les probabilités des différents avenirs. Le scénario rappelle au lecteur des phases connues de l’histoire : l’émiettement du pouvoir des empires romains et ottoman, l’ascension de personnes charismatiques comme Alexandre le Grand, Jules César ou Napoléon Bonaparte, les civilisations successivement dominées par la religion (Moyen Âge), l’armée, l’industrie... (et maintenant l’empire marchand sous le règne de l’argent, de l’informatique et de la communication). Jusqu’à ce qu’intervienne un personnage, nommé le mulet, qui va tout perturber, enrailler les prédictions... ;
- concernant la France et son déclin comme ses atouts, La France qui tombe de Nicolas Baverez et Les Bullocrates de Jean-François Kahn, parus en 2006, qui en prend le contre-pied ;
- sur la domination du capitalisme et du règne du profit et de ses excès, Le Capitalisme total, de Jean Peyrelevade, paru en 2005 et décrivant l’évolution du capitalisme vers un capitalisme financier et total, régnant sans partage ni contre-pouvoir sur le monde et ses richesses, l’exigence de rentabilité excessive et à court terme des actionnaires polluant la volonté d’entreprendre et se faisant au détriment des projets industriels, économiques et durables.
Aussi aurais-je apprécié que vous eussiez fait référence à ces ouvrages, qui ont probablement alimenté vos réflexions ou celles des personnes qui vous ont aidé à écrire ce livre.
Enfin, ce qui me gêne ou m’agace, c’est la manière autoritaire avec laquelle vous embarquez le lecteur en obligeant son consentement et son adhésion, par l’emploi sans réserve du futur et l’unicité du scénario proposé. Parfois, la prédiction que vous faites de l’avenir correspond déjà à la réalité du présent, on ne peut donc qu’y adhérer, et vous y glissez subrepticement une prédiction beaucoup plus incertaine qui, noyée dans le reste, passe clandestinement dans le cortège des évidences.
Vous semblez convaincu notamment de la future décomposition totale des Etats au profit des entreprises privées, y compris pour les questions régaliennes, de sécurité, de santé, de protection sociale... La décomposition totale des familles, le nomadisme physique et l’hyper concentration des villes. Vous auriez pu à tout le moins présenter différents scénarios en fonction de différentes hypothèses.
Par exemple, on peut envisager que la conjonction du progrès technologique (Internet, vidéoconférence, traduction automatisée...) et de la nuisance des transports conduise de plus en plus à travailler à domicile ou dans des centres de proximité, permettant une plus grande décentralisation de l’habitat en province et dans les campagnes, de travailler pour des entreprises basées à l’étranger et même utilisant une autre langue.
De même la baisse de la natalité n’est pas irréversible dans les pays riches et sa croissance importante dans les pays pauvres pourrait être endiguée par le recours à la contraception, l’éducation, etc.
J’ai aussi trouvé dangereux diplomatiquement et politiquement la manière dont vous prédisez des guerres entre certains pays et assimilez globalement l’islam à un groupe hostile à l’Occident.
Enfin, après la description apocalyptique, convaincante et irréversible d’un avenir proche (2030) insupportable de stress, d’obsession de la surveillance, de l’autoprotection et de fuite effrénée dans le divertissement, avec la perte des valeurs humaines, familiales, spirituelles, sous l’hyper empire dominé par les Etats-Unis, puis celui de l’hyper conflit planétaire d’une hyper violence, vous laissez espérer l’avènement d’une hyper démocratie (si néanmoins la planète a survécu ainsi que l’espèce humaine), ce qui reste hypothétique dans de telles conditions.
Puis vous dressez soudain à la fin du livre des pistes de salut, des portes de sortie grâce à une évolution des mentalités, des gens tournés vers le relationnel, ou plus exactement « l’économie relationnelle », développant un commerce équitable ou charitable, de la fraternité, de l’intelligence universelle, démontrant l’évidence que l’altruisme est la source du bonheur et de l’accomplissement de soi, de l’épanouissement... dans un lyrisme caricatural et peu crédible, pas assez argumenté pour convaincre. Sans expliquer comment cela peut arriver et devenir un système dominant, sans expliquer quel peut en être le moteur. Toutes vos phrases des pages finales (p. 390 et p. 391) commencent par « je veux croire » ou « je veux espérer »... Il faut y croire, c’est tout.
Enfin, vous opérez un zoom sur la France, sur les arguments attestant son déclin comme sur ceux attestant ses atouts, ce qui est du reste intéressant et peu reluisant pour notre pays, pour terminer sur une liste de propositions qui paraissent très « ras des pâquerettes » comparée à la dimension philosophique et planétaire du livre, traitant de l’essence de l’humanité et des civilisations, même si elle reste en cohérence avec les principes vers lesquels vous avez préalablement conduit le lecteur avec argumentation, démonstration... et croyance.
Je suis d’accord sur l’essentiel, avec cependant trois remarques :
- les actions que vous préconisez visent toujours à développer l’empire marchand et à suivre le modèle américain, donc à renforcer l’hyper empire, en ayant toujours pour objectif la croissance du profit, renforcer l’efficacité du marché. Même les entreprises relationnelles sont décrites en termes marchands. Il n’y a rien sur l’éducation, la prise de conscience et la responsabilisation du citoyen, sur la proposition d’une autre manière de donner un sens à sa vie, dans la vie quotidienne citoyenne, sociale et politique ;
- les actions permettant de faire naître l’hyper démocratie ne sont pas assez développées (dommage !), elles sont esquissées sur seulement deux pages finales (p. 420 et p. 421) en termes vagues : « favoriser la constitution d’entreprises relationnelles », « développer la démocratie participative, en particulier régionale, en employant les technologies de l’ubiquité nomade et de l’hyper surveillance, et organiser des espaces urbains et virtuels pour que s’y rencontrent ceux qui ont envie de se rendre utiles et ceux qui peuvent offrir des occasions de l’être »...
Or il aurait été intéressant de proposer des actions concrètes telles que des bourses d’échanges relationnelles en bénévolat, incitant chaque citoyen à donner un peu de son temps sur une compétence dont il peut faire bénéficier autrui (soutien scolaire, aide à domicile, conteur d’histoires, cours de jardinage, de couture, de cuisine, discussions philosophiques, atelier artistique, covoiturage, prêt d’outils...). On pourrait par exemple au départ, dans la logique marchande, envisager des « points de temps » donnant droit en retour à des services gratuits. A terme ce ne devrait plus être marchand et le plaisir de donner devrait dépasser le désir de recevoir ; - vous ne parlez jamais de la relance par l’offre, pour améliorer la compétitivité des entreprises et favoriser les PME pour développer l’emploi et l’innovation. « La recherche universitaire et industrielle devra se voir attribuer des moyens beaucoup plus importants... » (p. 417), certes mais par qui ? L’Etat (par augmentation des impôts) ? Le privé (les actionnaires de grandes entreprises) ? Une aide aux PME novatrices, par qui et sous quelle forme ?
La majorité des économistes étaient d’accord pour dire que le « Small Business Act » à la française préconisé par François Bayrou lors de la campagne présidentielle pour les PME, était de loin la meilleure proposition pour la croissance, pour une relance par l’offre : avec simplification administrative, protection des jeunes entreprises avec exemption fiscale dégressive, réduction des délais de paiement de leurs clients grandes entreprises ou Etat, accès des PME aux marchés publics (20% du volume des grands marchés et marchés < 50 000 euros), ainsi que les deux emplois sans charges (limitées à 10%), qui coûtaient moins de 6 milliards d’euros. Sachant qu’en 15 ans les PME ont créé près de 2 millions d’emplois pendant que les grandes entreprises en supprimaient près de 300 000.
Alors pourquoi ne pas en parler ? Pourquoi ne pas proposer cette idée dans la commission pour la libération de la croissance française, que vous présidez ? C’est pourtant une idée développée avec succès par les Etats-Unis, qui semblent être pour vous un modèle de croissance. Avez-vous aussi proposé d’exempter d’impôts sur les revenus les brevets déposés par des chercheurs français ou résidant en France (idée également développée par François Bayrou) ?
N’ayez pas peur de reprendre les idées de Bayrou et même de le remercier pour les avoir justement proposées, c’est cela la vraie ouverture !
En tout cas merci pour ce livre, que je recommande, restant à votre disposition pour en discuter et bien à vous,
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