Libéraliser l’université ou libéraliser l’emploi ? Une société toujours plus formatée ou une société du savoir ?
Dans le projet de libéralisation de l’université, ce qui fait peur aux étudiants, c’est la perspective de voir de nombreux domaines de recherche relégués au rang de savoirs inutiles, notamment les sciences humaines et sociales. Si l’on veut autonomiser les universités et respecter les traditions françaises de la connaissance universitaire, cela doit passer par un changement en profondeur de l’exploitation de ces savoirs dans la société. Alors que l’on ne cesse d’envoyer les étudiants vers des formations où le savoir est réduit (IUT, écoles de journalisme, de commerces...), on laisse sur le carreau des milliers de hauts diplômés d’universités à qui l’on ne permet jamais d’apporter leur culture générale, leur capacité de réflexion et d’innovation, dans l’entreprise ou dans le domaine culturel, par exemple, où l’emploi est suspendu à un florilège de concours paralysants.
Si la nouvelle réforme des universités fait si peur aux étudiants, c’est que même avec la meilleure volonté possible, on a du mal à imaginer que les entreprises françaises, farouchement accrochées à un principe de formatage de ses employés vis-à-vis d’une fonction très étroite, s’engagent dans une véritable politique de financement des sciences humaines. Aux Etats-Unis, ces domaines sont très actifs et débouchent sur une véritable exploitation des capacités des diplômés. Il n’y a qu’en France que l’on peut voir un étudiant qui possède un master de sociologie, d’histoire, de littérature ou de philosophie ne pas pouvoir faire du journalisme parce qu’il n’est pas passé par le formatage technique des petites formations très chères, qui ne peut enseigner nulle part parce qu’il n’est pas passé par l’essorage délirant des concours d’enseignement qui sont faits pour ne retenir que les plus scolaires, ou ne peut intégrer l’entreprise parce que l’on estime que son savoir et son ouverture d’esprit d’analyse ne peuvent rien lui apporter. C’est tout ce système qu’il faut remettre en cause si l’on veut envisager la diversification du financement des universités avec optimisme. Notre système de l’emploi est bloqué par une vision restrictive de la compétence et de la fonction qui enferme notre société dans un immobilisme particulièrement déprimant.
En outre, tout dépend de la société que l’on veut construire. Une société dynamique n’hésitera pas à s’appuyer sur la culture générale et l’imagination des diplômés d’universités. Une société qui ne compte que sur la fonctionnalité stricte des employés, s’étranglera dans la pesanteur et la médiocrité. On commence à constater en ce moment, l’extraordinaire souffrance que génère le travail en entreprise chez les employés, qu’ils soient cadres ou ouvriers. Depuis que la fabrication des savoirs réduits a favorisé la tyrannie des petits chefs des ressources humaines et du management, le monde du travail en entreprise s’est délabré en créant une sorte d’étau psychologique insurmontable. On aurait tout à gagner en insérant dans l’entreprise des personnes capables d’installer des relations saines et humaines dans les rapports hiérarchiques et dans le rapport de productivité des employés. Il est très urgent de reconnaître qu’un étudiant diplômé en sciences humaines est largement capable de s’adapter à des fonctions précises tout en rendant ces fonctions beaucoup plus ouvertes sur le plan de la relation humaine, du fait de sa capacité à relativiser sa fonction. En dernière instance, c’est toute notre notion de méritocratie qui doit être repensée si l’on veut vouer les universités aux entreprises. Celles-ci doivent être disposées à financer la recherche pure en même temps qu’elles doivent prendre le parti de modifier leur philosophie ultra-performative en misant sur une dynamique du savoir et de la richesse de la relation que cette dynamique peut insuffler. C’est de manière que l’on rendra attractif le travail en entreprises pour tous ces diplômés qui ont forcément tendance rejeter ses activités lorsqu’ils constatent qu’elles ne relèvent d’aucune compétence valorisante, humainement motivante et moralement acceptable.
En France, contrairement aux États-Unis où les sciences sociales ne sont pas dévaluées par rapport aux sciences dures, le clivage entre savoir utile et inutile est opérer dès l’école primaire. Ce « racisme de l’intelligence », comme l’avait appelé Pierre Bourdieu, fait que même les bons éléments en sciences humaines préfèrent obtenir un bac S et s’engager dans des disciplines scientifiques pour lesquelles ils ne sont pas faits, juste avoir une chance de trouver un débouché. La France doit revaloriser les sciences humaines si elle veut enrichir la sphère du travail en entreprise, de la culture, du journalisme, de l’enseignement... La réforme Pécresse ne débouche que sur des menaces parce qu’elle est totalement éloignée du vrai problème qui est l’intégration du savoir et de la culture dans la société. Cette réforme n’est envisagée par le pouvoir uniquement dans une optique d’adaptabilité de l’université envers les entreprises alors que c’est le contraire qui doit être visé. Nous devons à présent construire une société de l’intelligence fondée sur toutes nos sciences, humaines et dures. Cette réforme est inacceptable si elle n’engendre que la concurrence entre les établissements et si elle détruit des disciplines de la pensée qui ont été élaborées pour améliorer la société par la connaissance et la vertu humaine en vue d’une rentabilité aveugle et irresponsable. Si l’on veut une société authentiquement moderne et juste, qui commerce et produit dans le respect de la nature et de l’autre, nous devons rester liés au savoir et la culture.
L’enjeu du conflit actuel est celui-ci : choisir entre une société hyper formatée par les savoirs et les compétences réduits et qui serait incapable d’évoluer et d’opérer les changements qui s’imposent à travers la mondialisation et la folie du capitalisme sauvage et une société réflexive capable de mener de véritables politiques de moralisation à la fois des finalités des activités et de la manière dont elles sont organisées dans le milieu du travail. Les étudiants ont peur parce qu’ils voient bien que seule la première hypothèse est visée par le pouvoir qui ne cesse de vouloir assimiler les savoirs partiels et les fonctions qui en découlent (ressources humaines, management, commerce...) à un nouvel élitisme qui désignerait alors les étudiants les plus formatés. L’université doit nourrir la société par le savoir et la culture si celle-ci désire relever le défi de notre crise de civilisation. Les étudiants pressentent à juste titre le fait que le pouvoir n’agit qu’au nom d’une idéologie de la stricte rentabilité. Ces étudiants savent (nous parlons de ceux qui ont menés de vraies études et non pas de tous ceux qui se sont retrouvées dans des amphis de première année totalement par hasard, à cause des 80 % au bac, et qui les ont quittés très vite), que l’idéologie du gouvernement ne vise que la suprématie du chiffre et le renforcement des objectifs de formatage qu’accomplissent déjà les grandes écoles au nom de l’obsession de la concurrence économique et de l’accumulation infinie. Ils ont appris qu’il fallait de toute urgence accepter de remettre en question cette idéologie pour bâtir un monde de la raison morale, sensible et spirituelle.
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