Liberté d’expression : la caricature est une arme
Dans un article précédent : « Les Champs libres-Rennes, liberté d'expression, jusqu'où ! j'ai tenté une assertion : la liberté d'expression n'est pas une valeur en soi, elle est en lien à un habitus social, une culture partagée de la société humaine où elle s'exerce. Mercredi 21 janvier s'est tenue au même, Les Champs libres, une soirée concernant l'usage de la caricature, à l'appui du film « Caricaturistes, fantassins de la démocratie », centré sur la personnalité du dessinateur Plantu, et son travail de tissage de liens entre les caricaturistes du monde entier, notamment par l'entremise du site Cartooning for Peace. (observation 1 : le mot "fantassin", dans le titre du film relève d'une métaphore guerrière ; observation 2 : une assistance homogène, sans quiconque issu de l'immigration).
Etat des lieux :
L'Occident européen, dès la Renaissance, conquiert de nouveaux espaces. D'abord envahisseur, prédateur des contrées découvertes (vassaliser – esclavagiser - extorquer), il colonise entre autre le pourtour méditerranéen, et proche oriental arabe. Avec la 2ème guerre mondiale, s'impose l'impérialisme US, omnipotent, qui in/dif-fusera « l'american way of life » au monde entier, et qui pourra, selon ses intérêts géopolitiques, armer, tout aussi bien les fondamentalistes (talibans), pour s'en servir ensuite de « démons d'appui » pour justifier « son bon droit d'intervention », au nom de la « démocratie ». Un occident donc, qui a construit sa richesse aux dépens des autres, qui a imposé l'organisation capitaliste du travail, de l'économie, des échanges, à son avantage. Et ce n'est qu'à l'appui de cette position d'avantage qu'il a pu, en 200 ans, se donner le temps d'installer un système de gouvernance et de relations sociales, nommé démocratie, avec son pendant et contrefort, la liberté d'expression
C'était hier, en Europe occidentale :
Au début du XXième, les caricaturistes « n'y vont pas avec le dos du crayon » dans le cadre franco-français et franco-allemand. Le papier, via journal-affiche-tract, est le seul support de communication. Aussi son espace de diffusion, c'est l'hexagone, au plus l'espace européen tout proche. Elle concernait donc un/des peuples appartenant à la même catégorie, commune et connexe, d'idéologie et de représentation. L'autre n'est alors qu'un frère ennemi, « uni » à soi, dans une même conception du monde et de l'Homme, la conception occidentale. Et la caricature de propagande par l'usage d'une image outrée, grossière, grotesque, de s'attacher à construire l'imaginaire collectif, afin d'y cristalliser, haine de l'ennemi, volonté d'en découdre. En cela, elle se pose déjà comme une arme, mais dans un équilibre des armes.
C'est aujourd'hui, un monde planétaire inter-relié, inter-connecté :
D'abord, c'est un Occident, sûr de lui, de ses valeurs, de son système politique (Claude Guéant affirme : « toutes les civilisations ne se valent pas »), économique (qui génère pourtant tant de précaires), dans la sempiternelle recherche de croissance (tout en dépensant plusieurs fois son empreinte écologique . . . aux dépens du monde). C'est un monde arabe tendu entre envie, frustration à l'encontre des progrès matérialistes, ressentiment face à l'occident omnipotent, et ancrage-référence aux valeurs et pratiques d'un Islam plus que millénaire.
À l'heure internet, le monde est devenu un village, où tout se sait, où l'occident s'affiche aux yeux du monde, dans sa capacité à se permettre la dérision, à se permettre de conserver ses combats et conflits internes dans le giron des débats. A l'opposé, en butte à son passé spolié, par les régimes despotiques et leur entregent occidental, à ses constructions sociales et étatiques chaotiques, le monde arabe, ne peut pas/ne veut pas, se donner le luxe de ça. Pourquoi : car c'est une posture de protégé. En « exhibant » les caricatures de Mahomet, Charlie Hebdo s'adresse d'abord à l'audience occidentale, tout en pénétrant l'espace idéologique et représentatif « Autre », qui, en l'occurrence, n'est plus frère ennemi, mais ennemi-civilisationnel tout court. Comment, nous, de culture judéo-chrétienne, pourrions nous être fondamentalement choqué par une caricature de Mahomet (mises à part les « charges » sexuelles) ? Ce n'est pas notre culture de naissance, et notre regard n'est pas, sur le plan sensible, investi. Par contre, dans ce contexte occident/orient tout en subordination, sujétion, fragilité, le monde arabe reçoit la caricature comme un missile, un scud idéologique.
Alors que peut faire cet autre ? :
Réagir de la même façon ? l'équilibre du crayon, de la parole et ses courroies de transmission médiatique, est inexistant ! S'attaquer aux symboles de cette omnipotence politique et médiatique ? Cela avait déjà été fait, à Charlie hebdo, par une mise à sac matérielle. Mais Charlie a continué. Il ne s'agit ici, en aucune façon, de valider ou justifier l'affreux massacre du 7 janvier 2015, mais il s'agit de le contextualiser. Comment faire vaciller un système qui vous opprime, si ce n'est en s'attaquant à ce que ce système s'est donné pour vivre sa position de nanti, de protégé. Faire s'écrouler la tour Eiffel, n'aurait pas produit plus d'émoi. (4 millions de personnes dans la rue – Je suis Charlie – et combien le lisait ?)
En France, tout est plus difficile pour un jeune d'origine arabe, pour se former, pour s'insérer dans la société française. En France, si la population d'origine immigrée ne se « ghettoïse » pas, à l'inverse, elle n'a lien qu'avec la seule population précaire du pays. D'où leur absence à la soirée Les Champs libres : ils ne font pas partie des nantis, des consommateurs de culture et de parole. En les maintenant continuellement exclus du monde, non reconnus, on ne peut forger que des aigris, des révoltés, des « je n'ai plus rien à perdre ». En outre, ces révoltés assimilent la posture, des tenants du culte musulman traditionnel, à l'acceptation « d'être le bon musulman qui reste à sa place » . . . comme ce qu'on enjoint aux précaires. Alors, ils vont suivre la voie qui les exalteront, qui leur donneront l'impression d'enfin vivre, celle des djihadistes qui défient l'occident.
Arme du dessin contre arme tout court : l'arme du protégé contre l'arme du désespéré
Alors que faire ? :
il n'y aura pas de solution satisfaisante, tant que le contexte mondial n'aura pas changé, mais le 1er signal serait pour moi de mettre la pédale douce sur le plan de ces dessins provocateurs. Que perdrait-on ? la face ? l'honneur ? En tout cas, ne pas se contenter de dresser la seule « sacro-sainte » liberté d'expression, car elle joue plus le rôle de fou du roi Démocratie, que celui d'en être son garant (cf le film documentaire : Les nouveaux chiens de garde)
Donner de la dignité au monde arabo-musulman, permettre une osmose entre nos 2 mondes. C'est un travail de longue haleine, mais la France s'est toujours « enrichie » d'être une terre d'immigration. Seulement, cet enrichissement doit se faire maintenant, dans le partage et le respect mutuel. C'est le meilleur moyen de lutter contre la TENTATION terroriste islamique !
Enfin, le film, d'excellente facture, qui nous a été donné de visionner (cf en tête), s'il part « d'un bon sentiment », s'il part d'une posture profondément humaniste, reste dans la bulle de la pensée occidentale, en pensant le monde au seul maître-étalon de ce que nous avons forgé. Une pensée qui occulte cette réalité : « les conflits de la planète, sont les symptômes de la maladie de l'occident ».
Rennes, le 23 janvier 2015
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