Lourdes/Andorre
Une et la même.
Cet été, je suis allé faire un petit tour au Pas de la Case, endroit d’une géographie sublime sur lequel l’être humain est venu poser sa patte. La beauté de la montagne ne se suffit pas. Elle est redoublée par des piles horizontales de paquets de cigarettes et de bouteilles d’alcool qui constituent un témoignage juste du désir humain. Juste mais pas flatteur pour autant : la voilà donc exposée très précisément à la vue, la condition humaine !
Fumer et boire, quand on constate l’étendue des vitrines et le nombre des produits permettant ces activités, il semblerait que ce soient les seuls objectifs du péquin moyen sur ce bout de roche qui flotte on ne sait trop où. Sauf que quelques temps plus tard, je me suis rendu à Lourdes, histoire, je le pensais naïvement, de changer de cadre. Et, patatras !, c’était pour retrouver exactement le même environnement.
Au lieu des clopes et des bouteilles, mes congénères vendaient des chapelets et des récipients d’eau bénite (et en plus, récupéraient des taxes pour cette institution collective de base qu’est censée être l’État). L’ivresse du corps d’un côté des Pyrénées, celle de l’âme de l’autre, et toujours ce pilier du prix à payer pour accéder à la satisfaction, ou plutôt, au soulagement.
Le Pas de la Case, du haut de ses 1900 mètres d’altitude, nécessite une bonne hygiène et des organes en relative santé pour être arpenté. À Lourdes, on s’intègre mieux dans le décor si on se déplace en chaise roulante. Ce qui me fait dire que d’un côté, les gens qui ont du vague à l’âme vont chercher des solutions corporelles leur encrassant les poumons et les artères ; et de l’autre, que les handicapés moteurs espèrent trouver un remède spirituel à leurs maux on ne peut plus physiques. Toute une civilisation basée au fond sur une dissonance cognitive monumentale, de celles qui font bâtir des monuments sur des grottes où apparaissent des solutions comme par magie.
Par une ironie assez forte, on constate que les mendiants abondent à Lourdes mais pas au Pas de la Case, alors qu’au Pas de la Case, l’alcool y est très présent, cet alcool qu’on associe généralement à la déchéance et au mode de (sur)vie des sans-abris et dont ils ne veulent manifestement pas, puisqu’ils préfèrent occuper un terrain qu’ils partagent avec les prêtres et les bonnes sœurs (j’en ai d’ailleurs observé une en train de jeter un reste de cigare par terre avec une nonchalance qu’on associerait plutôt à une habituée des bistrots).
Que ne ferait-on pas pour oublier nos douleurs et nos manques ? Quelle raison basique n’abdiquerions-nous pas ? Mais cela est d’une évidence qui coule de source. Nous ne faisons pas tous ces efforts pour pallier. Nous nous attachons à notre absurdité, seule compagne raisonnable de notre condition. Sauf que tous ne veulent pas oublier la mort. Tous ne cherchent pas à se divertir.
Et c’est là que la divergence apparaît. Le pauvre paralytique dans son fauteuil qui va implorer la Vierge voudrait vivre. Le gars lambda qui va faire le plein de clopes au Pas de la Case voudrait mourir autrement. Je vais me refuser à quantifier. La frustration de l’un ne vaut pas le désespoir de l’autre. Les deux sont égaux devant ce néant qui les menace sans cesse et les pousse à se retrancher sur des comportements d’addiction ou de crédulité.
Mais c’est que tout ce néant ça en prend de la place, mine de rien. Tous ces magasins et ces monuments, ça bouffe du terrain, tellement que les animaux sont parqués dans des zoos ou élevés en batterie, et les plantes cultivées, arrachées, semées de nouveau en rang et à l’étroit. Aucune existence propre. Tout cet univers pensé pour l’homme seul. Pas un lien avec le reste de nos compagnons de vie et de mort, en dehors de ceux que nous avons domestiqués, chiens, chats, géraniums et arbustes, enfermés comme nous dans des cases où nous sommes heureux d’avoir le champ libre quand nous sommes seuls.
Et donc, quand nous voulons être ensemble, deux solutions : 1) la fête, avec ses auxiliaires inévitables que sont les cigarettes et l’alcool ; 2) la messe, qui ne saurait être dite sans hosties ni bougies.
La paix et la corruption vont main dans la main. Pour payer quelqu’un, il faut de l’argent. Pour avoir de l’argent, il faut réaliser un profit. Pour réaliser un profit, il faut spolier. Pour spolier, il faut en payer certains et en écraser d’autres. C’est un corollaire parfait entre la paix et la corruption ! Pour rompre ensemble, il faut faire la paix ensemble. Vendre des chapelets et des clopes, les faire fabriquer par des gens qui ne les consomment pas. Nous et eux, ultime dialectique dont on ne sait qui en est épargné aujourd’hui.
Ce portrait réaliste de la civilisation ne concerne pas que l’européen ou le catholique moyen. Chaque peuple a ses stimulants et ses calmants, y compris dans le passé lorsque la guerre économique n’était pas aussi féroce. Le pavot a certes précédé le café, mais il était alors plus urgent d’oublier la mort que la vie.
Réjouissons-nous donc de ce désastre de l’abondance, de ces échoppes pleines à en vomir d’objets que nous acquérons pour nous souvenir de notre appartenance commune à une espèce en voie de disparition. Il était une fois un homme qui ne confondait pas le travail et le loisir, qui chassait le matin et qui chassait l’après-midi. Le matin, c’était par nécessité. L’après-midi, c’était pour le plaisir. Aujourd’hui, quand il fume ou quand il prie, il ne sait pas si c’est pour l’une ou pour l’autre. Pourquoi diable se le demanderait-il ?
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