Ma mort ne vous appartient pas
Dans « Les Années » Annie Ernaux, évoquant les progrès de la médecine, écrit : « Il fallait que la merde et la mort soient invisibles » donnant un corps littéraire aux propos de Léon Schwartzenberg et Pierre Viansson-Ponté dans « Changer la mort (1979) » : « La mort a changé, et son image, et son attente. ».
Jadis, la mort était une sorte de cérémonie publique avec des rituels très forts adressés autant à la famille qu’à l’extérieur ; elle était la dernière et la plus solennelle cérémonie de la vie. La religion l’encadrait et le prêtre la gérait. Jadis on agonisait, la famille et les proches veillaient l’agonisant ‑ ou le mort s’il s’agissait d’une mort subite ‑ dans un cadre organisé par la religion, le curé venait donner l’extrême-onction, et la personne mourait chez elle dans la plupart des cas. La mort dénommée la Grande Faucheuse n’était pas un choix : elle survenait, on la subissait ; la religion interdisait le suicide.
Aujourd’hui la mort est moins cérémonielle. Elle est un concept pour les philosophes (cela depuis des siècles) et pour les sciences sociales, un objet statistique pour les administrateurs de la société, un objet maléfique pour les médecins. Elle « peut représenter la butée d’un art médical » (Aloïse Philippe[1]), où butée est entendue comme étant un obstacle. Les médecins mettent donc tout en œuvre pour retarder la mort ; aussi accepter qu’elle survienne signerait un échec de leur sacerdoce. Ils tentent de maîtriser la mort comme ils le font pour la vie. Là où la vie advenait désormais elle peut aussi être le résultat de l’action médicale : ressuscités d’une anoxie prolongée notamment d’AVC, PMA et GPA, grands prématurés, sans que la médecine ne se préoccupe trop des conséquences de cette « vie imposée ».
Face à la mort et à la vie la médecine semble s’être substituée à la Religion entraînant ainsi un nouveau rapport des gens avec la mort. Le slogan moderne serait « la vie coûte que coûte », le coût étant bien sûr supporté par les malades et leurs familles. Alors, concernant la mort, on a inventé « les soins palliatifs », pour éviter au mieux la douleur au malade et l’accompagner dans le dernier bout de son chemin. D’abord il s’est agi de la douleur physique, puis est venu la souffrance psychique faisant l’une et l’autre le commerce des médecins spécialistes en soins palliatifs et des « psy » : le consensus étant qu’il fallait accompagner le « souffrant » jusqu’au bout. Mais, est-ce une vie que de végéter au fond d’un lit sans maîtrise de ses fonctions vitales ? Les médecins, nouveaux maîtres de cérémonie mortuaire, parfois confortés par le Juge, décident si tel ou tel peut mourir et à quelle heure.
Que ne relit-on les propos du professeur Lhermite : « Tout homme a le droit de mourir en paix et à son heure. Le respect de la vie passe d’abord par le respect de la mort. » De nos jours, en France, nul ne peut décider de sa mort, sauf à s’exposer, face à elle, dans un suicide brutal. Seuls ont droit à une mort « apaisée » ceux dont la médecine sait qu’elle ne les guérira pas. Qu’offre‑t-on à ceux qui ne « disposent » pas d’une pathologie létale et pourtant porteurs d’une maladie invalidante qui entrave leur vie, qui les fait souffrir physiquement et psychiquement, qui pourrit la vie de leur entourage, et qui estiment « être au bout de leur chemin » ?
On observe qu’on n’a pas dépassé cette position de conscience et de morale qui exclue toute éthique depuis Léon Schwartzenberg et Pierre Viansson-Ponté qui écrivaient : « Ce qu’on a coutume de nommer l’euthanasie puisqu’il faut l’appeler par son nom à l’horrible sonorité, n’est pas ce geste actif et libérateur qui consiste à donner la mort. C’est au contraire un affreux geste passif qui consiste à arrêter la vie dans une pauvre chose humaine détériorée. C’est : “arrêtez-moi, Docteur, je n’en peux plus !” » Où est la personne dans ces propos, où est le respect de sa dignité et de son libre arbitre ? La mort échappe, chaque jour un peu plus, à la personne. Or seule la personne concernée peut décider de sa mort comme elle a décidé de sa vie, car la mort fait partie intégrante de la vie, elle n’en est que l’élément, le moment final.
La vie, la mort n’appartiennent pas aux médecins. Ma vie, qui fut belle, est aujourd’hui accomplie mais avec des incapacités et des douleurs qui chaque jour ternissent un peu plus ce qu’il y avait de beau en elle ; alors je veux être le seul juge et le seul décideur de sa fin. Je ne reconnais aux médecins que leur qualité technique de soignant car aider à mourir est un soin, pour que je meure dans la dignité avec le moins de douleur possible. Je leur dénie tout droit d’avancer « leur conscience » ou un quelconque serment qui date d’une Antiquité révolue, pour décider de ma mort : mesdames et messieurs les médecins ma mort ne vous appartient pas !
[1] PHILIPPE Aloïse, « Éthique et soin. Une demande de mort comme acte d’énonciation », Jusqu’à la mort accompagner la vie, 2023/1 (N° 152), p. 113-122. DOI : 10.3917/jalmalv.152.0113. URL : https://www.cairn.info/revue-jusqu-a-la-mort-accompagner-la-vie-2023-1-page-113.htm
68 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON