Militantisme sauce bobo
Le temps d’un week-end, les 25 et 26 février derniers, Le Point Ephémère (Paris) a hébergé un commerce d’un genre à part : le supermarché Ferraille, « Supermarché Ferraille : un coup de boule dans les prix ! ». Mis en place par l’association de sympathiques activistes qui porte le même nom, cette manifestation a permis aux curieux qui passaient sur le quai de Valmy (Xe) de déambuler le long des rayons qui proposaient, au choix, de la raclette déjà fondue, des régimes grossissants Slim Fat (qui promet de faire prendre jusqu’à 30 kg en un mois), des bâtonnets de requin-marteau surgelés, des boîtes de miettes de dauphin garanties sans thon, ou bien encore du foie gras de chômeur élevé en HLM, sans oublier les tongs vendues par 3 pour le prix de 2.
Vous l’aurez compris, ces produits n’étaient pas de vrais produits, il s’agissait de boîtes vides dont l’étiquette pastiche constituait le seul intérêt. Et il est vrai qu’on éprouvait une certaine jubilation à arpenter les rayons, se prenant vite au jeu de déchiffrer les étiquettes dont certaines ne semblaient pas si improbables qu’elles l’auraient voulu (après tout, pourquoi exterminer les thons en s’offusquant de la pêche des dauphins, et non l’inverse ?). L’idée, de prime abord, était bonne. Même si le procédé n’était pas totalement nouveau, la dénonciation de la surconsommation hystérique passait bien, sur le mode humoristique, loin des discours moralisateurs dont on sait maintenant qu’ils ne fonctionnent pas. En mettant le public en scène dans les rayons du magasin, dans la même situation que dans les commerces qu’il fréquente habituellement pour y acheter de vrais produits qui vont vraiment le faire grossir tout en vidant vraiment les mers du globe, les « Ferrailleux » ont fait preuve de pédagogie et d’humour.
Mais au bout de quelques minutes, les gens qui faisaient la queue tout le long du magasin, et auxquels je n’avais d’abord pas prêté attention, m’ont finalement intrigué. Que se passait-il ? Une dégustation d’huîtres en tube ? Une tombola pour gagner son poids en sauce béarnaise ? Je m’approchai, et après quelques instants d’incrédulité, je dus me rendre à l’évidence : les gens faisaient la queue pour passer en caisse ! Les faux produits étaient vraiment en vente, et la queue remplissait la moitié du magasin ! Nous étions dimanche après-midi, et les gens (entre 20 et 35 ans, dans leur immense majorité) se tenaient bien sagement en ligne, avec le même air résigné que les gens faisant la queue dans les vrais supermarchés, qui tenaient leur pizza en boîte à la main, et attendaient leur tour pour payer. Acheter, voilà ce qu’ils faisaient, pour signifier leur adhésion à la moquerie de la surconsommation.
Mais qu’achetaient-ils au juste, ces jeunes et polis rebelles du dimanche après-midi ? Qu’on rie devant l’étiquette d’une bouteille d’eau d’égout, je le conçois tout à fait, mais qu’on l’achète au double du prix d’une bouteille d’eau de source, à quoi bon ? Les clients du supermarché Ferraille auront travaillé toute la semaine pour aller ensuite dépenser leur salaire dans des boîtes vides...
En fait, ce qu’ils achetaient, c’était un supplément d’âme ; ou du moins l’auraient-ils souhaité. En achetant ces produits pastiches, ils signifiaient leur adhésion à la dénonciation, ils souscrivaient pleinement à l’initiative tout en prenant en partie crédit de l’impertinence affichée sur ces boîtes de conserve. Car que vont devenir ces boîtes vides aux étiquettes qui ne font rire qu’une fois ? Elles vont trôner sur une étagère bien en vue dans le salon de ces jeunes consommateurs de l’anti-consumérisme. De même qu’un tee-shirt à message permet de se positionner dans une foule ou dans une soirée, les boîtes de conserve Ferraille permettront d’attester la rébellion de leur possesseur auprès de ses invités. Bref, ces produits, comme tous les autres, répondaient à un besoin bien établi, et étaient accessibles à un prix, lui aussi bien établi.
Je suis donc rapidement reparti du supermarché Ferraille avec le sentiment que l’idée, bonne à la base, était un échec total. Pire : l’idée même du consumérisme-roi en ressortait renforcée. Car c’est bien la grande force de ce système, que de réussir à intégrer sa critique propre, d’en faire une marchandise, au même titre qu’un concert de Florent Pagny, un saut à l’élastique ou un tee-shirt à l’effigie de Che Guevara.
Et sur le chemin du retour, je me posais la question de savoir ce qui aurait pu ne pas vider la contestation de sa substance et la retourner contre elle-même. J’ai rapidement pensé qu’il aurait fallu que tous ces produits ne fussent tout simplement pas proposés à la vente. Mais la démarche aurait alors été celle d’un artiste qui expose, et le public se serait retrouvé dans la position du promeneur qui déambule dans un musée, et qui consomme de la culture, passif.
Non, ce qu’il aurait fallu pour que l’opération Ferraille soit un vrai succès, c’est bien que ces boîtes de conserve aient été en vente, qu’elles aient séduit les badauds, et puis qu’ils soient repartis chez eux, sans rien acheter.
Mais cela, visiblement, leur aurait beaucoup coûté.
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