Nationalisme et antisémitisme en Allemagne : le retour ?
Il paraît toujours suspect de s’interroger sur la face sombre d’un partenaire européen tant il est vrai que le souvenir des oppositions et des guerres du passé hante encore les mémoires et nourrit l’actualité. De plus, l’absolue nécessité de paix en Europe incite, un peu comme avant-guerre, plutôt à l’apaisement qu’à la dénonciation ou aux alertes.
De fait, les développements suivants n’ont pas d’autre ambition que de s’interroger sur une évolution en cours chez notre voisin et partenaire préféré, évolution vécue de l’intérieur du pays, et non de condamner ex-cathedra ou d’inciter au soupçon.
On notera tout d’abord que durant ces dernières années, l’Allemagne a retrouvé une visibilité de premier choix dans la presse européenne, et l’intérêt que l’opinion publique porte à ce pays et à ses dirigeants a considérablement grandi. D’une indifférence quasi-totale, à peine rompue par l’éclat des rencontres au sommet, par les commémorations et par des parties de foot, le lecteur européen et singulièrement français se trouve aujourd’hui confronté à une avalanche d’articles et de reportages censés l’instruire de ce que pensent Mme Merkel et M. Schäuble de choses aussi variées que les taux d’intérêt, le chômage des jeunes Français ou Espagnols ou l’avenir du nucléaire en France. Ce retour en force de l’Allemagne dans notre quotidien remplace un peu ce que les Européens avaient connu dans le quart de siècle précédent durant lequel l’Amérique occupait autant les journaux que les esprits. Hormis peut-être la gastronomie, souvenons-nous, rien n’échappait à l’emprise américaine tant ce pays était le point focal de la modernité, celui dont tout semblait devoir venir, où tout semblait devoir aboutir. La différence est que l’Amérique est une hyper-puissance, même si certains le regrettent, avec laquelle on ne partage ni frontière ni longue histoire communes. Au contraire, l’intrusion allemande dans notre quotidien, via l’euro, la crise financière et la gouvernance européenne, pourrait bien être vécue plus douloureusement par le fait que l’Allemagne est un pays voisin et que, malgré ses prétentions, elle n’est encore dans le monde qu’une puissance régionale dont les conseils appuyés, voire les « Diktat » selon certains, ne peuvent qu’agacer.
Mais surtout, après la réunification, l’Allemagne a bouleversé l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, sous l’effet du double mouvement dans lequel elle était prise, à la fois centripète et d’élargissement. D’élargissement parce que, se réunifiant, chacune de ses parties disposait d’un espace commun plus grand, d’une vue élargie, de moyens et de besoins nouveaux. Mais simultanément, étant au centre d’un événement historique, le monde extérieur s’estompait provisoirement de l’attention des Allemands, et leur regard, leur concentration se polarisaient sur eux-mêmes. Quelques années durant, l’Allemagne était dans le champ historique, elle se redécouvrait, s’ouvrait à elle-même, s’auto-fascinait. Un chapitre s’était clos, sans qu’elle connaisse la nature du suivant. Par de multiples signes, le patriotisme constitutionnel de la RFA se muait progressivement en sentiments de satisfaction collective et les vieilles idées de supériorité essentialiste se faisaient jour. Ici le ministre des finances d’un chancelier de gauche affirmait que les règles européennes n’étaient pas faites pour s’appliquer à l’Allemagne.[1] Là le coordinateur des relations franco-allemandes déclarait que « pour faire l’Europe, il fallait défaire un peu la France »[2]. Ailleurs un ministre vert écrivait que « l’Allemagne saurait bien obtenir l’hégémonie douce sur l’Europe qu’on lui avait refusée deux fois auparavant ».[3] Plus récemment un ministre des finances (de gauche) de Mme Merkel proclamait que la Suisse avait intérêt à obéir « sous peine de recevoir moins de pain d’épices et plus de fouet » et un peu plus tard que les ministres italiens étaient des clowns.[4] Pour qui vit en Allemagne, la liste des multiples réactions de mépris ou d’orgueil est dorénavant longue et fastidieuse et ne se limite pas au monde politique ou économique. Les média et la culture sont désormais atteints également par ce qui paraît être un incroyable retour du refoulé. Ainsi la chaîne de télévision publique ARD diffusa le 1er novembre 2012 un film intitulé « Rommel », traitant bien sûr du célèbre maréchal d’Hitler. L’acteur qui incarnait Rommel, un certain Ulrich Tukur, déclara que finalement Rommel était « ein ganz normaler Deutscher »[5] (un Allemand bien normal). Voilà qui définit la normalité de l’être allemand à un degré de martialité et de sacrifice insoupçonné. Le nazisme devient aussi progressivement un objet de rigolade entre Allemands : en septembre 2012, un journaliste publia une fiction comique dans laquelle Hitler revenait au monde, se réveillant dans un pré, et cherchait à recruter des séides dans des émissions télévisées. Le livre (« Er ist wieder da ») se vendit à 700 000 exemplaires en dix mois, au prix de 19, 33 €, allusion kolossalement subtile à 1933, date de la nomination de Hitler à la chancellerie. La plaisanterie est tellement bonne que cette fiction sera d’ailleurs adaptée au cinéma l’an prochain. En Allemagne, le nazisme peut aussi désormais être un produit culturel. Ainsi en mai 2013, le théâtre de Düsseldorf présenta un opéra de Wagner dans lequel des chanteurs costumés en nazis gazaient des juifs, entre autres délicatesses.[6]
Des efforts de réhabilitation du nationalisme allemand sont également exercés par des associations ou fondations : ainsi la Société Ernst-Moritz Arndt par exemple (Ernst-Moritz-Arndt-Gesellschaft e V.). Elle fut créée en 1992, donc après la réunification, qui apparaît bien comme un élément décisif dans le retour de l’Allemagne à ses vieilles lubies. Cette société se donne pour but de promouvoir l’œuvre et le souvenir de cet écrivain (1769 - 1860), qui fut une sorte de mélange de chauvinisme à la Déroulède, de racisme à la Gobineau et d’antijudaïsme à la Drumont. Dans le domaine voisin de l’ethnisme, d’autres fondations agissent en sous-main pour des objectifs assez peu compatibles avec une coopération sincère en Europe. Nous ne citerons ici que la Hermann-Niermann-Stiftung, dont le but officiel est de soutenir les minorités germanophones hors d’Allemagne (ou considérées comme telles par l’Allemagne) en versant des fonds pour aider à la mise sur pied de manifestations culturelles, de cours de langues et des voyages, s’immisçant ainsi habilement dans la politique intérieure d’Etats voisins ou éloignés, sous le noble motif du pluralisme et des minorités. Ces minorités ethniques, turques ou italiennes par exemple, à qui l’Allemagne, à domicile, dénie évidemment le droit à sa nationalité.
Plus inquiétant encore, une vieille animosité à l’égard des juifs refait maintenant surface dans les propos de la rue et les salons bourgeois. Certes, celle-ci s’exprime davantage dans les provinces protestantes du Nord et de l’Est que dans le Sud catholique mais aucune région n’est réellement épargnée.[7] Dans une émission présentée ce 31 octobre 2013 sur une ARD, télévision publique, Alexandre Wassermann, président de la communauté juive de Dessau, n’hésite pas à dire « qu’il y a bien longtemps qu’il n’ose plus sortir dans la rue avec une kippa le samedi, cela étant bien trop dangereux ». Comme le reconnaît le professeur Monika Schwarz-Friesel dont le groupe de chercheurs a examiné de 2004 à 2009 plus de 100 000 courriers de lecteurs, textes ou courriels judéophobes extraits d’internet, plus de 80% de leurs auteurs appartiennent à une catégorie de gens cultivés occupant une place centrale dans la société allemande : professeurs, médecins, étudiants et utilisent de nouveau une sémantique radicale qu’on ne trouvait auparavant que chez les néonazis. Lorsqu’en 2011 le journaliste et régisseur américain Tuvia Tenenbom fit paraître « I Sleep in Hitler’s Room » dans lequel il racontait son voyage-enquête en Allemagne et dénonçait l’antisémitisme forcené qu’il y avait rencontré, bien des voix s’élevèrent pour nuancer le constat. Depuis, Günter Grass, prix Nobel de littérature et figure morale de la RFA mais aussi ancien SS, a proclamé par un long poème publié dans le journal munichois Süddeutsche Zeitung préférer l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad à Israël (avril 2012), affichant ainsi son soutien aux volontés affirmées d’un Etat d’en faire disparaître un autre. Depuis, des juges allemands ont voulu prohiber la circoncision (juin 2012) avant que le tohuwabohu provoqué par cette position ne les oblige à annuler leur décision.
Décidément l’Allemagne réunifiée n’est plus la RFA. Certes les Français dans leur immense majorité ne parlent ni n’entendent l’allemand et n’ont fait au mieux que de brefs séjour dans le pays. Cependant, il serait peut-être temps de prendre conscience de ces mutations et de diversifier nos amitiés, sans négliger notre partenariat avec l’Allemagne mais sans se laisser intimider par ce silence pesant autant qu’étrange touchant à son évolution. Quant à ce silence, le verdict de germanophobe tombera automatiquement sur qui le rompra. Il ne faut donc pas trop compter sur les bénéficiaires officiels ou privés du franco-allemand.
Alain Favaletto,
Ancien expert à la Commission européenne, LCL de réserve
Cadre financier, résident allemand
Auteur de :
« Pour une Europe européenne » (coll. sous la dir d’Henri de Grossouvre), Xénia, 2007
« Allemagne : la rupture ? Remarques sur le néonationalisme allemand », L’Harmattan, 2013.
[1] Cf « Ces Français, fossoyeurs de l’euro », p. 95, Arnaud Parmentier (Plon 2013).
[2] Rudolf von Thadden (cf Figaro du 01/06/2001).
[3] Joschka Fischer in « Risiko Deutschland », 1995.
[4] Peer Steinbrück en octobre 2008 et février 2013.
[5] FAZ, 31/10/2012.
[6] « Wagner-Oper in Düsseldorf », Süddeutsche Zeitung, 09/05/2013.
[7] Si la traduction de la Bible en allemand par Luther est bien connue, son dernier ouvrage l’est bien moins : « Les juifs et leurs mensonges » (1543) dans lequel il appelle à l’éradication de cette communauté.
44 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON