Nos cerveaux qui pensent (mal) la stratégie de la recherche française
Les parlementaires ont voté la loi de programmation sur la recherche dans l’indifférence, sur fond de crise de CPE. La recherche se meurt lentement, depuis des années.
Oui, vous avez bien lu, 100 millions d’euros, c’est la somme allouée au projet Neurospin dans un environnement scientifique performant, puisque le lieu choisi est Saint-Aubin, près de Saclay, là où sont implantés de prestigieux laboratoires de physique, dont ceux du CEA qui pilotera ce projet. Fontenay-aux-Roses n’est pas très éloignée et bénéficie également de prestigieux centres de recherches, dont le tout récent Neuroprion, lui aussi piloté par le CEA, ainsi qu’ImaGene, autre plate-forme centralisée destinée à évaluer les nouvelles approches thérapeutiques, génétiques et cellulaires, en cardiologie, hépatologie et neurologie, avec comme priorité les maladies neurodégénératives, devenues un enjeu de santé publique de même rang que le cancer. D’ailleurs, six associations, chacune vouée à la recherche sur une maladie neuronale, se sont regroupées, organisant prochainement le Neurodon, campagne d’information visant à recueillir des dons privés.
On reconnaît dans ces dispositifs la marque d’une politique de recherche très centralisée, misant sur des équipements de très haute technologie, en l’occurrence, pour Neurospin, une plate-forme d’imagerie médicale par RMN a très haut champ, sorte de pendant du Généthon pour la génétique. Il faut savoir que plus le champ magnétique est intense, plus les détails mis à jours sont fins. Les problèmes à résoudre sont d’ordre technologique et le coût des équipements devient énorme au-delà d’une certaine puissance. Le CEA étant bien placé dans ce type d’appareillage, c’est cet organisme qui a légitimement été sollicité pour accueillir ce grand projet renvoyant aux grandes aventures de la science conduite par les Etats. Est-ce cette stratégie qui est la meilleure ? On peut en discuter, tout en constatant que les neurosciences sont devenues un enjeu tactique en matière de recherche et que la marche suivie repose sur le développement des appareillages de plus en plus sophistiqués. On sait très bien que les progrès de la science moderne ont été tributaires des progrès technologiques, notamment au cours du XXe siècle, avec l’aventure des télescopes spatiaux pour voir l’univers, accélérateurs de particules pour « casser la matière », séquenceurs de gènes, spectromètres en tous genres pour détailler les structures moléculaires, microscopes électronique pour visualiser les plus petits détails des structures biochimiques. Comprendra-t-on mieux les « mécanismes de la pensée » ? Je n’en suis pas sûr, et suis même certain que les grandes percées en biologie, neurosciences, sciences de la conscience, seront acquises par des progrès conceptuels subordonnés à de nouveaux paradigmes. La compréhension du monde viendra de l’intelligence humaine, et non pas des diagrammes sortis des machines !
Le ministre Gilles de Robien nous a gratifiés d’une tribune dans Libération du 28 février pour féliciter la politique du gouvernement en matière de recherche. Cet épisode n’est pas fortuit. Les députés doivent discuter prochainement des budgets alloués à la recherche, alors que le mouvement des chercheurs continue à faire des vagues, par l’intermédiaire de ses animateurs ainsi que par la voie de tribunes écrites par des figures prestigieuses de la science comme Pierre Joliot, Axel Kahn et Edouard Brézin (Le Monde, 01/03/06). A entendre ce qui se dit depuis quelques années, on voit se dessiner une démarcation. D’un côté, une hyper-science menée avec des appareils de très haute technologie, de grands centres à gros budget avec une articulation de l’appareil d’Etat et sans doute derrière, les intérêts financiers des multinationales de la santé, et de l’autre, des laboratoires provinciaux, autour des universités manquant de moyens, en voie de délabrement. A se demander si la révolte des banlieues n’a pas pour pendant la récente fronde des chercheurs. L’Etat soigne ses domaines préférentiels tout en amputant et marginalisant des zones disséminées en les privant des moyens suffisants pour se développer. Voilà pour le volet social. Si la big science pouvait fournir des résultats utiles à la société, on pourrait admettre à la limite cette stratégie, mais l’attitude critique prévaut et pour ma part, je doute que ces grands équipements puissent livrer de grandes découvertes, comme le prétend Gilles de Robien, évoquant une science française trouvant la réponse à la question sur le "comment viennent les pensées". Comme si cette interrogation reposait sur l’utilisation d’une IRM avec un aimant de 11,7 T, soit 2 T de plus que les machines américaines actuellement en service. C’est bien là se moquer du citoyen.
Le fond de l’affaire, c’est que la France a pris un retard conséquent dans la recherche en sciences cognitives, et que la science française en général se contente de mimétisme et de suivisme, appliquant la tactique du chien. On sait très bien qu’en s’orientant en fonction du peloton de tête, on ne peut faire mieux que le rattraper, jamais le dépasser. Pourtant, Gilles de Robien s’y croit, en général de cette « force de frappe scientifique » qu’il appelle de ses vœux, imaginant les futurs cerveaux épris d’un accès de liberté et d’un élan visionnaire à l’idée de piloter ses superbes machines. Non, notre ministre et son état-major de bureaucrates évoquent plutôt le corps d’armée française au moment de l’étrange défaite, avec l’un de ses mentors, le général Chauvineau, auteur d’un bien médiocre ouvrage commenté par Marc Bloch dans son maître-livre sur l’étrange défaite. Ce n’est pas en rassemblant une cohorte de chercheurs autour d’un appareillage que les grandes découvertes se feront. La frénésie expérimentale n’est pas la meilleure stratégie. Préférable eût été le développement de centres de sciences intégratives, voire d’ontologie, avec des dispositifs adaptés aux activités de réflexion, de théorisation, dialogues interdisciplinaires, approches transversales. On sait très bien que là où le bât blesse, c’est dans la gestion des carrières et des opportunités professionnelles. Les institutions prônent la mobilité et la multidisciplinarité, mais dans les faits, elles sanctionnent ceux qui osent se lancer dans ces voies transversales. Et pourtant, ce qu’il faut favoriser, c’est la stratégie des fluidités, des contournements analytiques d’objets, des échanges de vues obtenues par diverses spécialités, des efforts de théorisation et de transposition des données dans des réflexions synthétiques, de la pensée épistémologique, des sauts conceptuels. Sur ce point, nos amis les Anglais ont su innover en finançant des centres de biologie intégrative, pour un coût bien inférieur à celui du projet Neurospin.
Que ces propos ne soient pas interprétés comme une opposition entre hypersciences et sciences fondamentales transversales. Les deux représentent des cartes à jouer, mais tout est question de moyens, y compris pour les universités et la recherche conventionnelle. La France refuse de mettre le paquet, elle gère au millimètre les crédits, elle suit la logique des gestionnaires de l’appareil d’Etat, sacrifiant à la stratégie du déclin, provoquant la fuite des cerveaux et se contentant de miser de gros moyens sur des opérations de prestige comme Neurospin. Décidément, Gilles de Robien est un chargé de communication bien peu crédible, pour peu que les réflexes critiques se manifestent. Nous espérons tous que le cirque Pinder recrute un chargé de promotion afin de recycler notre ministre de Robien, une fois recalé de cette comédie du pouvoir. Mais ce n’est pas suffisant pour susciter quelques espérances en France et redonner aux déçus de la science le goût de la recherche. La fuite des cerveaux est une réalité. Comment alors pourrions-nous organiser la fuite des énarques et des scientifiques devenus gestionnaires, administrateurs, pilotes des diverses agences régnant sur l’appareil de recherche ? Comment faire fuir ces cerveaux formatés devenus bien inutiles et faire revenir les authentiques chercheurs ? L’avenir de la recherche repose autant sur les moyens matériels que sur la stratégie déployée dans les Ressources humaines. Aux Etats-Unis, une culture des marges suscite le financement de petites équipes aux idées originales. Voilà pourquoi cette nation est devant, et peut s’enorgueillir de ses nombreux Nobel. Les Français ne manquent pas d’imagination. Ce sont les moyens de son développement qui font défaut, ainsi que la reconnaissance de la communauté scientifique.
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