Offrez-vous une cure d’ennui !
Au « camp de l’ennui », au Québec, les enfants sont laissés délibérément sans activité ni encadrement actif. Ils y font des séjours d’ennui. En France, le psychiatre Patrick Lemoine vient de publier « S’ennuyer, quel bonheur ! ». Longtemps abominé, voici que l’ennui devient à la mode. Il ne faut plus tuer l’ennui. Il faudrait l’aimer, le cultiver. Mais au fait, qu’est-ce que l’ennui ?
Retiens l’ennui !
Ce n’est pas une chanson de Johnny, mais ce pourrait être le slogan de Martin Laroque qui a publié dans le magazine Enfants Québec de juin-juillet 2006 un article intitulé Au camp de l’ennui. Il décrit un camp de vacances où les enfants apprennent à s’ennuyer. Les psychologues pour enfants reconnaisenet de plus comme nécessaire pour l’enfant de passer par des phase d’ennui, et les parents ne doivent pas empêcher ces phases. Au contraire, en laissant l’enfant s’ennuyer, les parents favorisent la créativité et l’indépendance de leurs rejetons.. Voir bibliographie de l’auteur.
Patrick Lemoine, qui a publié de nombreux ouvrages consacrés au sommeil et à ses troubles, à la dépression, à l’anxiété et au sevrage des médicaments, est aussi essayiste. Il a publié l’essai S’ennuyer, quel bonheur ! en juin. Le titre peut choquer tout comme avait surpris le livre de Boris Cyrulnik Un merveilleux malheur, consacré à la résilience. Autant que le livre de Bergson sur le rire n’est pas drôle, celui de Lemoine sur l’ennui ne semble pas ennuyeux du tout (ndlr : essai non lu par l’auteur de l’article qui s’est contenté des critiques et d’extraits). S’ennuyer, quel bonheur !, vient heurter de plein fouet nos préjugés sur ce que nous considérons comme notre ennemi : l’ennui. "Assez de culture obligée, et jamais digérée, assez de loisirs à thème, vive les vacances désœuvrées ! Laissez-nous bâiller un peu !", tel est son cri d’alarme, tel est son credo. La frénétique lutte contre l’inaction est un leurre pour l’homme. "Pour que l’individu se construise et se développe, pour qu’il puisse se confronter à lui-même et mieux se connaître, il a besoin de se ménager des plages d’inaction, insiste Patrick Lemoine. Sans expérience de l’ennui, pas d’individu sain, même si c’est souvent douloureux. L’oisiveté, lorsqu’elle n’est pas pathologique, autrement dit quand elle ne traduit pas un état dépressif, est la condition nécessaire à l’exercice de la pensée humaine. A contrario, ne jamais s’ennuyer mène à la médiocrité."
L’ennui vu par les écrivains et par les philosophes :
Sénèque disait en son temps que l’ennui survit même dans le voyage puisque dans sa fuite on n’emporte jamais que soi : Tecum fugis. Remy de Gourmont, dans son Essai sur l’ennui, se lamente ainsi : "L’ennui ! Mot terrible et justement redouté ! Que de remèdes l’homme n’a-t-il pas inventés contre ce mal, remèdes, hélas !, souvent plus ennuyeux encore que l’ennui même."
Voici comme en parle le poète Fernando Pessoa, dans Le Livre de l’intranquillité : "L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté, par l’étroitesse de la vie, se sent prisonnier d’une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie."
Georges Bernanos, dans son Journal d’un curé de campagne, trouve que le monde est dévoré par l’ennui. Une "espèce de poussière" recouvre votre visage, vos mains. "Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s’agite beaucoup." N’avait-il point raison ? S’agiter n’est-ce pas là le mal de l’homme moderne qui recherche dans l’agitation permanente la fuite qu’il croit salutaire face à son ennui ? Et il attire avec lui, dans cette spirale, ses propres enfants qu’il soumet à des rythmes et des occupations forcenées.
Le philosophe Martin Heidegger définit l’ennui comme la confrontation au vide. Devant la difficulté à affronter la liberté et sa finitude, beaucoup se réfugient dans la "vie inauthentique" faite d’activités répétitives, de bavardages... En somme, l’homme qui se retrouve seul face à lui-même, à ses pensées, se croyant vide, recherche une manière de s’emplir de quelque chose. Mais, dirait Pascal, il a tort de se croire vide et de se divertir au moyen de simples passe-temps. L’homme du divertissement ne cherche à rien savoir de ce qui se trouve dans l’ennui.
Baudelaire a exprimé comme personne l’ennui dans Les Fleurs du mal. A son époque, le mot "ennui" avait un sens très fort, bien plus fort que celui qu’on lui donne aujourd’hui. Le mot ennui a perdu peu à peu depuis de sa force (satanique même chez Baudelaire) tout comme le mot "mélancolie".
De tous temps, l’homme a connu l’ennui et même les animaux s’ennuient. Alors, faut-il sans cesse lutter contre cet ennui ou, comme le suggèrent le philophe Pascal et le psychiatre Patrick Lemoine, se ménager des périodes pour le regarder en face et mieux nous voir ? Il faut de toute façon distinguer l’ennui situationnel (exemple de la personne dans une salle d’attente) de l’ennui existentiel qui n’a pas d’objet et qui exprime un sentiment de vide profond. Pour le premier, le recours au passe-temps n’est pas dangereux. Quant au second, s’il faut s’y confronter un peu, il ne serait pas sain de s’en laisser par trop envahir. J’espère en tous cas que ce petit essai ne vous aura pas ennuyés.
Illustration : Maître Strasbourgeois Dernier quart du XVe siècle Tilleul polychrome, 35,5 x 26 x 22,5 cm Musée de l’Oeuvre Notre-Dame, Strasbourg © A. Plisson
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