Paris brûle-t-il ?
Hasard, coïncidence, malveillance ou act of God : il y a certainement de quoi méditer autour de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Trop de symboles entourent cet événement pour qu’on ne se pose pas de questions.
Deux cathédrales
Depuis le bureau où j’écris, dans ma province reculée, je vois tous les jours le toit de notre cathédrale, qui a été entièrement refait il y a trois ou quatre ans. Aujourd’hui, je le surveille, avec un frisson intérieur. Ce matin, la pluie est enfin arrivée après une longue période de sécheresse. Paisiblement, dans la grisaille, notre cathédrale veille sur notre ville que les hommes habitent depuis au moins 2 700 ans. Parfois, quand le brouillard soustrait l’édifice entièrement à nos regards, son absence surréaliste fait frémir : que deviendrait notre vieille cité sans la stature majestueuse de sa cathédrale, que j’ai repérée à vingt-huit kilomètres et que, venant depuis la Loire, on voit en plein dans l’axe de la route à vingt-quatre kilomètres ? Perchée sur sa colline, c’est elle que l’on aperçoit en premier, d’où que l’on vienne, comme au Moyen-Âge. Au xxie siècle, c’est un rare privilège.
Sa contemporaine presque exacte, Notre-Dame de Paris, a flambé hier soir. Alors que je travaillais, vers 19 heures, ma femme est venue me prévenir qu’on annonçait un début d’incendie dans la toiture de Notre-Dame. Les jours précédents, on avait vu et entendu des reportages sur la restauration de la flèche : sûrement un incident dû aux travaux, ai-je immédiatement pensé. Le temps que je monte voir la télé, le brasier était déjà immense. Peu après, la flèche, entièrement parcourue par les flammes, s’effondrait. La « forêt » de la charpente brûlait, attisée par le plomb en fusion de la couverture. Le feu commençait à prendre dans la tour nord, menaçant la structure en bois qui supporte les cloches. Mais, au fil des heures, les pompiers ont sauvé les tours et, globalement, la structure. Notre-Dame de Paris a changé de silhouette : derrière les tours, derrière les gâbles des transepts, il n’y a plus que du vide. Sur l’Île de la Cité, la cathédrale est scalpée.
L’an dernier, j’avais relu Notre-Dame de Paris, que j’avais précédemment découvert quand j’avais 15 ans, je crois. En Belgique, Le Soir a publié cet extrait fantastique où, dans la nuit, Quasimodo, pour protéger Esmeralda, fait couler du plomb en fusion depuis le milieu des tours sur les gueux venus assiéger la cathédrale. Le spectacle était encore plus terrifiant hier soir, et Victor Hugo donnait des détails étrangement analogues, même si le lieu des flammes était différent.
Sic transit…
Le téléphone portable a chauffé hier soir, les textos avec des proches et des lointains se sont multipliés. Soirée chargée de symboles : on est en plein Carême, on vient de fêter les Rameaux, et dimanche prochain, c’est Pâques. En plus, Emmanuel Macron (Cramon…) avait prévu de diffuser son discours où il devait annoncer les mesures décidées après le mouvement des Gilets Jaunes. Au lieu des promesses décevantes que j’avais décidé de ne pas regarder, nous avons eu droit, tard le soir, à quelques mots pleins d’émotion, de sobriété, de dignité, prononcés sur le parvis alors que les pompiers continuaient d’éteindre le feu quelque peu apaisé. La colère des flammes a eu raison des projets savamment mis en place par le roi. Incommensurable coïncidence.
C’était notre 11-Septembre : à chacun ses tours jumelles.(1) Une épreuve de plus pour la France, après les meurtres commis à Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 ; puis après le massacre du Bataclan le 13 novembre 2015. Et maintenant, Notre-Dame qui brûle le 15 avril 2019, à cause, très probablement, d’une négligence que, au xixe siècle, les ouvriers de Viollet-le-Duc n’avaient pas commise. Tout ça en dit long sur notre fragilité, sur l’orgueil de notre société technicienne. Nous disposons de moyens extraordinaires, géniaux et puissants, bien au-delà des scies, des marteaux, des brouettes, des treuils, des cordes de chanvre, des outils sommaires avec lesquels les bâtisseurs de ce Moyen-Âge que Victor Hugo avait si justement réhabilité ont construit les plus beaux et les plus vertigineux édifices d’Europe jusqu’à ce jour. Certes, nous reconstruirons ; notre génie saura rebâtir ce qui a été détruit, et on s’émerveillera des prouesses des architectes, des charpentiers, des couvreurs, des maçons, des maîtres-verriers, et même des informaticiens. Néanmoins, nos sociétés prométhéennes sont bien fragiles. Des bois de mille ans se sont consumés en moins de deux heures sans que d’immenses grues et des lances surpuissantes ne puissent faire mieux que de limiter les dégâts.
Une cathédrale, ce n’est pas la tour Eiffel, c’est beaucoup plus parlant, c’est porteur d’une longue histoire, d’une foi transmise –plus ou moins fidèlement, mais transmise quand même jusqu’à nous.
Mais comment ne pas penser à cette parole de Jésus à Jérusalem : « Comme quelques-uns parlaient du temple en évoquant les belles pierres et les offrandes dont il était orné, il dit : Les jours viendront où, de ce que vous voyez, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée. »(2) Moins de quarante ans plus tard, les armées de Titus raseront ce temple dont certaines pierres serviront à construire… le Colisée.
S’examiner soi-même
Et puis, certains ont fait le rapprochement avec les affaires de pédophilie et de corruption sexuelle et financière qui sinistrent le clergé et même le haut-clergé catholique : la ruine de cette cathédrale ne symbolise-t-elle pas la ruine morale d’une partie du catholicisme jusque dans ses sommets ? Je ne dis pas que cette catastrophe est un coup monté, ni un signe de Dieu. Mais elle est là. Et elle devrait suffire à nous faire réfléchir sur la vanité de nos sociétés insolentes qui perdent leur âme avec un mélange de cynisme et d’inconscience. Dans le même bulletin de nouvelles ce matin, on parlait des armes que la France vend sans états d’âme à l’Arabie saoudite qui s’en sert pour massacrer impitoyablement les Yéménites. À côté de cela, un jeune Président de la République à deux doigts de fondre en larmes. Je ne me moque pas ; je constate, je m’interroge. Depuis son ciel, qu’est-ce qui est le plus précieux aux yeux du Créateur : une cathédrale en flammes, ou un petit enfant du Yémen terrifié par la guerre ?...
« Paris brûle-t-il ? », demandait Hitler qui, dans sa folie exterminatrice et suicidaire, rêvait de faire flamber notre capitale. Ce que ses généraux, encore un peu humains, n’auront pas exécuté, une probable imprudence l’aura en partie réalisé. Difficile de prendre la mesure de ce qui nous arrive.
1- Une vue aérienne de la colonne de fumée montant de l’Île de la Cité faisait vraiment penser à celle du World Trade Center…
2- Évangile de Luc 21.5-6.
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