Quand « corrida » rime avec « mafia »
Les adversaires de la corrida, au-delà de leur opposition éthique à cette pratique, mettent souvent en cause certains procédés du « mundillo », le petit monde de la corrida, au point qu’ils parlent de « mafia tauromachique », ou de « tauromafia ».
Sont ainsi pointées ses méthodes malhonnêtes, souvent favorisées par son opacité, ainsi que ses intrications avec les milieux économiques, politiques ou médiatiques. Bien entendu, le petit monde de la corrida n’est pas un milieu homogène, il a ses clans et ses courants, mais si le terme « mafia » désigne en premier lieu la Cosa Nostra, il désigne également d’autres organisations d’Italie méridionale comme la Camorra ou la ’Ndrangheta.
Il faut avoir lu, dans le rapport 1997 de la Chambre Régionale des Comptes du Languedoc-Roussillon consacré à la ville de Nîmes, première place taurine française, l’hallucinant chapitre consacré à « L’organisation des spectacles tauromachiques ». Il relevait, au terme de 15 pages d’analyses, 50 millions de francs de dépenses insuffisamment justifiées, et également 50 millions de francs de risques fiscaux dont les contribuables allaient devoir assumer la charge. Le chapitre se concluait sur cette phrase : « Les particularités de la tauromachie ne peuvent justifier une telle constance dans la méconnaissance délibérée des obligations règlementaires ».
La même année, la Conseil Économique et Social de cette région, dans son rapport d’étape sur la filière taurine, se voyait contraint de conclure, faute d’avoir pu accéder aux chiffres : « La transparence n’est pas, dans ces milieux, une vertu cardinale. »
Ces deux rapports mettaient en cause non seulement les divers acteurs de la filière taurine, mais également les élus municipaux. En France, l’histoire de la corrida montre que les clans tauromachiques ont pu s’affirmer dans le sud, contre le pouvoir central, à partir des années 1880, avec la loi de 1884 sur l’autonomie communale. On peut d’ailleurs relever, pour en revenir à notre analogie, que le terme « mafia » s’est trouvé popularisé à partir des années 1860, cependant que la Cosa Nostra s’opposait à l’Etat italien, unifié depuis 1861.
Outre la collusion économique entre élus municipaux et monde taurin, on notera aussi la collusion administrative, avec les ubuesques arrêtés municipaux d’interdiction aux opposants de manifester à proximité des arènes, dénués de fondement au point que la maréchaussée hésite à les faire appliquer, comme à Magescq (Landes) le 7 mars dernier.
Le mundillo a des « relations privilégiées » non seulement avec des élus locaux, mais également avec des élus parlementaires : l’Assemblée Nationale possède son « Groupe d’études sur la tauromachie », et le Sénat sa « Section tauromachie du Groupe d’études de l’élevage ». On cherchera en vain ce qui pourrait justifier la présence de ces groupes au sein des Assemblées, institutions censées oeuvrer pour le bien commun, d’autant que, pour s’en tenir au seul point de vue économique, chacun sait que les organisateurs de corrida fonctionnent sur le bon vieux principe de privatisation des profits et de socialisation des pertes.
Quant aux médias, les revisteros (journalistes taurins) ont colonnes ouvertes dans la presse régionale, et il faut bien le dire dans une partie de la presse nationale. Leur poids dans la presse régionale est lié aux intérêts économiques locaux et aux pressions politiques locales. Leur poids dans la presse nationale procède davantage de cette étrange faveur qu’a acquis la corrida auprès des milieux
milieux intellectuels et artistiques français à partir de l’entre-deux guerres, qui s’est confirmé sur le plan médiatique à partir des années 1950. Depuis quelques années, cependant, il faut reconnaître que la presse écrite ouvre de temps en temps ses colonnes aux opposants à la corrida, mais cette évolution reste encore timide.
On a pu également constater le poids du petit monde de la corrida auprès des médias en juillet 2007, lorsque le Bureau de Vérification de la Publicité a refusé un spot contre la corrida pour des motifs incohérents, ou en juillet 2008, lorsque la direction d’un complexe cinématographique de Bayonne a censuré un spot également opposé à la corrida, ou encore en avril 2009, lorsqu’une émission-débat diffusée sur France 2 (L’objet du scandale) a opéré une sélection des invités et un montage dictés par la partie taurine.
Mais venons-en à notre nouvelle affaire. La pieuvre taurine a des ramifications multinationales (rappelons que la corrida, si l’on met à part la « tourada » portuguaise, est pratiquée en Espagne et en France, ainsi que dans cinq pays d’Amérique latine).
Or, en Catalogne, deuxième région d’Espagne en termes démographiques, la corrida est menacée. Une Initiative Législative Populaire (ILP), initiée fin 2008, vise à mettre à l’ordre du jour du Parlement catalan une proposition de loi sur la suppression de la dérogation à la loi de protection animale qui, comme en France, permet les corridas. Cette ILP a recueilli plus de 180 000 signatures courant 2009, et a permis le 18 décembre dernier l’approbation par le Parlement du principe d’un vote, qui pourrait avoir lieu avant l’été 2010.
Mi-décembre 2009, quelques jours avant le vote du Parlement catalan, les taurins français avaient volé au secours de la corrida, en faisant parvenir aux députés catalans une lettre, rédigée le 30 novembre. Cette lettre, censée émaner d’un collectif d’élus français (notamment 42 maires, 67 députés et 22 sénateurs), incitait les députés catalans à « refuser cette prohibition ». Cette initiative avait trouvé un écho dans la presse régionale française, ainsi le Midi Libre du 15 décembre 2009, ou Sud Ouest du 14 décembre 2009. Mais elle avait surtout trouvé écho en Espagne, avec une dépêche de l’agence de presse EFE le 14 décembre 2009, largement reprise et commentée dans la presse espagnole : La Vanguardia, premier quotidien catalan, mais également les trois premiers quotidiens nationaux espagnols : El Pais, El Mundo, et ABC.
Les articles de la presse espagnole précisaient que cette initiative venait de l’Observatoire des Cultures Taurines, association explicitement dédiée au lobbying taurin, créée en mars 2008. L’article de Sud Ouest le précisait également, le président-fondateur de l’Observatoire National des Cultures Taurines, André Viard, étant responsable de la revue « Terres taurines », sise à Vieux-Boucau, commune landaise.
On pouvait lire, le 14 décembre 2009, sur le site de Terres Taurines « L’Observatoire des Cultures Taurines [...] a également fait part aux représentants des villes taurines de l’impact positif qu’a eu en Catalogne le manifeste signé par eux et par une centaine de députés et sénateurs français, ainsi que par Christian Bourquin, président du Conseil Général des Pyrénées Orientales ».
Or, la liste de ce collectif, qui a été révélée en France avec le relai de la FLAC à l’occasion des auditions sur la question au Parlement catalan début mars 2010, est falsifiée : y apparaissent des élus qui ne sont plus en fonction, qui sont décédés, voire qui sont opposés à la corrida !
On y trouve, pour être précis :
- 19 députés dont le mandat est clos (J Godfrain, JM Nudant, L Vachet, A Merly, R Chassin, G Dubrac, R André, P Dubourg, M Kamardine, PA Périssol, C Jeanjean, H Sicre, MH Des Egaulx, C Cova, C Massé, D Richard, JF Régère, J Lemière et A Berthol) ;
- 3 députés décédés (PH Cugnenc, JC Lemoine et JP Charié) ;
- 2 députés ouvertement opposés aux corridas (JM Roubaud et F Calvet), qui ont bien entendu confirmé n’avoir jamais été informés de ce collectif ;
- 4 maires dont le mandat est clos (G Larrat, J Raynaud, C Clamens et C Sarniguet) et un maire inconnu dans sa commune (D Armisen)
- 1 maire qui avait décidé l’arrêt des corridas dans sa ville (C Marcos), et qui n’a bien sûr jamais été informé de ce collectif.
J’ai pour ma part demandé à mon député (S Blisko, membre du Groupe d’études sur la tauromachie de l’Assemblée), qui se trouve être inclus dans cette liste, s’il avait été consulté. Il m’a clairement répondu qu’il n’était au courant de rien. Même les élus pro-taurins ont semble-t-il signé cette fameuse lettre à l’insu de leur plein gré !
La chose est à présent connue depuis plusieurs semaines. Mais on en chercherait en vain, dans les quotidiens espagnols ou français, un écho équivalent à celui qui avait suivi l’annonce de ce collectif d’élus, en décembre dernier. Je me garderai bien sûr d’évoquer le terme italien désignant la loi du silence imposée par la mafia...
M André Viard, le président de l’Observatoire des Cultures Taurines, qui est donc à l’initiative de cette lettre, répète d’ordinaire à l’envi qu’il traduira en justice l’auteur de la moindre diffamation.
Pour l’instant, il sifflote en regardant le plafond.
Actuellement sort en salles le film « Manolete », sur le torero star des années 40. Avec affiche façon « Autant en emporte le vent ». Faut-il se scandaliser de cette sempiternelle idéalisation du monde de la corrida ? C’est tout simplement la loi du genre au cinéma. Après tout, un des plus grands succès de l’histoire du 7e art n’est-il pas « Le Parrain » ?...
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