Quand sonne le glas de Thémis
Lorsque Frankie contemple la Déesse de la Justice, de la Loi et de l’Équité, dont les attributs sont deux plateaux suspendus à un fléau, symbole de la « pesée des actes », tenant à la main le glaive du « jugement », représentée les yeux bandés, emblème de « l’impartialité des sentences », force lui est de constater une dérive dans l’interprétation des symboles attribués à Thémis tandis qu’elle assistait Zeus dans l’Olympe.
Avouons-le, ces derniers temps, Mère Justice pue. A l’issue de certains verdicts, un sentiment d’iniquité nous envahit ; nous serrons les poings, en proie à un sentiment mêlé de colère et d’infinie tristesse à l’idée du sort réservé à des hommes et des femmes qu’une justice affaiblie par des ingérences de tous bords, rongée par le doute, muselée, sourde et aveugle, dont les sentences ambiguës frôlent la parodie, une justice vidée de sa substance au point d’être privée de ses sens, une justice qui a oublié que l’équité réside en l’exercice du sens moral face à la souffrance humaine, a laissé tomber. Force est de constater que la démocratie et ses principes ne sortent pas grandis de certaines affaires, car chaque violation d’un droit fondamental, chaque entorse faite à la séparation des pouvoirs ébranle la démocratie, chaque principe que l’on bafoue, c’est le citoyen que l’on menace dans sa liberté, dans sa sûreté, qu’il s’agisse d’un procès anonyme ou bien d’un procès « médiatique ».
Jean-Robert Tronchin Procureur général de la République de Genève entre 1760 et 1767 ouvrait son discours sur la Justice ainsi : « L’Univers est gouverné par des Lois simples et invariables comme celui qui les a faites. Les Sociétés (civiles) fondées par les Législateurs, c’est-à-dire des hommes grands par comparaison, mais toujours extrêmement bornés, se détruisent souvent par les règles mêmes établies pour les conserver. Quand ces Législateurs auraient pu embrasser, d’une vue générale, les institutions les plus assorties au génie et à la satisfaction de leurs Peuples, comment auraient-ils pu prévoir une succession d’événements qui, changeant la fortune des États, ont rendu leurs Lois primitives souvent impuissantes et quelquefois dangereuses ? Cependant, si on examine les causes qui ont fait disparaître tant de Républiques que nous cherchons encore, on trouvera qu’elles ont moins péri par le défaut de sagesse de leurs lois que par le défaut de leur observation… »
Il convient alors de se poser la question suivante : pourquoi ne parvenons-nous pas à cette Justice idéale, idéalisée ? Est-ce en raison du mot qui, à lui tout seul, revêt une quantité de sens selon le contexte dans lequel il est employé ? Du distinguo qu’il nous faut faire entre l’idée de Justice et l’institution judiciaire ? Ou bien parce que l’homme n’est pas en quête de justice au nom de celle-ci, mais pour les avantages qu’elle procure : l’assurance de faire payer celui qui nous a lésés, la tranquillité, l’ordre social. Mais sitôt qu’il peut désobéir impunément à la loi, qu’il trouve un intérêt personnel et qu’il peut échapper aux sanctions, il le fera. C’est ainsi qu’une décision qui gêne les intérêts personnels est trouvée injuste tandis que celle qui va dans le sens de ces mêmes intérêts sera vécue comme juste.
La justice réside dans la relation entre les hommes, de la façon dont elle doit gérer cette relation d’échange avec les moyens du droit, la manière dont elle doit peser et attribuer à chacun ce qui lui revient. Ce qui est conforme à la loi se situe dans la légalité, mais rendre justice, c’est mettre en rapport le caractère général de la loi avec la particularité de chaque cas.
Une histoire indienne raconte que deux hommes se disputaient la possession d’un tableau, chacun d’eux revendiquant le droit à la propriété. Ils furent amenés devant le roi à qui l’on demanda de trancher le différend. Le roi écouta la défense du premier, M. X. Celui-ci expliqua que ce tableau lui appartenait, mais qu’on le lui avait dérobé. Le second, M. Y, raconta qu’il avait acheté ce tableau au marché et l’avait payé très cher, arguant que son adversaire ne pouvait pas prouver qu’il avait été en sa possession auparavant. Le roi demanda alors que l’on apporte une scie pour découper le tableau. Devant eux, le roi fit le geste de se mettre à découper le tableau en deux. M. Y ne voulait pas céder et préférait voir détruire le tableau, aussi il ne dit rien. Mais M. X s’écria, « non, ne le détruisez pas, ce serait dramatique, c’est une très belle œuvre, je préfère qu’elle soit entre les mains de cet homme ». Le roi se tourna vers M. Y et lui dit qu’il n’avait pas fait preuve d’un sens de la conciliation morale, qu’il s’était juste borné à défendre son intérêt. Puis il se tourna vers M. X et lui dit : « puisque tu étais prêt à te séparer du tableau pour le préserver, tu es celui qui mérite de le garder », et le roi lui donna le tableau.
Si la justice est parfois représentée avec un bandeau sur les yeux, cela sous-entend qu’elle ne doit pas voir les justiciables, mais cette idée la rend mécanique, aussi mécanique que le symbole de la balance qu’elle tient en main. L’équité, au contraire, c’est l’image d’une Thémis qui pose sa balance et soulève son bandeau pour regarder les personnes auxquelles s’adressent les règles du droit afin de savoir s’il faut ou non abattre son glaive.
Un juriste nommé J. E. Pontalis dit : « Quand la loi est claire il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l’on manque de lois, il faut consulter l’usage ou l’équité. L’équité est le retour à la loi naturelle dans le silence, l’opposition ou l’obscurité des lois positives. »
Il s’agit donc de compléter le droit, de parer à ses lacunes ; concrètement, il s’agit de mettre en accord les exigences de la conscience morale et les exigences présentes dans le droit. Il incombe au juge, quand la règle de droit n’évolue pas, de la contourner suivant le principe de l’équité. Il s’agit donc d’humaniser le droit. L’équité est, suivant un principe d’Aristote, la justice tempérée par l’amour.
Tandis que l’Etat nous explique qu’il ne peut rien dans les domaines économiques et sociaux en raison de la mondialisation, le voici en train de rivaliser d’imagination pour légiférer, entendez par-là rafistoler année après année les dérapages malheureux d’une Justice dont « Les balances () trébuchent ; et pourtant l’on dit raide comme la justice. La justice serait-elle ivre ? » (Alfred Jarry). Non pas pour améliorer le système judiciaire, mais pour l’accommoder à la sauce émotion, nappée de peur dans lequel l’Etat, faisant sa tambouille, mélange insécurité, trie les bons des mauvais Français, instrumentalise les faits divers étalés en première page des journaux ou des procès d’Etat tandis que résonne à l’oreille de certains la voix de Charles Maurras : « Qu’importe qu’il (Dreyfus) soit coupable ou innocent. L’intérêt de la nation commande qu’il soit condamné. »
Des affaires médiatiques qui dressent les Français les uns contre les autres, favorisant une justice à double vitesse, laxiste pour les puissants, sévère pour les plus faibles, un Etat qui s’approprie le droit et la justice pour les remanier de façon à nous mettre tous hors la loi et à nous voir appliquer quotidiennement le « pas vu, pas pris. »
Aussi lorsque quelqu’un s’interrogera sur la signification d’une « justice représentée les yeux bandés », il lui suffira de repenser à la déclaration du prix Nobel de littérature José Saramago à propos de la défense de José Rainha, porte-parole du Mouvement des Sans terre au Brésil : « … () on suppose que si la malheureuse est ainsi, c’est pour que nous ne puissions nous apercevoir qu’on lui a arraché les yeux… »
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