Quelle signification apporter à la couleur politique des campus universitaires ?
Cette réflexion politique fait suite à un article paru dans l’hebdomadaire new-yorkais The Nation. Un léger revirement à gauche se précise, mais les campus penchent à droite depuis des années. Contrastant avec les 70’s. D’où l’idée de rebondir, et d’improviser quelques spéculations d’ordre sociologique et idéologique.
Un article de l’hebdomadaire new-yorkais The Nation évoque un retour sensible de la gauche sur les campus américains. Ce n’est pas tant ce phénomène qui m’intéresse que le fait que les universités américaines soient profondément ancrées à droite depuis des années, ce dont fait état cet article. Non sans évoquer la situation inverse des années fin 1960 et 1970, quand la jeunesse étudiante était à son apogée de la contestation, militant contre la guerre, l’administration, l’Etat, le mode de vie matérialiste, l’autorité parentale et policière. Finie, cette époque, comme si elle avait représenté une récréation (Françoise Giroud parlait de parenthèse enchantée). Maintenant, les campus américains, depuis la rupture des années Reagan, sont à droite, mais c’est une nouvelle droite qui se présente, plus aventureuse, audacieuse, moins coincée, sans complexes et reprenant le principe des happenings des années 1970. Ces tendances ont certainement une signification.
La situation récente en France laisse penser qu’au contraire, les campus sont ancrés à gauche, et que les étudiants français sont orientés différemment de leurs homologues américains. Méfions-nous de cette évidence trompeuse. D’abord, la puissance du mouvement a montré la détermination des anti-CPE et leur talent à organiser un mouvement de grande ampleur, ce qui ne traduit pas l’état d’esprit de tous les étudiants. Et puis, en France, la tradition fait que la gauche sait se mobiliser, contrairement à la droite, qui n’intervient que dans des cas exceptionnels, le 30 mai 1968 sur les Champs, ou sous Mitterrand, pour défendre l’école libre. Et puis, n’occultons pas le fait que les universités françaises n’ont pas la même représentation que leurs homologues américaines. En France, les meilleurs vont dans les grandes écoles et les plus pragmatiques dans les IUT. Aux USA, les meilleures universités ressemblent à nos grandes écoles (qui n’ont pas manifesté contre le CPE). Et donc, la jeunesse étudiante française pourrait se révéler comme penchant à droite, mais certainement moins qu’aux states.
Maintenant, pourquoi ces tendances actuelles, ce renversement ? Ces choses de la société ne sont pas si anodines qu’on le pense. Elles engagent parfois le futur, dont elles déterminent les contours. J’ose une modeste explication, qui paraîtra simpliste, ou dans le meilleur des cas, évidente. Sauf que le fait que cette évidence ne soit pas mise en avant par les intellectuels et les médias pose problème. Si les campus américains sont à droite, c’est parce que la jeunesse qui les occupe sait qu’elle devra défendre ses valeurs pour acquérir un niveau de vie supérieur, faire partie de l’élite et lutter contre l’opposition de ceux qui veulent aider les pauvres et les déclassés. Etre un activiste économique, produire, gérer, tirer du profit en se servant des individus moins formés, est un combat que l’élite doit sans cesse maintenir en l’état, car elle est contre « nature », contre une nature humaine qui veut des droits économiques pour tous. Asservir les serviteurs de l’économie n’est pas gagné, c’est un combat permanent. Les tendances égalitaristes ont vite fait de reprendre du terrain. Voilà pourquoi les campus sont à droite, mais dans une variante post-moderniste, hédoniste et moderniste. La gauche estudiantine des seventies se voulait festive et inventive en refusant d’intégrer les valeurs consuméristes, tout en inventant d’autres modes d’exister et de vivre au quotidien, avec plus de convivialité, de partage et de communauté. Ce projet a échoué. La droite s’en est amusée. Maintenant, la jeunesse des campus veut se donner les moyens de bien vivre en gagnant beaucoup ; elle revendique son statut inégalitaire d’élite économique promise à travailler, à se former et à tirer le meilleur profit parce qu’elle le mérite, et que ceux qu’elle utilise obtiennent leur part modeste, conformément à leur disposition comme agent producteur dans le système, sauf pour les meilleurs, qui rejoindront la caste économique.
Les schémas américains ont le mérite d’être lisibles et francs. Alors qu’en France, l’idéologie élitaire est similaire, mais la forme différente, parce que notre culture l’est, autant que notre organisation sociale. En France, les étudiants ont moins besoin de lutter pour défendre leur légitimité à prendre des positions dominantes et à gérer. Ils n’ont qu’à suivre les classes préparatoires. Cela dit, les réalités sont plus complexes. Ne confondons pas les ingénieurs et les financiers, les acteurs et les administrateurs. Sur ce point, il y aurait à redire. La France a bien géré cette différence de classe, et semble suivre le même cours que les Etats-Unis, mais plus insidieusement, parce que la droite a honte d’affirmer ses idées, bien que les barrières tombent lentement. La France utilise des méthodes insidieuses pour légitimer l’existence des classes supérieures, en faisant croire qu’elle s’occupe des intermédiaires et sauve les déclassés. Elle le fait, mais en déshabillant Pierre pour habiller Paul, et on ne sait plus qui est Pierre ni qui est Paul ! La complexité des aides sociales pour les pauvres et des aides fiscales pour les riches rend illisible la politique française sur ce sujet, d’autant plus que la société reste opaque sur les questions de revenus.
La société française vit sur un mensonge socio-économique, alors que la société américaine affronte les vérités socio-économiques. Par mensonge, j’entends que la France revendique son modèle social, qui est justement celui qui entretient le profit des élites. Des élites qui le lui rendent bien. Ceux qui louent la flexibilité sont tous protégés de la précarité. Quelle hypocrisie. Le système social que l’on connaît depuis des siècles est orchestré autour d’une lutte des élites pour dominer les dominés, que ce soit en politique ou en économie. Avec parfois quelques aménagements éthiques. Le système des hommes l’a accepté, parce que la majorité d’entre eux en a tiré des bénéfices, ou du moins quelque avantage. Alors ce regain des campus de gauche, ces événements politiques en France et en Europe, est-ce le signe d’une prise de conscience de l’asservissement et la promesse d’un monde nouveau ? Je ne le pense pas, je n’y crois pas. La gauche peut bien avoir remporté les élections en Europe, ce qui importe, c’est comment elle a gagné. Est-ce par la fortune ou par la virtu, se demanderait Machiavel, sachant pertinemment que si c’est par la fortune, elle aura du mal à conserver le pouvoir. Et on sait que c’est pas la fortune. L’humanité ne va pas encore sortir de cette ère de la domination des élites. Le mieux est de s’en accommoder. Ce système a tout de même engendré des progrès. Il n’est pas sûr que la domination des peuples soit un meilleur parti. Les élites qui se battent pour revendiquer leurs droits au profit et au pouvoir ont une conscience de classe. Elles ont parfaitement mis en application le principe marxiste en le détournant de la finalité souhaitée par son inventeur. Etre une classe favorisée ne suffit pas, il faut l’être encore plus, et pour cela, se construire une conscience d’appartenir à une humanité supérieure à la moyenne, plus apte à « créer des richesses » et revendiquant plus de profit. Il faut aussi lutter dans l’ordre médiatique et symbolique, pour faire passer cette idéologie (j’avoue que ce billet va finir par s’inscrire dans la ligne éditoriale du Monde diplomatique ; il est temps de redresser la situation !).
Tout a été dit. Je n’ai pas souhaité développer plus que cela, jugeant inutile cet exercice. Les élites ont acquis la domination économique, l’accès privilégié au profit. En plus, elles ont su convaincre les sociétés de leur légitimité et s’allier les élites de l’appareil d’Etat qui, en France, coïncident avec les élites économiques. Quel sont les atouts de la force qui leur fait face, pour autant qu’il y ait une force contestant cette hégémonie et se donnant les moyens et la conscience légitime de transcrire leurs faits et désirs d’existence en décision politique ? Comme dans une équipe de foot, les meilleurs sont sur le terrain, encadrés par les meilleurs coachs et les meilleurs gestionnaires. Quel combat peuvent mener les déclassés ? Et les moyennement classés ? Restent les classes moyennes lettrées, salut d’un monde équitable et accessible pour tous. Serait-ce l’équation du futur ? Même pas.
Il faut savoir affronter la vérité en face. Le fait est que le système économique fonctionne très bien. Il faut voir la croissance (bien que le chiffre soit ambigü dans sa signification) et les progrès technologiques. Il faut partir du fait que les désirs sont croissants dans les pays avancés, et les besoins importants dans les pays pauvres. Le marché offre au système cette plasticité et cette fluidité pour se développer, livrer sa puissance avec une bonne efficacité. Le système économique est un moyen. Pour aller de l’avant, un programme politique doit aimer ce moyen. Un cavalier qui n’aime pas son cheval ira moins vite que celui qui soigne sa monture. En France, les idéologies de gauche n’aiment pas le libéralisme, le marché, le profit. Il manque une chose dans l’échiquier politique. Une conciliation entre le libéralisme et l’éthique de gauche. Il faut pour cela apprécier à sa juste valeur le système libéral, mais aussi aimer l’humanité. La gauche française ne parvient pas à proposer une alternative crédible, aime-t-elle l’humain ? Et puis, les vraies causes sont ailleurs. Il y a des problèmes de civilisation majeurs, interdisant la conception et la réalisation d’un projet de société conciliant l’éthique humaniste et le libéralisme.
Une formule expose bien le marasme politicien. Nos deux têtes de gondole vendues dans le rayon présidentiable sont censées « répondre à l’attente des Français » ; et nos représentants de commerce de la presse d’évoquer également ce thème, tentant de le vendre en parlant au nom des Français que, bien entendu, ils ne rencontrent jamais. Les Français sont prêts à accepter le changement, la réforme, la rupture, pour peu qu’on le fasse avec pédagogie et concertation sociale. Bientôt, en vente au rayon livre, après la philo pour les nuls, XP pour les nuls, l’histoire pour les nuls, cet ouvrage, signé Dominique K, énarque de son métier, dialogue social pour les nuls, édité aux Presses de Matignon.
Les Français attendent ? Qu’ils agissent, et s’il existait un véritable discours pour l’avenir, il dirait aux Français que l’attendu ne résout rien, sauf à réformer à petits pas le quotidien d’une nation, alors que le pas à l’écart, l’inattendu, l’inespéré peut se révéler bien plus porteur d’espoirs. Le vrai discours proposerait un deal aux Français. Surprenez-nous, vous en avez les moyens, mais en attendant trop du politique, ces moyens sont sous-employés. Vous ne savez pas ce dont vous êtes capables. Et n’écoutez pas les démagogues, ils jouent de votre sentiment d’incapacité ou du moins, ils tentent d’utiliser certaines de vos capacités qui ne sont pas forcément les plus intéressantes pour l’invention sociale. Soyez réalistes, réalisez l’impossible !
Un détour par la métaphysique du quotidien s’imposerait, pour discuter de ces pieuses paroles, donnant autant à penser qu’à sourire.
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