Recevoir la loi
(Comme une gifle ?)
Exister pour obéir.
Je m’étonnais récemment de prendre connaissance des dernières évolutions législatives non par des bulletins déposés dans ma boite aux lettres et adressés à mon auguste personne exerçant un rôle éclairé de citoyen mais par le truchement de la presse comme n’importe quel pigeon. Tout passe par la télé et par le Web, rien par la société. Il y a un intermédiaire entre chacun et la société, un écran pour les protéger tous deux de l’influence horrible qu’ils pourraient exercer l’un sur l’autre. Quand on y pense sérieusement, ce fait incontestable pose un sérieux problème pour l’estime de quiconque. Et pour la légitimité du régime en place, qui n’a jamais été et ne sera jamais en cause, puisque nous errons dans l’acceptation fruste de ce passé qui nous entoure.
Quel gâchis quand on réalise que les esprits sont éduqués par des moyens sophistiqués – lecture, écriture, calcul – pour au final n’être que des réceptacles et non des contributeurs, ni même des récepteurs. Après, on ne va pas être aveugle ou dupe : ces moyens sont enseignés de force à des enfants qui n’attendent que l’heure de la récréation pour aller faire connaissance les uns avec les autres. Malgré le bourrage de crâne et les « devoirs surveillés » (terme scolaire d’une pertinence extrême pour comprendre ce qui est en jeu partout et surtout en dehors de l’école), l’intelligence humaine résiste à ces matières qui élèvent dans la société mais pas dans le monde. Si elle était faite pour les accueillir et les cultiver, les nations seraient en paix. Il est notoire que les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. Les lois mathématiques et littéraires sont de trop pour beaucoup.
Une loi enchâssée dans un narratif passe mieux qu’une loi figurant parmi d’autres dans un registre numéroté. C’est pourquoi elles sont annoncées prioritairement via la presse et non par un placardage municipal ou un journal déposé dans la boite aux lettres. Il faut une histoire pour faire avaler les pires mesures à des gens qui ne demandent rien d’autre que de vivre leur vie. Ou qui se contenteraient de lire les histoires sans en subir les pernicieuses conséquences (« un fait divers, une loi », théorisait un Président condamné à de la prison ferme).
Le projet de mener une société par une loi impersonnelle, diffusée par une technologie de communications intermédiaires, est voué à échouer. On n’apprend de leçons que de la part de personnes que l’on apprécie. La position dominante seule ne permet rien. C’est su, et c’est pourquoi on pavoise sans arrêt sur la popularité de Monsieur le Président ou Madame la Première Ministre. Installer une proximité factice avec des représentants lointains pour mieux imposer une loi appliquée toujours plus arbitrairement, c’est-à-dire selon les préférences personnelles des piliers du système. Un procédé qui est une histoire à lui tout seul, et qui génère nombre d’histoires dans lesquelles on peut se plonger à satiété, et qui n’en contrarient que les victimes collatérales.
Ce n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent, ils ne s’élèvent que sous l’ombre des lois. Leur liberté est la force de permettre aux autres par le droit tout ce que la volonté permettrait sans la menace de la police, de la justice ou du Trésor. La loi est comme le couteau : elle n’offense pas qui la manie. (Le plagiat, c’est le progrès, y compris chez les tenants du pouvoir ; tout s’apprend chez les escrocs des temps anciens. Sauf que la loi interdit le plagiat, ce dont on déduit sans faute que la loi interdit le progrès.)
La loi est la grande absente du réel. Quand on regarde un immeuble, les normes définies par la loi qui ont présidé à sa construction ne sont pas le bâtiment lui-même. Pour trouver la loi, il faut questionner. Dans les faits, la nature ignore la loi, le monde, tout le monde, ignore la loi. Les haies poussent sans réfléchir sur leur hauteur réglementaire. Le jardinier peut lui aussi faire semblant de ne pas savoir. Le plus souvent, il n’est pas avocat (mais il sait juger de la maturité de ses avocats). Et il s’intéresse souvent à la fiscalité : la géométrie est utile pour mesurer le volume et la taille du cabanon qu’on projette d’installer dans le jardin autant pour sa conception que pour éviter l’impôt.
La loi, c’est de l’argent incarné en règles qui s’imposent d’abord à ceux qui voudraient se construire un paradis sur Terre, surtout les derniers arrivés. On en hérite tous largement, les frais de succession s’accumulent pour chaque génération suivante, qui ne les paie jamais et les passe à ses enfants.
La loi illustre comme je le lisais ailleurs que dans ce que je suis en train d’écrire le mode d’emploi de l’accaparement d’une classe de législateurs/possédants sur le reste des non-législateurs/non-possédants ; et malheureusement, ces personnes en majorité admirent seulement les images dans les livres. C’est un fait qu’il est bon de rappeler ici. La loi est par ailleurs indépendante de l’État, elle peut s’appeler « règlement intérieur » ou « guide de bonne conduite », elle peut coûter des heures de colle ou des sanctions disciplinaires quand elle s’applique à l’école ou dans l’entreprise. Même leçon à apprendre de la part de celui qui reçoit : ton corps ne t’appartient pas. Tu n’es pas libre de ton comportement. Tu n’as pas à projeter tes objectifs sur les tâches qui te sont données à réaliser. Tu es un exécutant (sans âme, dit la proposition-stéréotype). Si tu ne peux pas intégrer la loi, tu te contenteras de la recevoir.
Car bien sûr, intégrer la loi et lui obéir ne sont pas la même chose. Du coup (que j’aime cette locution si populaire et passe-partout !), on se satisfait de la recevoir par les mêmes moyens que le spectacle ordinaire, parce que cela permet de ménager un brin de liberté et de rêve, d’installer une passivité d’ensemble. Si étrangère à la vie intérieure, si peu adaptée aux besoins d’une vie libre ou simplement codépendante en société, la loi implique la paresse, elle la crée même, pour permettre à la fiction de la liberté d’expression et d’entreprise de ne pas être remise en question par les écarts de richesse à la naissance, lesquels ne nécessitent pas, contrairement à ce qu’affirme une loi sociologique gravée dans le marbre par des universitaires bien à l’abri, d’être doublés par des inégalités dans l’accès à une éducation qui n’est prescrite que pour perpétuer le fonctionnement des mécanismes d’empêchement de l’épanouissement individuel et de libre délibération citoyenne sur les projets à réaliser dans l’espace et dans le temps en dehors des processus de reconnaissance de dette chiffrés aux fondations du capitalisme dévoreur d’âmes et de corps.
La lettre de la loi cache mal cette prépondérance toujours plus affirmée de celui qui détient la puissance du chiffre sur ses acolytes humains. Le seul remède à cette accumulation de textes étouffants et paralysants est de remettre au centre du jeu des processus de reconnaissance de dette non chiffrés. Mais ces processus existent-ils ? Non. « Œil pour œil dent pour dent », dit la modération. « Donne m’en un de tes plus amoureux / Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise », dit l’excès. Choisissons donc l’excès. Il a le double mérite de nous rendre heureux et obéissants. Et impertinents.
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