Rendez-vous avec l’altérité
Né au début des années 1970, j’appartiens à une génération d’hommes et de femmes qui, contrairement à ses devancières, ne connut pas les luttes de libération nationale, pour qui le communisme ne fut jamais un idéal et pour qui les deux guerres mondiales n’étaient déjà plus que des sujets abordés en cours d’histoire.
Autant qu’il m’en souvient, tout avait bien débuté. Pour tous, à nos vingt ans, le mur de Berlin n’existait plus ; Nelson Mandela avait enfin recouvré la liberté et allait prochainement devenir le premier président noir de l’Afrique du Sud. Partout, des nations se regroupaient pour créer des espaces de libre-circulation des produits et, surtout, des individus et des idées. Internet se développait en même temps que l’enivrant sentiment d’appartenir à ce village-monde nous envahissait. Nous regardions alors au loin, confiants en l’avenir, certains de l’avènement prochain d’une humanité où l’altérité ne serait plus perçue comme un danger mais tel un promoteur universel de paix.
Hélas ! à l’instar de ses devancières revenues des révolutions déchues, ma génération vit ses espoirs déçus. La haine et le rejet d’autrui continuèrent à gagner du terrain. Sur les écrans de nos téléviseurs et ordinateurs, jamais les images de guerre ne cessèrent. Sur tous les continents, de nouveaux conflits éclataient et prenaient, bien souvent, des allures de guerre civile. Massacres à la machette, enfants-soldats, kalachnikov, guerres tribales, scud, guerres chimiques, réfugiés, déplacés, frappes chirurgicales, dommages collatéraux, tous ces mots devinrent familiers à nos oreilles. Nos yeux s’habituèrent également aux images de la guerre, même les plus insupportables. Comme celles du massacre de Srebrenica et celles du génocide au Rwanda et ses 800 000 individus tués en raison de leur appartenance ethnique. Nous n’avions ni compris ni retenu les leçons du passé.
Avec le changement de millénaire, les fous d’Allah Dieu firent leur apparition, offrant un argument de poids aux tenants de la théorie du choc des civilisations. Depuis lors, les termes foulard islamique, niqab, burqa, jihad, Al Qaïd’a, Kamikaze, martyr et martyre habillent inlassablement les unes des journaux et des magazines du monde entier et figurent invariablement parmi les mots-clés les plus utilisés dans les moteurs de recherche sur Internet. Très vite, la peur se substitua à la stupeur et les réflexions se muèrent en réflexes. Tous les musulmans devinrent des islamistes et tous les islamistes des terroristes potentiels. Partout, au nom de la lutte contre le terrorisme, des lois liberticides furent adoptées. Partout, au nom de la sécurité nationale, les atteintes aux libertés fondamentales se multiplièrent.
Nous, qui crûmes que celui de Berlin était assurément le dernier, vîmes d’autres murs se dresser. À Ceuta et Melilla, au nord du Maroc, le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, en Cisjordanie, des barrières infranchissables furent érigées afin de se protéger, qui des migrants clandestins, qui des Palestiniens. Oubliée la liberté de circulation, il nous fallait désormais parler d’immigration clandestine, sans-papiers, insécurité, identité nationale, centre de rétention, reconduite à la frontière, quota et, à nouveau, douane, visa, check-point.
Nous refusâmes, certains sans états d’âme, le vivre-ensemble. Chaque jour moins collectifs, chaque jour plus « perso », nous contribuâmes de la sorte à empêcher l’émergence d’une réelle communauté vivante universelle. Par facilité, erreur ou méconnaissance, mais aussi par peur et défiance, beaucoup choisirent de demeurer « entre soi », repoussant définitivement l’Autre. Sans gêne ni retenue, ils se jetèrent dans les bras du nationalisme et du communautarisme sous toutes leurs formes, même les plus nauséabondes.
Au temps présent, certains, après avoir hier, au terme d’une longue guerre, tué Dieu le père, s’évertuent désormais à le ressusciter. À travers d’antienne, ils mettent en avant leurs racines chrétiennes. Cependant que d’autres – indéracinables fanatiques – affirment que les préceptes d’Allah sont au-dessus des lois. Les uns et les autres jouissent de l’appui de personnages médiatiques et de certains grands esprits – du moins présentés en tant que tels. Partout, sous toutes les latitudes, des philosophes, des artistes, des scientifiques, des universitaires, des hommes et des femmes d’État ainsi que des religieux mettent leur intelligence au service de la haine, la xénophobie et le rejet catégorique de la différence, qu’elle soit physique, sexuelle, religieuse ou linguistique. Tous clament la supériorité culturelle et civilisationnelle de leur clan. En 2014, si nous ne voulons pas manquer notre rendez-vous avec l’altérité, faisons en sorte de n’entendre plus toutes ces voix qui appellent au repli sur soi.
© Youssef Jebri, janvier 2014.
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