Se battre contre des moulins à paroles...
Comment résister au pathos des Don Quichotte ? Mercredi dernier est sorti en salle le film documentaire Enfants de Don Quichotte (Acte 1), retraçant l’épopée d’Augustin Legrand. Militant associatif et acteur de cinéma, saint Augustin a la foi humaniste chevillée au corps. Ça se voit sur son visage d’apôtre. Chacune de ses interventions médiatiques respire la juste indignation citoyenne, et le généreux « coup de gueule » humaniste. La cause de ce miséricordieux comédien ? La dénonciation de la situation des sans abris. Juste cause ? Faut voir…
- Que celui qui a donné se taise ; que celui qui a reçu parle.
Miguel de Cervantès
On se souvient de l’action des Enfants de Don Quichotte© lors de l’hiver 2006-2007 : l’installation sur les bords du canal Saint-Martin, à Paris, de centaines de tentes Quechua© rouges, à destination des sans-domicile fixe. La fameuse tente 2 seconds©, rendue célèbre pour sa légendaire rapidité d’installation, et son faible encombrement une fois repliée. Il s’agit, en somme, de la tente du campeur moderne. On se souvient donc de ces surréalistes images de camp romain, au carré, avec les tentes alignées au taquet, à perte de vue. On se souvient du canal Saint-Martin, l’un des épicentres du néo-Paris bobo, à la perspective transfigurée par ce happening esthético-caritatif...
La sortie du long métrage Enfants de Don Quichotte (Acte 1), vient confirmer la dimension artistique de l’opération. Certes, l’action d’Augustin Legrand a abouti à un certain nombre de promesses politiques en faveur des sans-abris, ainsi qu’au vote - en 2007 - de la loi Dalo (Droit au logement opposable). Certes, ce long métrage documentaire vient évidemment supporter et prolonger l’action associative des Enfants de Don Quichotte©. Mais il nous est permis de nous interroger sur cette relation nouvelle du combattant associatif à sa propre image. Si les grandes figures de l’humanitaire ont toujours été très visibles dans les médias (on se souviendra de l’omniprésence télévisuelle de l’abbé Pierre, de sœur Emmanuelle, des french doctors de tous poils, de Léon Schwarzenberg, etc. ), cela doit être la première fois qu’une action de telle ampleur s’est presque confondue avec le projet de sa mise en images. Dès le début du mois d’octobre 2006, c’est-à-dire plusieurs semaines avant le début du mouvement des Enfants de Don Quichotte©, un article de La République du Centre[1] évoque la volonté d’Augustin Legrand de tourner un documentaire sur l’exclusion. L’article de Charlotte Robinet rend compte de la visite du comédien à Orléans, à l’occasion de la présentation du film L’Héritage dans lequel il est à l’affiche ; et s’achève sur cette confidence : « Et déjà dans l’esprit d’Augustin, l’idée de réaliser son propre long métrage : un documentaire militant, "façon Michael Moore", sur le thème de l’exclusion... » Inutile de relancer ici la querelle sur la génération spontanée, et la prééminence de l’œuf sur la poule ou et de la poule sur l’œuf... mais il est évident que le projet de mise en images de l’action des Enfants de Don Quichotte© semble s’être imposée dès le début. De fait, seize jours après la publication de cet article Augustin Legrand amorçait le mouvement en s’installant volontairement dans la rue, auprès des plus démunis. Nul doute que ce mouvement associatif aurait vu le jour sans ce désir de documentaire « à la Michael Moore », mais il convient de se poser plusieurs questions : quel est ce nouveau militantisme humanitaire de la « transparence » et de la « mise en scène », qui ne laisse dans l’ombre aucune de ses actions, et livre le moindre de ses gestes à l’œil d’une caméra amie, de témoignage et de « propagande » ? Si l’ancien militantisme humanitaire à la papa s’exposait bien volontiers aux caméras des médias, il n’était pas encore producteur de ses propres images. Voilà que l’action du néo-humanitaire se confond désormais avec l’activité de filmer sa propre démarche. L’action humanitaire est donc devenue une extraordinaire fabrique d’icônes.
Augustin Legrand est l’une de ses icônes du Bien. Partout, dans la presse, il frôle la canonisation. Mathieu Kasovitz, qui est le producteur du film documentaire Enfants de Don Quichotte (Acte 1), résume bien - dans Le Journal du dimanche - le sentiment général qui entoure le sympathique saint Augustin : « (il) marche dans les pas de l’abbé Pierre et de Coluche. Ce qui est beau dans cette histoire, c’est que tout le monde est capable de faire ce qu’il a fait. Mais comme tout le monde se taisait, il a été obligé de se bouger pour nous réveiller. » A mi-chemin entre le religieux et le showman, entre l’abbé Pierre et Coluche, Augustin Legrand fait comme le Christ : il souffre pour nous. Et sa souffrance est partout visible : il souffre de voir souffrir les sans-domicile fixe, il souffre de son impuissance à leur venir en aide rapidement, il souffre de l’ampleur du mouvement, il souffre de l’indifférence de certains décideurs politiques, il souffre même d’être une icône. Il pleure même parfois. Les médias sont conquis par sa belle gueule de mater dolorosa ; Le JDD le décrivant ainsi : « Bloc d’énergie chaleureuse culminant à plus de deux mètres ». Sa souffrance est photogénique. Saint Augustin, entre fragilité et prestance physique d’acteur, est non seulement une icône du Bien, mais aussi une incarnation des plus démunis. Incarnation plutôt improbable de ces sans-domicile fixe brisés par la vie, qui ont dû longtemps se demander ce que cet homme du show-business recherchait en devenant leur porte-parole. Le Journal du dimanche, en mission promotionnelle, répond à la question... Saint Augustin est désintéressé, il ne recherche ni la gloire médiatique ni l’aura d’un activiste du Bien... il a simplement cela dans le sang : « Legrand a tellement bataillé pour les SDF, de réunions ministérielles en tables rondes associatives, qu’il en a oublié son métier de comédien. Faute d’avoir assez travaillé, il a perdu le statut d’intermittent du spectacle. Il n’a plus un sou en poche. » Pauvre parmi les pauvres, il n’est plus possible de s’interroger à haute voix sur la pureté de l’action augustinienne. Augustin rejoint là les plus hautes figures spirituelles du dénuement et du don de soi.
Cette pureté en viendrait presque à nous faire oublier que son action s’inscrit aussi dans une accablante habitude du show-business français de se piquer d’humanitaire. Là où les grandes stars hollywoodiennes se contentent souvent de faire de fracassants dons en millions de dollars à des fondations caritatives chic, les stars françaises ont souvent le désir de montrer leur générosité à l’œuvre. Ces figures de l’indignation et du « coup de gueule », du « C’est pas normal ! », du « Ça peut plus durer comme ça ! », du « J’accuse ! », sont connues, elles viennent souvent du monde du cinéma et de la chanson. On citera pêle-mêle Jacques Higelin, Emmanuelle Béart, Josianne Balasko, etc. Le mouvement des Enfants de Don Quichotte© n’a pas échappé à cette recherche du piment people : on se souvient de ces baroques images de Jean Rochefort sortant d’une Quechua© rouge 2 seconds©, en dénonçant le sort des sans-abris avec tout le pathos dont son génie est capable. Le tout à côté de saint Augustin, au visage transfiguré par l’humanisme, souffrant pour lui. Et souffrant aussi pour la caméra qui le filme. Déformation professionnelle ? Mélange des genres ?
A force de se rêver en Don Quichotte, sympathique chevalier idéaliste à la barbe de trois jours, ne risque-t-on pas de se transformer un jour en moulins à vent ? Ces géants qui brassent de l’air et que l’on voit à des kilomètres...
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