Se réapproprier son cerveau
Je me suis posé la question suivante : lorsqu’on écoute beaucoup et qu’on lit beaucoup, et que cette activité est pour ainsi dire quotidienne, que reste-t-il dans le cerveau, dans la mémoire ?
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Est-ce que finalement, à force de recevoir de l’information, le cerveau ne sature pas ? Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même : trop d’information tue l’information, et finalement, la mémoire ne retient que des bribes, et 95% de l’information que l’on reçoit n’est pas retenue.
Il existe bien sûr une théorie plus psychanalytique que physiologique selon laquelle notre cerveau retiendrait tout, et nous ne maîtriserions pas les processus de restitution. Je pense que cette théorie est une forme de superstition romantique qui aurait tendance à nous faire croire que le cerveau serait un outil de mémorisation extraordinaire, infini, inépuisable et que ce seraient simplement nos problèmes psychologiques, nos blocages mentaux qui nous empêcheraient d’accéder à cette source de savoir infini. Je suis convaincu que ce sont simplement des balivernes. Dès la perception, c’est-à-dire au moment-même où le cerveau capture l’information, s’opère déjà un tri (qui est bien entendu conditionné par les blocages mentaux, mais pas uniquement) car il est absolument impossible d’apprendre par cœur toute une bibliothèque.
Pour se consolider, la mémoire a besoin de rabâchage, de rafraîchissement régulier. On le voit bien, pour apprendre par cœur un texte de théâtre, une poésie, une chanson, il faut répéter et répéter encore. Et puis, si on ne pratique pas, on oublie, car les enchaînements complexes nécessitent une pratique quotidienne.
En fait, l’arrivée de l’informatique et d’Internet dans la vie des gens présente indubitablement des avantages, ne serait-ce que la facilité d’accès à l’information, mais aussi des inconvénients, dont le plus grave, à mon avis, c’est de nous inciter à fournir de moins en moins d’efforts de mémoire.
- Pourquoi faire l’effort d’écrire correctement en français, puisqu’il suffit d’appuyer un bouton pour que le texte se corrige tout seul ?
- Pourquoi faire l’effort de retenir plein de numéros de téléphone, alors qu’il suffit de les mémoriser dans l’appareil ?
- Pourquoi faire l’effort de se souvenir, puisque la mémoire de l’ordinateur est infaillible et instantanée ?
Et je ne parle pas seulement de la mémoire des mots d’un livre, mais aussi de la mémoire de la vie quotidienne : ces gadgets (notepad, logiciel, etc.) qui rappellent un rendez-vous, un concert ou pire, un anniversaire, et qui proposent même d’envoyer un e-mail pour le souhaiter, confinent à l’imbécillité et rendent totalement passif. Si c’est la machine qui souhaite un bon anniversaire, où est la sincérité ? Où est la spontanéité ? Que reste-t-il d’humain dans tout ça ? L’intention ?
L’ordinateur impose à sa manière une forme de dictature : on n’a plus le droit d’oublier.
Alors, de temps en temps, comme on range ses vieux papiers, il est bon de revoir les bêtises et autres fichiers inutiles qu’on accumule sur son disque dur en se disant : Je les garde, on verra ça plus tard, et finalement les années passent et le disque dur se remplit jusqu’à saturation, et on n’a jamais le temps.
La solution ? Il faut nettoyer, jeter, oublier ! L’oubli est une bonne chose... Il faut savoir de temps en temps repartir à zéro (j’allais dire, repartir à neuf), dans le sens de se dépouiller, se débarrasser du poids des choses à ne pas oublier des choses à faire, des se souvenir de et autres dictatures du chronomètre.
C’est facile de le vérifier en relisant des infos vieilles de 10 ans. Elles sont obsolètes, elles ne m’intéressent plus et elles n’intéressent plus personne. Il faut avoir conscience qu’il y a une masse énorme, à mon avis pas loin de 99%, de l’information que notre cerveau reçoit, qui est superflue. Cela crée même de l’interférence, du parasitage. Notre monde est malade de sur-information. Trop d’information tue l’information. A vouloir tout connaître, on finit par ne plus rien savoir.
Il faut donc se réserver rigoureusement des moments de silence, d’inaction, au cours desquels on doit simplement s’adonner à la pensée personnelle : réfléchir sur sa vie, faire le bilan, trier intérieurement, dans le silence et la tranquillité. Attention, pas 5 minutes par ci ou 10 minutes par là, ce serait complètement inutile et peut-être même frustrant. Mais plutôt une journée entière pendant laquelle l’ordinateur est éteint, la radio est éteinte, la télévision débranchée, pas de musique de fond, le téléphone coupé, bref, le silence. Afin de se ressaisir, de se réapproprier son moi, de prendre conscience que malgré le brouhaha du monde extérieur, et au-delà de cette pollution perpétuelle, nous existons en tant qu’individu et nous sommes capables de produire de la pensée sans nous charger du fardeau de la pensée des autres.
Certains argueront que notre pensée ne peut exister sans la pensée des autres. C’est vrai, mais ce n’est pas là que se situe le problème. Ce que je dis, c’est que si on est en permanence inondé par un flux perpétuel d’information, on prend le risque d’être mentalement noyé, asphyxié, et il est salutaire, je dirais même vital, de pouvoir couper ce flot envahissant pour se retrouver avec soi-même.
Ce que je dis est aussi valable pour la production d’un imaginaire intellectuel personnel que pour la création artistique, mais c’est aussi une discipline de vie qui est susceptible de nous préserver, de nous protéger de la folie contemporaine où le $y$tème veut nous conduire.
Être connecté, c’était la révolution d’il y a dix ans (minitel, téléphone portable, Internet, e-mail, chat, blog), mais c’était aussi un piège. La vraie révolution c’est d’être capable, volontairement et avec lucidité, de se déconnecter. Ici et maintenant.
Et de se déconnecter réellement, en fournissant l’effort de se désinféoder à la peur de "rater quelque chose", de "manquer une information". C’est un syndrome très répandu, ça finit par devenir comme une drogue, et il est salutaire de pouvoir se sevrer, se désintoxiquer. Les gens qui passent 15 heures par jour sur Internet sont des malades, autant que sont malades ceux qui passent autant de temps devant la télé ou sur une console de jeu. Leur cerveau ne fonctionne plus, l’ordinateur est devenu une prothèse de leur cerveau, ils sont devenus des handicapés mentaux. Alors, je le dis, réagissez !
Bonne question à se poser tous les matins en se réveillant : suis-je capable de vivre une journée, une journée entière, du matin jusqu’au soir, sans Internet, sans radio, sans télé, sans ordinateur, sans téléphone, sans une des formes de bourrage de crâne inventées par la société de consommation ?
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