Si Proust avait préféré la tête de veau aux madeleines, il n’aurait pas perdu son temps à le rechercher
Apicius, Gargantua, Marco Ferreri, la gastronomie française et les grands restaurants ! La belle affaire à l’époque du MacDo, des fast-foods, de la junk food et de l’alimentation pour se nourrir à bas prix. Le plaisir que certains éprouvent pour la restauration rapide d’origine américaine ne tient pas uniquement d’une inculture culinaire, mais d’un mimétisme social, d’un signe de reconnaissance et de ralliement pour une jeunesse qui s’identifie à un lieu. Le fast-food est indissociable d’une certaine classe sociale, comme le sont la casquette à l’envers et les Nike mal lacés aux pieds. McDonald’s, KFC, Pizza Hut ou Burger King sont devenus la taverne des Marlowe au petit pied s’exprimant entre eux par borborygmes et onomatopées. Alors, ne leur demandez pas en plus d’être gastronomes. La misère sociale ne s’évalue pas uniquement par le pouvoir d’achat, elle est faite avant tout d’inculture et de médiocrité. Les amateurs de burgers et de pizzas de bas de gamme, continueront à apprécier ces saloperies le jour où ils deviendront riches si jamais ils y parviennent, leurs papilles ayant été conditionnées dès le plus jeune âge à une nourriture au rabais. Pour les moins démunis, faciles gogos de la télévision et de la publicité, l’éducation du goût de nos jours remplace hélas la gastronomie par une religion du bio. Cela garnit les assiettes en produits en trompe l’œil pas forcément meilleurs, mais ce label est devenu un blanc-seing pour de nombreux consommateurs crédules. L’imitation, le conformisme dirigent les choix de la majorité des humains. Si cela est évident pour la mode, les lieux branchés, la musique ou les spectacles, les choix alimentaires et les manières de table sont eux aussi guidés par le même mimétisme. Nous venons de parler du lien entre fast-food et banlieues, mais il serait injuste et partial de ne pas pointer l’engouement pour la pâte à tartiner Nutella chez les enfants de toute classe sociale sous l’impact agressif de la publicité et des discussions de cour de récréation. La fixation quasi compulsive des Chinois de Paris pour le Mouton-Cadet et le cognac Rémy Martin, ou la commande systématique de poulet rôti par les prostituées de l’Est africain qu’elles soient dans un boui-boui sordide ou un grand restaurant relèvent également de l’imitation par assimilation comportementale au contact du groupe. Chacun a tendance à rester dans des habitudes alimentaires dictées par l’appartenance à une communauté sociale ou ethnique ainsi qu’à un conditionnement acquis dès l’enfance. En dehors des limites financières qui empêchent l’accès des plus pauvres aux produits les plus chers, les usages et automatismes acquis dans la jeunesse au sein de son environnement familial perdurent. Ainsi, si tout le monde mangent des tomates en salade, en sauce, en concentré, prolétaires et émigrés, en dehors des Andalous, ne s’aventureront par contre jamais dans le gaspacho, parce que la soupe, ça se prend traditionnellement chaud. Il en est de même pour les œufs en meurette, apanage de gastronomes avertis d’une classe sociale aisée, alors que quasiment tout le monde consomme des omelettes ou des œufs durs.
Notons le paradoxe du sucre. Le sucre est un élément calorique indispensable à la nutrition, qui s’il n’est pas véritablement féminin, traduit pour le moins la dévirilisation quand il est consommé avec excès. Un bagarreur ne se bourre pas de loukoums et de choux à la crème. Si sans préciser pour qui, un couple demande en fin de repas un seul dessert et un café, le serveur placera systématiquement le café devant l’homme, la femme étant supposée affectionner les sucreries. Un homme qui aime le sucre se taille bien souvent une réputation d’homosexuel ou d’impuissant qui vit encore chez sa mère. Il en est de même avec les tisanes et les infusions ; quel est le guerrier, l’acteur de porno, le motard ou le cascadeur qui oserait une verveine ou une camomille devant témoin ? Et cela commence jeune, le petit gros à lunettes qui s’empiffre de tartines et de chocolat, tel l’Alceste du petit Nicolas est moqué par les autres gamins et au lieu de se battre, on l’imagine retournant pleurer dans les jupes de sa mère. L’homme « le vrai », prend son café sans sucre, dévore de la viande rouge et avale du piment sans sourcilier, il réserve avec une certaine condescendance les desserts aux femmes et aux enfants. L’expression, un peu ancienne et vieillie, faire sa sucrée, ne peut s’appliquer qu’à une femme ou à un efféminé et les individus que l’on dit mielleux n’en ont traditionnellement pas dans le pantalon. Le sucre n’est définitivement pas un aliment viril. Le sucre a eu il y a une trentaine d’années son engagement politique. Le sucre blanc, quand il est en morceaux, fut traité un temps de sucre de droite réservé à une bourgeoisie conservatrice et réactionnaire, alors que le sucre brun ou roux devint le sucre de gauche par élection lors de la brève épopée post-soixante-huitarde si bien décrite par Claire Bretécher. Le sucre en poudre, par contre ne révèle aucun engagement politique à moins qu’il ne soit purement centriste surtout quand il est raffiné. Dans le même ordre d’idée, lorsque Jacques Chirac fait l’éloge de la tête de veau, il est mis au rang des bons vivants attachés aux valeurs du terroir et aux amitiés viriles. Par contre quand lors d’une interview Laurent Fabius confesse son goût prononcé pour les carottes râpées, il se couvre de ridicule, comparable à une femmelette au régime. En une seule recette, on passe diamétralement de Rabelais à Proust !
La consommation de sushis sur le corps de femmes nues, mode japonaise mondialisée très récemment jusqu’à l’Afrique du Sud ne peut en aucun cas être regardée comme une pratique particulièrement virile. Il s’agit, en fin de compte qu’un épiphénomène criard dans un monde majoritairement normatif, un plaisir de m’as-tu-vu et finalement peu imaginatif. L’orgie romaine et les bacchanales réactualisées au goût du jour tentent à recréer un lien entre l’alimentation et la sexualité, mais n’y arrivent que d’une manière plutôt gauche et stéréotypée. Le monde contemporain est loin d’égaler les agapes les Romains avec leurs plats d’ortolans et de vulves de truie farcie qui régalèrent Apicius, les convives de Satiricon ainsi qu’Antoine et Cléopâtre.
Hélas, les écologistes ont transformé l’alimentation en religion, rejoints et souvent débordés par de nombreux escrocs, nutritionnistes, naturopathes et gourous qui gravitent dans cette mouvance qui peut rapporter gros et qui sont loin de la pureté idéologique de certains écolos qui au moins sont sincères. Tous ceux qui ne partagent pas avec eux leur credo sont des kéfirs, des infidèles dangereux, qu’il faut combattre, voire éliminer et éradiquer. Dans cette catégorie d’individus dangereux se retrouvent pêle-mêle les grands distributeurs, les industriels de l’agroalimentaire, les paysans utilisant des engrais et des pesticides et au sommet de la pyramide les producteurs d’OGM, leur grand Satan. Ces fanatiques ont développé un culte avec ses rites, son dogme et son vocabulaire religieux. Ils traquent dans leurs propres rangs les hérétiques et les courants déviationnistes comme Savonarole pourchassait autrefois les relapses, renégats et apostats. Les multiples chapelles du manger sainement se frappent mutuellement d’anathèmes et se menacent d’excommunication. Les écologistes ont eux aussi leurs interdits alimentaires et ils sont encore plus stricts que ceux des juifs orthodoxes, des musulmans ou des hindous. Manger sainement, c'est-à-dire bio, est une nécessité qui si elle ne s’impose pas d’elle-même doit être décidée par la loi. C’est une contrainte qui se veut individuelle, mais qui en fin de compte doit arriver au collectif. Les régimes, des plus simples aux plus farfelus pour y parvenir, sont autant d’exercices pour renforcer la foi au quotidien. Cette façon de s’alimenter est à la fois un travail sur soi, pour ne pas dire une ascèse et un prosélytisme pour convaincre les autres de l’urgence de la sécurité alimentaire et de l’abandon des pratiques nocives. Le plaisir de la table est ravalé au plus bas, l’essentiel n’est pas le goût d’un plat, sa présentation ou la manière de cuisiner, mais son coût carbone, la traçabilité de chaque ingrédient et le versant équitable de la rémunération du producteur. Manger sainement n’est pas un gage de bonheur ; éprouver du plaisir lorsque l’on consomme un aliment se situe à un autre niveau que celui d’abaques, de courbes et de pesée d’aliments. A force de quantifier le goût, il perd de sa saveur.
De nouveaux interdits alimentaires tendent à se répandre dans les sociétés modernes sans la nécessité d’un support religieux. D’abord, les défenseurs des animaux s’attaquent aux « pratiques cruelles » comme la chasse, (donc suppriment le gibier des menus), l’abattage rituel qu’il soit casher ou hallal et le gavage des oies. Ensuite, les tenants du principe de précaution s’en prennent aux fromages au lait cru, veulent éradiquer tout risque de contamination bactérienne et diverses pollutions chimiques. Si des organismes comme « Que choisir » ou « 60 millions de consommateurs » ont leur utilité pour protéger l’acheteur de produits alimentaires de la rapacité et de l’inconscience de certains producteurs sans scrupules, le principe de précaution appliqué à l’extrême débouche sur des interdits délirants empêchant toute gastronomie traditionnelle. On se souvient de la maladie de la vache folle qui a quasiment fait disparaître les triperies, on peut facilement imaginer dans quelques années la suppression du steak tartare du menu des restaurants ainsi que des époisses et des livarots des chariots de fromages au nom du même principe. Tout devra alors être stérilisé avant consommation. Les sushis si prisés seront à leur tour mis un l’index le jour où une importante intoxication alimentaire se sera révélée par voie de presse. Les lois sur la sécurité alimentaire sont utiles pour protéger les consommateurs, mais la peur de la moindre trace d’un produit toxique peut très bien voir disparaître certaines productions ou manières d’accommoder les aliments. S’il faut être vigilant concernant l’hygiène dans la restauration et l’industrie alimentaire et éviter ainsi salmonellose, listériose et autre contamination par des colibacilles, il faut garder à l’esprit que comparée au Moyen-âge et jusqu’au XIXème siècle, l’alimentation n’a jamais été aussi saine que de nos jours, en particulier au niveau de la conservation des aliments. Ce ne sont pas quelques intoxications spectaculaires montées en épingle par les médias qui inverseront la tendance.
Le désir de manger sainement peut très bien tuer la gastronomie. Le plaisir de cuisiner, de voir frémir le beurre dans la poêle, de sentir l’odeur de l’ail et des oignions en train de roussir, de parer amoureusement sa viande avant de commencer un goulasch ou un bourguignon est détruit dès que l’écolo pense aux méthodes d’exploitation du gaz de ville, à la consommation d’énergie induite par la cuisson, aux déperditions d’énergie et à ses répercussions sur le réchauffement climatique. C’est encore pire quand arrive à son esprit l’effroyable conséquence sur la santé des acides gras insaturés après cuisson, de la présence de colorant souvent inoffensif dans un produit alimentaire et de l’intolérable problème du recyclage des emballages quand ils ne sont pas biodégradables. Il suffit qu’un colorant alimentaire se soit montré toxique pour le rat albinos dans un laboratoire de Nouvelle-Zélande à des doses qui auraient abattu un mammouth, pour que soudain l’humanité doive se sentir menacée d’éradication. En poussant à l’extrême le raisonnement, on en arrive à ce que la seule démarche responsable, salutaire car il en va du salut de l’âme et de la planète, serait de ne manger que des crudités issues de légumes que l’on aurait cultivés soi-même sans insecticides, pesticides ni engrais organophosphorés. La nature étant menacée par le méthane, on renoncera évidement à la viande bovine (cela dit, plus de bovins, plus de fromage). Idem pour le poisson, car les océans se vident dangereusement. Tout transport de denrées nécessitant une consommation d’énergie fossile ou nucléaire doit être bannie, il n’est donc acceptable que d’aller chercher à vélo ou en tricycle ses produits alimentaires chez le producteur à la force du mollet.
Une autre catégorie de gredins sans foi ni loi, bien pire que les écologistes concernant les plaisirs de la table, est celle des nutritionnistes, pseudo-diététiciens et écrivains télévisuels qui se font leur beurre non allégé sur le dos de crédules consommateurs en surcharge pondérale ou d’anxieux qui n’acceptent pas le vieillissement inéluctable de la peau, des artères et des organes. Tous les régimes miracles sont des attrape-gogos vantés par ces imprécateurs. D’ailleurs, ils se contredisent les uns les autres, seul l’ail faisant consensus autour de lui pour ses effets salutaires. Remarquons que malgré ses qualités protectrices, l’ail n’empêche pas d’être assassiné ; Henri IV, sinon aurait atteint l’âge de Mathusalem. Pour maigrir, il n’y a pas de secret, il faut manger moins, moins sucré, moins salé et moins gras. Le seul problème est d’avoir un apport suffisant en calories, en vitamines et en oligo-éléments. Personne n’était gras en camp de concentration, il n’est qu’à regarder les photos, mais victimes de carences en plus de la dénutrition. Et puis, tout individu a le droit de se bâfrer de couscous, de garbure, de choucroute et de potée à condition d’être informé du risque qu’il court en se goinfrant à l’excès. Le libre-arbitre et la responsabilité est de savoir prendre des risques et d’en accepter les conséquences qui peuvent être la ruine dans le cas d’Apicius, mais plus communément le diabète et les maladies cardiovasculaires. Les nutritionnistes et les diététiciens ne devraient avoir droit de cité que dans les hôpitaux et tout particulièrement dans les services d’endocrino-diabétologie et en pédiatrie spécialisée dans les maladies carentielles et génétiques. Pour les autres malades, un généraliste à l’écoute de ses patients mais cependant ferme et autoritaire suffit. Quant aux gens en bonne santé, tout est question de bon sens et de choix. Quand on mange trop gras, trop sucré et en trop grande quantité, on grossit. C’est aussi simple que cela ! Pas besoin d’en écrire trois tomes.
Mais, concernant la gastronomie, qu’elle soit à domicile ou chez un chef étoilé, on ne peut faire l’impasse sur le frein financier. Les très bonnes choses ont un prix, que ne peuvent assumer les bourses les plus modestes. La gastronomie fait intervenir des produits de qualité, des ustensiles, des temps de préparation et de cuisson qui ne sont pas à la portée de tous. De plus, le goût s’éduque et si les paysans de jadis mangeaient de bons plats certes sans fioritures, on oublie de signaler que les plus pauvres, les journaliers, les ouvriers agricoles ne partageaient pas toujours la table des maîtres. Ils se contentaient de la portion congrue faite de pommes de terre, de pain noir et de bas morceaux. Bien manger a toujours été l’apanage des riches, ou du moins des moins pauvres. Mais l’inculture et l’acculturation d’une grande partie de la population fait que la nourriture est devenue pour beaucoup une préoccupation de second plan pour ne pas dire subalterne. La part de l’alimentaire a diminué de moitié en cinquante ans dans le budget des ménages. La viande charolaise, le poisson frais et les légumes ne peuvent résister longtemps à l’abonnement téléphonique, à l’écran plat et aux vacances à crédit. L’insoutenable crédit revolving ne sert pas à acheter de la nourriture, pour cela on a inventé les Restos du Cœur et le Secours Populaire, non il est utilisé pour l’acquisition de gadgets inutiles, vantés par la publicité.
A l’autre extrémité, se faire péter la sous-ventrière est une fin en soi pour certains adeptes de la gastronomie à outrance. Le plaisir de se mettre à table est aussi celui de partager, de se réunir pour manger de bonnes choses, boire de bons vins et surtout parler entre amis. Les repas solennels ont une dimension un peu froide et guindée, mais dès que les conventions sont sinon abolies, du moins réduites à de la bienséance, alors les langues se délient quelque soit la culture, surtout si le vin est servi sans parcimonie. La Troisième République s’est faite et défaite à la suite de banquets organisés par les leaders politiques, les propos de tables et les intrigues ont créé et résolu des crises qui seraient restées des querelles byzantines à l’Assemblée Nationale. Le vin aidant, les langues se déliaient et les promesses faites durant les libations étaient prises comme des engagements. Mais entre particuliers, la dimension conviviale fait que les propos de table assaisonnent autant les conversations que la vinaigrette la salade. Quelque soit le milieu professionnel ou social le partage du vin et de la nourriture peut être un échec ou une réussite selon la qualité de ceux-ci et des convives qui sont attablés. Un repas raté sera celui où l’on aura mangé de mauvais plats et bu de méchants vins, mais aussi où rien d’intéressant n’aura été dit. La fadeur des propos ayant quelquefois d’égal que celle des mets, certains diners tournent à la catastrophe, mais d’autres atteignent le sublime. Cela est toujours possible de nos jours, pas besoin d’en revenir aux œufs en neige d’antan, il suffit d’un peu d’amour de la cuisine et de savoir choisir ses amis.
La gloutonnerie en revanche débouche sur d’indéniables conséquences médicales sur la santé comme l’obésité, le diabète et les maladies cardiovasculaires, mais le plaisir du fastfood bien que non culinaire mais social (jeunesse, classes défavorisées, mimétisme, impact de la publicité) entraîne aussi les mêmes conséquences sanitaires. L’obésité est bien plus le résultat d’erreurs nutritionnelles que le fait de la pauvreté. Les individus en surcharge pondérale viennent des classes défavorisées dans les pays riches, alors qu’ils se retrouvent parmi les plus aisés dans les pays du Tiers-monde. Il faut enfin avoir à l’esprit la relativité du plaisir, la lassitude qui s’installe par la répétition et le pouvoir de l’illusion dans la quête du bonheur. Le vieux gastronome qui soudain perd son acuité papillaire en arrive en fin de parcours culinaire par devenir blasé de tout, car il n’arrive plus à retrouver les saveurs du passé.
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