Sid Ali Sekhri, libraire algérien.
Sid Ali Sekhri est un libraire atypique. Vingt cinq ans dans le monde du livre, dont dix passé dans une librairie. Son commerce, ouvert depuis deux ans à Alger a un nom évocateur, « mille-feuilles ». Au lieu de pâtisseries, le vice-président de l’association des libraires vend des livres parfois piquants. De quoi faire frétiller les papilles littéraires. Le hasard a voulu que le local de ce militant de gauche soit situé juste en face d’une des mosquées les plus radicales de la période du FIS.
C’est au 26 de la rue Khelifa Boukhalfa que Sid-Ali a ouvert son enseigne. Grouillante, bruyante et poussiéreuse, cette artère populaire du centre-ville d’Alger est avant tout dédiée au négoce. Il vaut mieux ne pas se fier aux apparences, la littérature y a également sa place. La rue algéroise déroule toutes sortes de paradoxes, ici le voile peut libérer la femme et personne ne s’étonne plus de voir une jeune fille avec un fichu porter un pantalon moulant et un petit décolleté en strass.
Des paradoxes on en trouve aussi dans la libraire mille feuilles, un petit local qui affiche clairement son identité. À l’entrée, une femme BCBG conseille des livres pointus à un client pendant que son collègue qui porte les années de militantisme jusqu’au bout des moustaches se charge de l’accueil avec un regard d’acier. « Une interview ? D’accord mais pour quel journal ? ». La mine renfrognée ce dernier demande de le suivre dans l’arrière-salle où se dresse le patron en personne.
Le sourire complice et la poignée chaleureuse, Sid-Ali Sekhri, la cinquantaine, dégage un faux air étudiant. Le chèche bleu azur autour du cou, le jean et la chemise à carreaux y sont sans doute pour quelque chose. À cela il faut ajouter un humour jovial et une facilité de parole qui font l’économie des présentations d’usage. L’interview peut commencer.
Pourquoi avoir choisi ce métier ?
J’ai l’impression de ne pas avoir rompu avec mes études de Psychologie. Le psychologue c’est celui qui écoute, qui parle peu mais à qui il arrive aussi d’orienter. Ce métier est en quelque sorte un prolongement de ma formation universitaire. Je l’exerce parce que l’on est à l’écoute des gens. À travers les choix de tel ou tel livre on peut deviner les tendances de la société algérienne. Je dis toujours que c’est un poste d’observation sociologique extraordinaire. Pour exemple, je peux dire que les grands lecteurs de ce pays sont les femmes. (65 % des étudiants sont des femmes). Dans bien des secteurs elles sont majoritaires.
Peut-on être de droite et engagé culturellement ?
Sartre disait « être de gauche c’est penser contre soi-même ». La droite c’est l’état naturel de l’homme. Je vais être excessif mais la gauche permet de sortir de l’animalité. Schématiquement la gauche c’est la culture et la droite c’est la nature. Contrairement aux années 60-70 les gens peuvent afficher des positions de droite, on peut trouver des passerelles. Il ne faut pas confondre l’Algérie et la France, il y a des milieux qui sont sur le plan économique de droite et peuvent défendre des valeurs de gauche. Les clivages en Algérie sont entre le progrès et l’archaïsme.
Votre librairie affiche son identité ?
Toutes les librairies ont une identité même celles qui ne l’affichent pas. La librairie Mille-feuilles affiche la sienne. Selon mes clients ce qui a d’original c’est la cohabitation avec la Mosquée en face. À l’ouverture on m’a mis en garde : « Ce que vous faites est suicidaire, l’Algérie n’a pas encore pu dépasser ce traumatisme et vous vous installez en face d’une mosquée considérée comme l’une des plus radicales ? ». Cette mosquée qui était jadis une Eglise servait de salle de réunion aux plus radicaux des gens du FIS. Moi, je ne suis pas suicidaire mais, il faut récupérer certains espaces. Tout en ayant la peur au ventre, le matin lorsque je venais ouvrir la librairie j’avais toujours les réflexes de quelqu’un de menacé.
Depuis maintenant deux ans nous nous sommes imposés dans le quartier, les riverains sont très contents et nous avons même donné des idées à d’autres, il y a actuellement sept librairies dans le quartier.
Il faut oser ! Nous avons laissé le champ libre aux islamistes, il faut récupérer les espaces. On s’installe sans les agresser, les femmes viennent régulièrement, je leur dis souvent, vous pouvez fumer, mais évitez de le faire ouvertement. Nous avons même des clients qui viennent de la Mosquée, ils partent du principe que je suis libraire. Je leur vends essentiellement des livres religieux. Ils sont étonnés de découvrir autre chose, nous devons faire l’effort d’aller vers eux tout en étant lucide que si ces gens-là reprennent le pouvoir ils n’hésiteront pas à nous zigouiller.
Je n’ai pas la prétention d’être à l’avant-garde de quoi que ce soit, je suis revenu de cela. Je pense avant tout aux gens de mon quartier, si j’arrive y rayonner c’est déjà énorme.
Vous êtes également actif sur plan associatif ?
Je suis également vice-président du syndicat des libraires, quand on a une notoriété ou certaines activités on peut attirer l’attention de beaucoup de clients institutionnels. Nous avons donc créé cette association des libraires algériens (ASLIA) pour faire la promotion de ce métier fabuleux. Il fonctionne dans un environnement qui risque de créer les conditions de sa disparition, c’est pour cette raison que des librairies ont fermé. J’aurais pu faire une activité plus lucrative mais j’aurais été très malheureux.
Cette association forme des libraires essentiellement en France et en Algérie sans la participation des pouvoirs publics. Ce sont des initiatives personnelles avec le CCF et l’association des libraires francophones. Nous avons même poussé le ministère à adhérer à ce type de démarche mais ça reste très timide.
En fonction de l’identité de la librairie il existe un certain type de clientèle. J’ai récupéré 80 % des fidèles de la libraire El-Ghazali, où je travaillais jadis, essentiellement universitaire (profs et étudiants), artistes, intellectuels et institutions (ministères et ambassades).
titres que les pouvoirs publics et la presse officielle dénigrent sans cesse, Benchicou et Sansal en font partie. La laïcité ne peut que déranger. Un ouvrage qui fait la critique de la religion de manière très scientifique peut-être vendu. En revanche il y a des livres que je refuse de vendre, sans tomber dans la censure, j’ai une responsabilité morale, sociale et même politique. Les ouvrages qui font l’apologie du djihad, de la violence de l’antisémitisme, il n’est pas question de les vendre, en tout cas pas dans ma librairie.
J’ai reçu deux ou trois ouvrages, dont Les Protocoles des Sages de Sion publié par un éditeur algérien en langue arabe, j’en ai pris trois exemplaires pour mes amis et moi-même. Je ne le vends pas au public car un jeune pourrait le lire sans esprit critique et le prendre pour argent comptant. J’ai également refusé les quantités proposées pour l’édition libanaise de Mein Kampf, je n’en ai pris que quelques exemplaires pour des amis qui auraient voulu le lire. Le libraire par définition n’est pas quelqu’un qui cherche la rentabilité immédiate, il a une mission. D’autres libraires tiendront un discours différent en partant du principe qu’il n’y a pas de distinction entre un livre subversif et un autre.
Pour Roger Garaudy, j’ai un point de vue un peu nuancé, même si certains disent de lui qu’il est antisémite et que dans le même temps il a changé de camp idéologique. Il était chrétien puis communiste et maintenant musulman et peut-être que demain il sera bouddhiste. Cela ne m’a pas empêché de le lire avec beaucoup de plaisir, j’ai appris beaucoup de choses sur l’histoire des religions et des sociétés, mais dire de lui qu’il est antisémite, je ne suis pas d’accord.
Est-il alors révisionniste ? Alors qu’est ce qu’être révisionniste ? Révisionnisme, ça veut dire quoi, j’aimerais bien qu’on me l’explique ? Dire que les fours crématoires n’ont jamais existé c’est du révisionnisme pur. J’ai pris la peine de le lire et il ne dit jamais ça, il conteste seulement les chiffres avancés.
Faites-vous des ventes dédicaces ?
On organise des ventes dédicaces chaque jeudi et des débats quand cela est nécessaire. J’utilise des salles que des collègues me prêtent. Une cinquantaine d’auteurs algériens, essentiellement d’expression française, se sont succédé.
Je vais être honnête avec vous jusqu’au bout. Un éditeur m’a proposé le livre d’Abdenour Ali Yahia (président d’honneur de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme) que j’ai vendu. Deux semaines plus tard ce même éditeur est venu me voir pour demander une vente dédicace avec l’auteur, refus catégorique de ma part. L’éditeur a tout de suite crié à la censure alors que son livre était vendu dans ma librairie. La vente dédicace c’est avant tout un coup de cœur, c’est un engagement personnel, l’auteur est mon invité, le livre qu’il va signer m’engage personnellement, les autres livres ne m’engagent pas, je suis obligé de les vendre parce qu’il y a une demande du public.
La promotion d’un livre relève du privé, un ouvrage qui me touche vraiment fera l’objet d’une dédicace. En revanche il peut y avoir un livre excellent mais qui me paraît erroné sur le plan politique, je refuse d’en faire la promotion. La censure serait de refuser de le vendre.
J’ai dit à l’éditeur qu’Abdenour Alia Yahia faisait l’apologie du FIS et présentait Ali Belhadj comme la chance historique de l’Algérie. Il tape sur les démocrates de façon malhonnête et consacre quatre lignes à l’écrivain Tahar Djaout en jetant un doute sur les commanditaires de son assassinat, sous-entendant que c’est l’Etat. On sait parfaitement qui a tué Tahar Djaout, ce sont les islamistes.
Les gens qui m’ont acheté des livres il y a quelques années reviennent maintenant pour me les revendre. On revient donc au poste d’observation sociologique. La classe moyenne a pratiquement disparu et les gens qui ont cette passion de la lecture n’ont plus les moyens d’acheter. J’ai discuté avec un sociologue à ce sujet, l’État, même s’il doit nous contrôler, doit venir en librairie pour constater qu’un tsunami se prépare. Si la classe moyenne est touchée, ne parlons même pas des masses populaires.
Le livre est très cher en Algérie par rapport au pouvoir d’achat. À une certaine époque l’État subventionnait le livre mais de manière maladroite. Sur chaque livre produit l’État subventionnait à hauteur de 25%, cela quel que soit le livre. Il serait plus judicieux d’aider le lecteur plutôt que l’éditeur. Certains ouvrages, comme la poésie qui faute de grand public a du mal à exister, doivent être aidés quitte à la faire à perte. Les éditeurs font vite leur calcul, un livre de poésie est ruineux, il n’est donc pas rentable. L’État peut intervenir en prenant en charge le coût du papier.
En France, l’État et les régions aident les éditeurs à travers les commandes de bibliothèques publiques. C’est une façon d’aider le lecteur et l’éditeur.
La production nationale par rapport à la demande du public répond à peine à 15-20 % au maximum. Le reste c’est de l’importation, pour l’essentiel de France et pour la langue arabe du Liban et d’Egypte.
80% de mon chiffre d’affaires vient de l’importation et vous allez retrouver ce chiffre chez la plupart des libraires d’Algérie.
La réalité est là, l’édition algérienne se développe mais cela reste encore timide. S’il n’y avait pas d’importation, je serais embêté. Ce n’est pas uniquement pour la qualité des ouvrages, c’est aussi la quantité. L’importation va durer encore des décennies.
Le libraire n’a pas un accès direct au marché international du livre, je ne peux pas importer directement, la loi me l’interdit. Pour acheter des livres chez Gallimard, Hachette ou un autre je suis obligé de passer par un importateur. Pour le faire directement il faudrait créer une boite d’importation. C’est un autre métier.
On se bat actuellement avec le ministère de la culture pour qu’un libraire puisse importer directement sans avoir à créer une boite d’importation. En tant que libraire je n’ai pas besoin d’un autre registre de commerce, connaissant le marché mieux que quiconque, je peux même commander un ouvrage à l’unité, pour le grand public, je sais aussi ce qu’il faut. Au Maroc et en Tunisie cela existe pourquoi pas chez nous ?
Il y a un mélange des genres qui est nuisible, un éditeur n’est ni un libraire, ni un imprimeur et l’importateur n’est pas libraire.
La culture, parent pauvre ? C’est un pléonasme.
Pour beaucoup le libraire est un idéaliste qui perd son temps, il faut lutter contre ces mentalités. Ici la culture est vécue comme un élément perturbateur.
J’utilise souvent cette formule pour désigner le ministère de la culture, même si je l’ai nuancée avec le temps. Nous, syndicats des libraires et des éditeurs avons monté un grand nombre de dossiers pour proposer des solutions et les avons transmis au ministère. Un jour un journaliste m’a demandé comment on pouvait définir le ministère de la culture par rapport à nos préoccupations. Je lui ai répondu c’est le triangle des Bermudes, on donne des dossiers et ils disparaissent !
Je peux parler d’un livre qui m’a vraiment marqué et j’irai même jusqu’à dire qu’il m’a façonné, c’est Silbermann de Jacques de Lacretelle. J’étais au lycée lorsque je l’ai découvert. Je l’ai lu dix fois et à chaque fois que l’occasion m’en ai donnée je le cite. Lire ce livre, ça vous laisse définitivement ouvert au monde. Je l’ai donné à lire à mes enfants mais ils n’ont pas réagi comme moi pour l’instant.
Pour cette année, je recommande toujours les ouvrages de Yasmina Khadra, c’est très bien écrit. La nouvelle de sa nomination au poste de directeur du Centre Culturel algérien à Paris a suscité beaucoup d’interrogations.
Lorsque Yasmina Khadra a accepté j’ai applaudi, maintenant s’il voit qu’il y a trop de contraintes et si on essaye de lui arracher sa liberté, il claquera la porte. Le pouvoir ne l’a pas fait en reconnaissance de sa culture ou de son talent d’écrivain, il veut l’utiliser c’est évident.
Mais si l’on passe notre temps à jouer les vierges effarouchées on ne peut pas avancer. Il a accepté, j’en suis heureux, maintenant si c’est au détriment de sa créativité on perdra un grand écrivain, ce serait triste. On verra bien. Si on peut gagner un homme qui fera beaucoup de bien à la culture et permettra l’expression de toutes les sensibilités, je suis pour.
Comment expliquez-vous la montée de l’islamisme ?
Les démocrates sont numériquement faibles et le principe de réalité doit l’emporter sur tout le reste. Si cela dépendait de moi je transformerai les choses d’un simple regard mais comme ce n’est pas le cas je dois utiliser la pâte qui existe, la modeler à ma façon et ne pas céder sur l’essentiel. Il n’est pas question de cohabiter avec les islamistes mais nous devons essayer de dialoguer avec les gens qui sont entre les deux. Quand on vit ici on doit regarder les choses en face, de loin on peut toujours théoriser à l’infini, estimer les forces en présence et faire des analyses très poussées. Si tous les jours tu vois des milliers de gens dormir dans la rue et la misère se propager tu te dis qu’il faut d’autres approches du problème.
Un livre au titre éloquent, « Pourquoi les pauvres votent à droite » de Thomas Frank, publié aux Etats-Unis et traduit en France, a pour moi une résonance particulière en Algérie et dans d’autres pays. Nous partons du principe qu’un ouvrier vu ses intérêts de classe ne peut voter que pour la gauche. Aux Etats-Unis et ailleurs ils votent à droite, pourquoi ? Parce que l’on a négligé l’aspect humain. Le populisme libéral ou religieux se nourrit du dédain et de la frustration que l’on fait subir au peuple. Ici nous sommes dans le même schéma, cela peut paraître incompréhensible car l’irrationnel nous échappe souvent.
Je suis le roi de mon royaume mais lorsque je sors de la librairie, je sais que je suis en minorité, c’est un sentiment désagréable. Cela ne veut pas dire que la partie est perdue. Ce qui me rassure c’est que je suis du côté de la culture, de l’intelligence mais malheureusement en face il y a de l’irrationnel et ce n’est pas évident de lutter contre. Nous sommes obligés de faire des concessions, attention, pas des concessions majeures.
Je vais vous avouer une chose, l’un de mes frères qui n’a jamais fréquenté la mosquée qui était bon vivant et avait beaucoup de succès auprès de la gente féminine, on l’appelait James Dean. Il a basculé dans l’intégrisme. En 1996, j’ai appris que mon frère était dans un groupe terroriste, au climat de France…je n’ai pas lu ça dans la presse, je n’ai pas lu ça dans un roman ! Ce n’est pas l’histoire d’un voisin…c’est mon frère !
Je n’aurai jamais pu penser qu’un membre de ma famille puisse basculer dans l’islamisme. Ce frangin n’a pas fait d’études et dans la structure familiale où l’on écoutait beaucoup notamment mon deuxième frère universitaire, lui, on l’ignorait, il n’avait pas voix au chapitre, cette occasion unique de devenir quelqu’un a été gâchée. Aujourd’hui, sorti de prison, et du fait qu’il se soit engagé du côté des terroristes, lui a permis d’acquérir une certaine respectabilité, il s’est même donné un statut. La frustration sociale et psychologique a engendré des terroristes. Cela m’a permis de voir une autre Algérie, plus réaliste.
Il y a eu un traumatisme, du sang a coulé. Dans une même famille on pouvait avoir un terroriste et un démocrate, tout le monde a été touché par cette histoire. C’est terrible de le dire mais ce traumatisme a d’une certaine façon, était bénéfique car l’histoire ne se réécrira pas de la même façon.
La conjoncture internationale a aussi changé, l’occident par pragmatisme, était convaincu que l’avenir du pays était dans l’islamisme. C’est d’un cynisme absolu. Maintenant ils ont été échaudés, ils n’iront pas jusqu’à favoriser ce fondamentalisme. Nous les verrons, ces tenants du radicalisme, se modérer dans l’expression, mais sûrement pas dans l’objectif.
Il ne faut pas se leurrer, je ne crois pas à l’islamisme modéré, il y a une formule qui résume bien la chose : la prostituée qui change de trottoir, ne change pas de métier.
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