- Squat ?!
- Encore un mot à consonance barbare !
- Vous ne croyez pas si bien dire, cher confrère. Ce genre de bizarreries pullule. Et bien qu’elles paraissent familières, leurs origines sont bel et bien étrangères.
- Etrangères, certes, mais profondément ancrées dans le langage courant !
- Au même titre que des milliers d’autres vocables tout aussi grotesques les uns que les autres.
- Et qui souvent – incognito – se glissent discrètement dans les aléas et les replis de notre bonne et vieille langue française !
- Ca, cher confrère, je ne vous le fait pas dire !
Voici ce que chuchoteraient bassement, croulant sur leur chaires hautaines, les dociles et complices agents de l’Académie Française. Ceci dit, l’écrasante majorité d’entre nous n’ayant jamais mis les pieds dans un de ces endroits aux accents péjoratifs, permettez-moi de continuer à tourner quelque peu autour du pot ou plutôt devrais-je écrire, autour du bâtiment convoité de par son abandon. Car si ce dernier m’interpelle tout autant que la serveuse qui trimballe sans aucune gêne sa souriante silhouette à travers mon champs de vision (alors que j’écris ces lignes) je dois vous avouer que le film que j’ai eu le plaisir de visionner au Cercle Victor Hugo dernièrement m’a pour le moins remué. Je fais référence – vous l’aurez sans doute deviné - au long-métrage que Christophe Coello a tourné à Barcelone et qu’il a habilement intitulé Squat, la ville est à nous !
C’est donc fort de cette expérience cinématographique que j’ai finalement décidé – tant est que l’on puisse avoir la prétention de pouvoir décider de quoi que ce soit qui touche à l’art littéraire – d’aligner, ou plus précisément d’expulser ce trop plein d’émotion subversive.
Le décor étant à présent planté, je vais pouvoir m’accomplir et vous décrire une des scènes les plus caractéristique de ce reportage. Mais avant de vous faire partager cette séquence, je me dois de vous encourager à vous plonger, vous aussi, dans ces univers aimantés que sont l’intelligence, la pratique et la résistance des squatteurs du 21ème siècle, dont à mon humble avis, ma soif d’écrire ma vie – dans son entièreté – en est une expression vivante. Car en effet, quoi de plus parlant qu’un auteur qui squatte une langue que certains croient posséder ou dont ils se disent les illustres gardiens alors qu’in fine, elle n’appartient à personne. La preuve en est, tout ceux qui l’ont utilisée sont morts ou le seront un jour prochain. Mais bon, plutôt que de gaspiller davantage de cartouches, revenons-en à notre proie de béton au ventre vide.
Après de longues sessions de repérage, les voilà lancés depuis les toits d’un bâtiment quasi inhabité. Les alpinistes du peuple descendent en rappel le long de la façade intérieure de l’immeuble esseulé - en mode commando d’élite - accrochés à leur mousqueton, le cœur battant d’un sang froid. Les vitres éclatent et les verrous des fenêtres sautent sous les coups de leurs pieds. Tendus, concentrés et sous l’effet de l’adrénaline, ils sont bien décidés à investir les lieux. Pieds de biches, marteaux, burins, parés à faire face à toutes éventualités. Les téléphones portables sonnent les uns après les autres et la coordination se poursuit. Une fois à l’intérieur, le programme est clairement défini et les taches réparties : évaluation de l’espace conquis, piratage de l’électricité, des conduites d’eau, remplacement des serrures. Ils emménagent. Dans les minutes qui suivent, les habitants de l’immeuble sont abordés, visités, rassurés. Les présentations faites, les voilà installés. Enquête de voisinage, nettoyage, affichage de tracts pour signaler leur présence. Sensibilisation des riverains, dénonciation des procédures d’expulsion, de la spéculation immobilière et bras de fer avec l’administration, la justice, la police et le propriétaire. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, un squat est né.
L’explosion de vie qui marque cet épisode sur lequel s’ouvre le film de Coello illustre à elle seule ce qu’une des personnes interrogées à la fin du documentaire explique : « On peut avoir la sensation que ce qu’on va faire ne sert à rien. Mais après l’avoir fait, on peut se rendre compte qu’en fait, ça marche ! Ouvrir un squat, c’est surpasser ses peurs, ses doutes et son désespoir. Ouvrir un squat, c’est laisser la réalité fixer les limites du possible. »
On comprend, au fil des images, qu’il y a autant de façon de vivre le squat qu’il y a de squatteurs. Tenter de vouloir conceptualiser le phénomène en l’inscrivant dans un cadre est intellectuellement malhonnête. En effet, outre les artistes ou collectifs d’artistes qui ravivent certains espaces abandonnés de nos villes, comme à Paris, Barcelone ou Berlin par exemple, que ce soit en accord avec le propriétaire ou pas, en acceptant de payer eux-mêmes l’électricité et l’eau ou pas, il y a ceux qui squattent parce qu’ils ne peuvent tout simplement pas faire autrement. Sans-abris, sans-papiers, sans logement ou sans droit, c’est une commune précarité qui les dénomine.
Et puis, il y a par ailleurs des squatteurs qui vivent l’expérience de la réappropriation des espaces inoccupés comme un acte politique. Au-delà d’un mode de vie alternatif, marginal ou nécessaire, ces derniers ont la volonté de dénoncer les politiques de logement ainsi que la dictature des spéculateurs immobiliers. Ils choisissent le squat comme pour dire « Va te faire foutre ! »
Qu’ils s’adressent aux fossoyeurs sociaux ou aux abstraites pressions systémiques, ce qu’ils expriment est un ras-le-bol, un profond refus. Celui de rester prisonniers de l’exploitation qu’ils subissent quotidiennement, écrasés sous le poids des crédits, du chômage et de la place centrale qu’a prise le travail dans nos sociétés contemporaines. Indignés, ils déverrouillent les cadenas de leur prison et s’affranchissent de leur boulet comme ils brisent les chaînes de l’esclavage sociétal.
Certaines scènes décrivent parfaitement cet état d’esprit, en allant même jusqu’à en faire le fil conducteur du film. L’organisation des tâches ménagères, la tenue régulière d’assemblées, de réunions, la mise sur pied d’une caisse commune – dont les apports se font sous formes de dons spontanés et non systématiques, la récupération des invendus du marché, la création d’une boutique de vêtements de seconde main à l’intérieur même de la collectivité, les alliances qui s’opèrent avec les voisins ou les associations de quartier. Et j’en passe. Tant de facettes de cet espace de partage et d’entraide, qui notons le, peuvent également être le théâtre de tensions, de disputes et de problèmes liés à la drogue ou à la violence, à l’image de la société au sein de laquelle ces vies en communauté se construisent.
Ce qui ressort régulièrement tout au long du film, c’est aussi l’idée que le collectif est une source d’énergie pour l’individu, qui ne pourrait réaliser seul ce qu’il parvient à réaliser seul mais au sein d’une collectivité.
En filigrane, une autre bobine se déroule, celle du combat médiatiquo-juridique qui est mené contre ceux qui cherchent à les expulser, à savoir les élus locaux, les propriétaires, les promoteurs immobiliers. Christophe Coello décortique très clairement les tenants et aboutissants de ce genre de mécanisme, du moins dans le cas du squat sur lequel il zoome. Lorsqu’après des mois de procédure et d’utilisation de tout les outils permettant de repousser les échéances, l’avis d’expulsion est signifié et que les occupants se réunissent pour décider ensemble de la suite à y donner, on ressent très bien le dilemme face auquel sont confrontés les squatteurs : s’auto-expulser et rouvrir un nouveau squat ou attendre que les forces de l’ordre interviennent. Reprendre son souffle, remettre les compteurs à zéro et se relancer dans un bras de fer avec l’oppression financière et politique qu’ils dénoncent ou abandonner et redevenir un des milliards de maillons de la chaîne qui les aliène.
C’est sur ces points de suspension que s’achève le film… Un peu comme si le destin des squatteurs du 21ème siècle était celui d'une énergie renouvelable. De squat en squat, de communauté en communauté, d’action en action et d’expulsion en libération. Tout comme leurs semblables - Indignés anonymes et célèbres - ils insufflent la vie à des espaces ou la mort s’est installée.
Littéralement,
Badi Baltazar