La mise en place d’un outil statistique dédié aux questions ethniques vient d’être proposée par le nouveau commissaire à la diversité Y. Sabeg, soutenu en cela par le Président de la République. Si l’objectif paraît louable, lutter contre les discriminations, les moyens à mettre en oeuvre et les conditions ultérieures de l’utilisation de cet outil posent de multiples problèmes. Les exemples étrangers, essentiellement anglo-saxons qui servent généralement de références dans ce domaine, méritent une attention approfondie.
La proposition dans le journal Le Monde du 7 mars dernier du nouveau commissaire à la diversité, Yazid Sabeg, d’introduire en France des statistiques intégrant la dimension ethnique relance un débat qui prit en 1998 une tournure passionnée, entre les démographes M. Triballat de l’INED (favorable) et H. Le Bras de l’EHESS (opposé). À la base de la proposition, le souhait légitime de la mesure de la discrimination. Rendre visible le « plafond de verre » pour mieux le combattre. Deux raisons majeures ont jusqu’à présent justifié les difficultés à aborder ce sujet d’une manière sereine : la référence transcendantale au modèle égalitaire français, reconnaissant d’abord des citoyens (nes) sans rattachement communautaire prédominant ; la crainte que la mise en avant des facteurs de discrimination n’attise les tensions au sein d’une société française taraudée par les provocations d’un Front national exerçant une influence occulte sur une partie de la droite française. Le contexte aurait donc changé permettant de rallier une majeure partie des forces politiques françaises à la nécessité d’un tel outil comme l’indique Y. Sabeg qui voit « une vraie avancée des socialistes » et qui s’estime convaincu que « nous allons vers un consensus ». Or, plusieurs interrogations doivent être soulevées.
Les partisans du projet font généralement référence aux exemples des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, pour en justifier l’intérêt. Dans le premier cas, les statistiques ont intégré la notion de « race » dès le premier recensement de 1790, en distinguant d’abord les Noirs des Blancs. Dans un pays où la ségrégation raciale est demeurée un phénomène légal jusqu’aux années 1950, la mesure de la ségrégation a par la suite permis d’évaluer les résultats des mesures de l’affirmative action ; en cela, elles étaient soutenues par les populations victimes de la ségrégation. En Grande-Bretagne, la collecte de données ethniques remonte à 1953 ; il s’agissait de registres de police destinés à évaluer les phénomènes migratoires. Après de nombreux débats, les questions ethniques ne seront intégrées au recensement qu’en 1991 afin d’identifier l’impact des actions de l’Etat providence dans l’amélioration des relations ethniques.
Si l’objectif est noble, il pose maintenant de redoutables problèmes de mise en œuvre, éthiques et méthodologiques, auxquels sont d’ailleurs confrontés les pays disposant de ces outils :
- 1) Selon quelle base construire les catégories ? Aux Etats-Unis est utilisé le concept de « race » entendu comme un construit social et non comme d’essence biologique. Ceci débouche sur cinq catégories raciales (Blancs, Noirs, Amérindiens, Autochtones d’Alaska, Asiatiques, Autochtones d’Hawaï ou du Pacifique) et une catégorie ethnique principale, les Hispaniques, qui peut recouper les précédentes. En Grande-Bretagne, sont proposées cinq groupes ethniques intégrant en complément la dimension de la nationalité (Blancs, Mixtes, Asiatiques et Asiatiques britanniques, Noirs et Noirs britanniques, Chinois et autres groupes). Ces catégorisations croisent la notion de « minorités visibles » et celle de nationalité. Elles sont susceptibles d’évoluer dans le temps en fonction des modes de représentation. Dans le cas français, on est en droit de s’interroger sur les catégories qui seront proposées. Elles seront surtout révélatrices de la perception sur la société des responsables de l’Etat. Dans une « République une et indivisible » pourra-t-on voir figurer des catégories « Breton », « Français d’outre-mer », « Corse ». Par ailleurs, les discriminations se limitent-elles aux aspects ethniques ? Ne doit-on intégrer, le genre (les femmes peuvent s’estimer discriminer ; de plus en plus d’études anglo-saxonnes intègrent cette dimension), les comportements sexuels (les homosexuels, de même), le handicap, etc.
- 2) Qui effectue la classification ? Reprenant les choix des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, Y. Sabeg a clairement indiqué : « Il s’agit de demander aux personnes comment elles se définissent, ce qu’elles ressentent ». Il s’agira donc de déclaratif par rapport à un sentiment d’appartenance à l’une des catégories proposées. Simple en apparence, complexe dans la réalité. Aux Etats-Unis depuis le recensement de 2000, il est possible de déclarer son appartenance à plusieurs « races » ou ethnies, dont certaines ne figuraient pas dans les recensements précédents. En Grande-Bretagne, de fortes critiques ont été émises par les citoyens britanniques non blancs considérant que l’on veut les renvoyer à leur origine, en niant leur identité britannique. Ce problème n’est pas éludé par Y. Sabeg : « À l’heure où l’on se soucie de la cohésion nationale, il n’est pas pertinent de renvoyer constamment les individus à leurs origines ». Néanmoins, pour être efficace, un outil de mesure doit être accepté par la société à laquelle il s’adresse. Dans le cas français, il est probable que les critiques seront importantes débouchant sur un refus de répondre. Ces statistiques peuvent en effet heurter le souhait d’appartenir à une communauté nationale. Les premiers tests permettront d’évaluer les biais statistiques.
- 3) Qui aura accès aux données et à quel niveau de finesse spatiale ? Etats-Unis et Grande-Bretagne n’hésitent pas à rendre accessibles ces informations à des échelles locales. Les pratiques existantes en France laissent craindre le pire sur ce sujet. À titre d’exemple, un chercheur souhaitant exploiter des données sur la nationalité qui figurent légalement dans les recensements généraux de population, se voit répondre par l’Insee qu’il s’agit de « données sensibles ». Elles ne peuvent être fournies à un niveau inférieur au Triris, c’est à dire trois Iris (un Iris correspond à un regroupement de 2000 habitants environ). Autrement dit, mieux vaut ne pas analyser de façon trop approfondie ces sujets, ils pourraient être dérangeants. Quand Y. Sabeg souhaite mettre en place de telles statistiques, il s’agit bien de permettre d’évaluer l’efficacité des politiques. Or, la France dans ce domaine préfère les discours et refuse la transparence. La suppression par X. Darcos de la carte scolaire fournit un remarquable exemple des pratiques en cours. Le ministre affirme que cette décision bénéficie aux catégories défavorisées mais les données étant rendues inaccessibles par les inspections académiques (sous la tutelle du ministre), il est impossible de valider (ou plus certainement d’invalider) le discours énoncé…
Sans remettre en question, la sincérité de l’approche développée par le commissaire à la diversité, ni les précautions qu’il souhaite mettre en place, les problèmes posés semblent considérables. Ces statistiques ethniques risquent de n’apporter aucune plus-values par rapport aux méthodes plus qualitatives actuellement utilisées. Le choix d’un outil de mesure n’est pas neutre, mais révélateur d’un regard sur l’objet étudié. En l’occurrence, les propos du Président de la République, le 17 décembre 2008 jugeant que la France doit se doter « d’outils statistiques » qui « sans traduire une lecture ethnique de notre société », « permettent de mesurer sa diversité, pour identifier précisément ses retards et mesurer ses progrès » ne suffisent certainement pas à lever les doutes sur le projet.